Les obscurs de l’Encyclopédie
Véritable saga digne d’un feuilleton romanesque, l’histoire de la genèse de L’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, compte son lot de héros, de personnages secondaires, d’amis dévoués, d’ennemis acharnés et même de “traîtres”. Devenue aujourd’hui l’œuvre emblématique de la France des Lumières, L’Encyclopédie reste associée pour l’éternité aux noms de ses deux directeurs, DIDEROT et D’ALEMBERT et, à un moindre titre, à certains de ses plus illustres contributeurs et collaborateurs. La postérité ayant fait le tri dans la multitude des personnages qui ont participé à cette aventure littéraire, intellectuelle et éditoriale, plusieurs de ceux qui ont pourtant joué un rôle important se voient relégués au second plan, comme les libraires sans lesquels le projet n’aurait jamais pu voir le jour. Nous avons déjà consacré un billet à Jean-Paul de GUA de MALVES – premier et éphémère responsable éditorial de l’ouvrage -, mais nous allons nous intéresser aujourd’hui à un autre personnage qui aura connu la mésaventure d’être “débarqué” avant même de pouvoir exercer pleinement les responsabilités qu’on lui avait fait miroiter ; il s’agit du Britannique John MILLS.
Les 30 premières années de la vie de ce dernier, qui portait un patronyme très répandu, demeurent un mystère. Sa date de naissance est imprécise, mais nous la situons d’ordinaire aux environs de 1717. Plusieurs indices laissent présumer qu’il a beaucoup voyagé dans sa jeunesse et séjourné à l’étranger. C’est finalement à partir de 1741 qu’existent les premiers témoignages à son sujet. C’est à cette date que nous le retrouvons formant le projet de partir en Jamaïque et demandant, dans cette perspective, des lettres de recommandation à Thomas BIRCH, un membre éminent de la Royal Society. Il renoncera finalement à ce voyage, ayant, selon ses propres mots, “rencontré quelque chose de plus avantageux qui m’engage à rester en Angleterre”. En 1742, il est à Paris où il se marie avec une Française et fonde une famille. Dans cette ville et dans des conditions qui restent inconnues, il fait la rencontre de Gottfried SELLIUS, un juriste allemand versé dans la philosophie et l’histoire naturelle. Nous ignorons quelle était la formation de MILLS, de même que les écrits qu’il avait pu produire, mais notre homme avait fait suffisamment bonne impression auprès de son nouvel ami pour qu’il le prenne comme associé dans un projet de grande envergure : réaliser une version, traduite en français, de la Cyclopædia (ci-dessous).
La traduction de la Cyclopædia
Écrit par Éphraïm CHAMBERS et publié pour la première fois en 1728, ce livre constitue une petite révolution en ambitionnant de présenter, dans une synthèse de nature encyclopédique, un panorama contemporain des arts et des sciences. Le succès est considérable et, la renommée de l’ouvrage gagnant l’Europe tout entière, les libraires et les éditeurs français se montrent très intéressés par l’idée d’en publier une version traduite et adaptée. Lors de son passage à Paris en 1739, alors qu’il vient de publier la seconde édition de son encyclopédie, CHAMBERS rejette pourtant les propositions et les sollicitations qui lui sont faites, mais il décède l’année suivante, mettant fin de facto à son opposition de principe.
En janvier 1745, le libraire parisien André-François LE BRETON voit se présenter à lui le duo SELLIUS/MILLS. L’année précédente il a déjà eu affaire au premier d’entre eux, qui lui a proposé, sans succès, “l’affaire du siècle” : traduire les écrits de Christian Von WOLFF. Le libraire relatera plus tard la rencontre, en écrivant que l’écrivain allemand “s’étoit associé à cet effet avec le sieur Mills, Anglois, homme riche et opulent, qui feroit tous les frais de l’impression”. Imprimeur ordinaire du roi depuis 1740, LE BRETON, doté d’une grande détermination et d’un sens aigu des affaires, s’est imposé dans la capitale en obtenant le contrôle de l’Almanach royal, à l’issue d’un rude combat juridique contre son oncle. Dans ce contexte, la traduction de la Cyclopædia, potentiellement capable de lui permettre de réaliser un grand coup éditorial, ne peut qu’intéresser cet homme ambitieux à qui il revient de trouver un accord entre les parties et d’organiser le travail de rédaction.
Le projet prend forme peu après, SELLIUS étant institué traducteur “en chef”. En réalité, le vénérable savant, réputé pour son érudition mais peu à l’aise autant avec l’anglais que le français, ne semble avoir joué qu’un rôle très secondaire, sinon honorifique, dans les tentatives de traduction de l’ouvrage et, par la suite, il ne sera quasiment plus question de lui dans l’histoire de l’Encyclopédie. MILLS, anglophone, censé n’être au départ que cotraducteur, est incontestablement beaucoup plus impliqué. Il est prévu que l’ouvrage comprendra quatre volumes de texte, soit environ un millier de pages, complétés par un tome de planches, dont le nombre est au départ estimé à 120, ainsi qu’un lexique récapitulatif en plusieurs langues destiné aux “voyageurs étrangers” susceptibles d’être intéressés par le livre. Les choses semblent alors bien engagées et il revient désormais au libraire d’engager une procédure visant à obtenir le privilège royal pour autoriser la publication du livre. MILLS insiste auprès de lui pour que son nom figure sur le document, ce qui lui permettrait par la suite de revendiquer la propriété de ses textes. LE BRETON fait traîner les choses et MILLS finit par céder, de sorte que le privilège accordé le 26 mars, pour une durée de vingt ans, porte le seul nom du libraire ; lequel semble avoir abusé du manque d’expérience de ses associés dans ce domaine. Le 5 mars, un contrat est signé entre les trois hommes.
Un prospectus de quatre pages est publié peu après, donnant des indications sur un ouvrage dont le titre est : Encyclopédie, ou dictionnaire universel des arts et des sciences. Le document expose les conditions proposées aux souscripteurs, soit des tarifs et un calendrier prévisionnel de livraison prévu pour s’étaler de juin 1746 à la fin de l’année 1748 (ci-dessous).
Mais, alors que l’affaire semble désormais bien engagée, les choses vont rapidement s’envenimer. MILLS, bien qu’ayant obtenu quelques concessions sur le privilège à force de protestations, se montre particulièrement mécontent. Ayant avancé de l’argent sur ses fonds propres, il réclame une avance au libraire, qui perçoit directement le montant des souscriptions, sans que ses deux comparses n’en voient la couleur alors qu’il s’était, semble-t-il, engagé verbalement à le redistribuer sans délai. De son côté, LE BRETON argue que le travail de traduction ne progresse pas, et il ose même remettre en cause les capacités de traducteur du Britannique qui, à ses dires, ne maîtrise pas suffisamment bien le français.
Le 7 août, les deux hommes en viennent aux mains. Un procès-verbal, reprenant la version de MILLS, rapporte que le libraire se serait rendu à son domicile pour lui signifier qu’il ne lui donnerait pas d’argent. Le ton monte et, emporté par la colère, LE BRETON “se répandit en emportements et en violence, et non content des termes injurieux qu’il proféra, il lui porta un coup de poing dans l’estomac et deux coups de canne sur la tête, dont il fut terrassé ; et sans les personnes qui accoururent au bruit, il n’est pas douteux qu’il eut consommé ce qu’il avait projeté et ne l’eut accablé de coups”. Nous comprenons que, pour MILLS, il ne s’agit de rien de moins qu’une tentative d’assassinat. LE BRETON soutient bien sûr un autre récit et, des années plus tard, écrira que c’est le Britannique qui l’attaquait manu militari et qu’il avait dû le désarmer grâce à sa canne. Les deux protagonistes publient alors des factums, c’est-à-dire des lettres ouvertes exposant leurs points de vue et leurs arguments ; chacun y accusant l’autre d’escroquerie. Aujourd’hui encore, il est difficile de démêler le vrai du faux dans cette histoire, tant les seules sources existantes sont contradictoires et partisanes. L’hypothèse, que le libraire ait cherché un moyen spectaculaire et définitif, quitte à provoquer un incident public, de se débarrasser de ses encombrants associés qu’il ne jugeait sûrement pas à la hauteur de la tâche, reste bien sûr plausible, mais rien ne peut être avancé avec une absolue certitude.
MILLS dépose plainte à la police du Châtelet, mais le colérique libraire s’en tire à bon compte sans subir de véritable sanction. Intervient alors le chancelier d’AGUESSEAU qui, de sa propre initiative, vient arbitrer le différend entre les deux hommes. Après avoir entendu les parties, il fait annuler tous les actes conclus entre LE BRETON et le duo MILLS-SELLIUS. L’ancien privilège est révoqué et un nouveau, encore plus favorable au libraire, est promulgué en janvier 1746. Entretemps, LE BRETON, conscient que l’entreprise aurait un coût financier plus important que prévu à l’origine, s’est associé par un contrat daté du 18 octobre avec trois autres collègues parisiens : Antoine-Claude BRIASSON, Michel-Antoine DAVID et Laurent DURAND, tout en prenant soin de conserver la moitié des parts et de garder la main sur l’impression.
Le projet prend de l’ampleur, car il s’agit désormais non plus seulement de traduire et d’actualiser la Cyclopædia, mais aussi d’intégrer des éléments tirés d’autres livres, en particulier du Lexicon technicum de John HARRIS. En juin 1746, la direction du projet est confiée à DE GUA de MALVES qui, à l’issue d’une année de collaboration orageuse, abandonne en août 1747. Quelques mois plus tard, c’est au tour de DIDEROT et d’ALEMBERT d’entrer en scène, donnant enfin, après des années de tâtonnements et de faux départs, l’élan décisif qui va aboutir à la sortie du premier tome en 1751.
S’il a très certainement été meurtri par cette éviction et la dépossession d’un projet qu’il avait initié avec son comparse SELLIUS, MILLS n’insiste pas outre mesure et, après avoir épuisé ses recours possibles, prend le parti de rentrer en Angleterre et de ne plus s’intéresser à son ancien projet. Son nom va pourtant ressurgir par la suite, à l’initiative de Pierre-Joseph LUNEAU de BOISJERMAIN. Pour des raisons financières, cet écrivain, devenu éditeur improvisé, s’était lancé dès 1769 dans une véritable croisade contre LE BRETON et BRIASSON. Dans un de ses mémoires destinés à flétrir la réputation des deux libraires, il revient sur les circonstances de la brouille avec MILLS, qu’il présente comme une victime de manœuvres malhonnêtes qui aboutiront au vol de “son” projet : “Il arriva de-là que Mills, qui n’avoit commis aucune faute, perdit son privilège pour avoir contrevenu sans le sçavoir à des règlements qu’il ne connoissoit pas. Le sieur Le Breton, qui s’étoit chargé de les lui faire observer, l’induisit en erreur, et gagna par-là le privilège en son nom d’un ouvrage dont l’idée, le plan, la marche et la première exécution appartenoient à un étranger qui n’avoit rien fait pour en être dépouillé.” Dans une réponse publiée en 1771, intitulée Mémoire pour les Libraires associés à l’Encyclopédie contre le sieur Luneau de Boisjermain, LE BRETON répond avec virulence à ces accusations, réitérant les critiques acerbes qu’il avait déjà proférées en 1745 : “Mills et Sellius étoient deux aventuriers qui abusèrent de la bonne foi du sieur Le Breton, l’engagèrent dans des dépenses inutiles, et lui escroquèrent bien de l’argent ; à la fin il se lassa de leur en fournir. Mills eut la bassesse d’attaquer l’épée à la main le sieur Le Breton qui n’avoit que sa canne ; le sieur Le Breton fut assez heureux pour le désarmer et le punir. Cette rixe donna lieu à des plaintes respectives ; il n’intervint point de jugement parce que M. le Chancelier d’Aguesseau, ce grand homme dont la mémoire sera toujours chère à la France, voulut prendre, par lui-même, connoissance de cette querelle ; il entendit les parties : il examina Mills et Sellius, et il s’aperçut aussi facilement de leur incapacité que de leurs escroqueries.”
MILLS, le loser de l’Encyclopédie
Mais désormais MILLS disparaît pour ainsi dire de l’histoire de L’Encyclopédie, et sa très brève participation ne sera, pour ainsi dire, plus jamais évoquée. Pourtant, après avoir été définitivement écarté du projet, il va trouver sa voie et se réaliser en tant qu’écrivain et même encyclopédiste. En effet, à partir de 1755, il traduit en anglais L’Histoire des empereurs romains, d’Auguste à Constantin, de Jean-Baptiste Louis CREVIER, prouvant au passage qu’il maîtrisait suffisamment la langue de Molière pour mener à bien une traduction d’envergure. Son travail est remarqué et salué par la critique, une revue évoquant même son expérience parisienne : “M. Mills et ses autres œuvres nous sont également étrangers ; mais j’ai été informé qu’il avait publié quelques tracts réputés à l’étranger ; et qu’il fut le premier entrepreneur et promoteur de la traduction en français de la Cyclopædia de Chambers.”
C’est dans un autre domaine que MILLS va finalement se distinguer : l’agriculture. En 1759, il traduit les Éléments d’agriculture de Henri-Louis DUHAMEL du MONCEAU. Rebaptisé A Practical Treatise of Husbandry (Traité pratique d’agriculture), cet ouvrage orné de belles planches connaîtra un certain retentissement. Entre 1762 et 1765, notre auteur publiera une des premières synthèses en langue anglaise rassemblant tous les thèmes du sujet dans un seul ouvrage : A new and complete system of practical husbandry, containing all that experience has proved to be most useful in farming, either in the old or new method, with a comparative view of both, and whatever is beneficial to the husbandman, or conducive to the ornament and improvement of the country gentleman’s estate (Un système nouveau et complet d’agriculture pratique, contenant toute l’expérience qui s’est révélée la plus utile dans l’agriculture, soit dans l’ancienne méthode, soit dans la nouvelle méthode, avec une vue comparative des deux, et de tout ce qui est bénéfique pour l’agriculteur, ou propice à l’agriculture, l’ornement et l’amélioration du domaine du gentilhomme de campagne).
Cet ouvrage, qui fait figure de véritable encyclopédie agricole, lui assurera une certaine célébrité dans les pays anglophones. En 1766, il deviendra même membre de la Royal Society. Jusqu’à sa mort, qui surviendra en 1794, il continuera à publier, s’intéressant, entre autres sujets, au bétail et aux abeilles.
Si MILLS passe en France, pour le “loser” de l’Encyclopédie, abandonné sur le quai avant même que le navire n’ait quitté le port, il n’aura pas démérité outre-Manche. Ne se laissant pas abattre par son échec français, il aura finalement réussi à se faire un nom et à s’imposer dans son pays natal comme un auteur de référence sur l’agriculture.
Pour en savoir plus sur ce personnage, de nos jours bien oublié, nous vous conseillons cet article de John LOUGH intitulé Le Breton, Mills et Sellius.