Querelles entre encyclopédistes
Par principe, l’esprit encyclopédique devrait conduire les rédacteurs à respecter une certaine rigueur scientifique et à faire preuve d’une objectivité sans faille. Force est pourtant de constater que tel n’a pas toujours été le cas dans l’histoire littéraire. Constructions humaines avant tout, du moins pour l’instant, et reflets de leur époque, les encyclopédies ont à maintes reprises laissé transparaître, au fil de leurs pages, la personnalité et les opinions plus ou moins tranchées de leurs concepteurs ; certains allant même jusqu’à se servir ouvertement de leur ouvrage comme d’une tribune. Des auteurs, faisant état dans leurs œuvres de préjugés, de partis pris et de jugements à l’emporte-pièce, n’ont pas manqué d’engendrer polémiques et controverses avec d’autres collègues encyclopédistes, les “belligérants” s’affrontant à coup de publications, de libelles, d’articles ou de lettres ouvertes. Nous allons évoquer ici le cas emblématique d’une telle querelle qui, sur plusieurs années, a opposé, par-delà l’Atlantique, deux grandes célébrités du XVIIIe siècle : Georges Louis LECLERC, comte de BUFFON et Thomas JEFFERSON (ci-dessous).
Intendant du Jardin royal des plantes qu’il agrandira et transformera en profondeur, BUFFON commence à publier, à partir de 1749, son Histoire naturelle. Cette œuvre majeure de l’époque des Lumières aura un grand retentissement et achèvera d’immortaliser son nom. L’Europe entière se passionne pour cet ouvrage, mais sa renommée franchit aussi les océans pour atteindre les rivages de l’Amérique. Fils d’un planteur de Virginie, dont il héritera du domaine, JEFFERSON suit une formation de juriste, tout en se passionnant pour les langues – il en maîtrise plusieurs, dont le français -, la philosophie et les sciences. Fervent patriote et membre éminent du Second Congrès continental, il est choisi pour être un des cinq rédacteurs de la Déclaration d’indépendance des États-Unis. Le texte, qui lui doit beaucoup et qu’il traduira d’ailleurs lui-même dans la langue de Molière, est approuvé le 4 juillet 1776, faisant de lui un des pères fondateurs du nouvel État.
La politique accapare une grande partie du temps de JEFFERSON, dont la curiosité s’avère insatiable mais, ne négligeant pas pour autant ses lectures, il se passionne aussi pour l’événement que constitue la publication de L’Histoire naturelle de BUFFON. Il est quelque peu troublé dans sa foi chrétienne par certaines théories avancées par le Français – en particulier celle sur la création de la terre -, cependant il n’en considère pas moins son aîné comme un des grands esprits de son temps et ne cache pas son admiration à son égard. Mais l’idylle ne va pas durer, car BUFFON, qui n’a jamais franchi l’Atlantique, professe des idées caricaturales et très arrêtées sur le continent américain dans son ensemble. C’est ainsi que, dans le neuvième tome de sa série, il n’hésite pas à développer sans ambages des préjugés sur l’Amérique, qui seront ensuite repris dans des éditions de ses œuvres complètes, tout particulièrement dans un chapitre (ci-dessous) où il compare les animaux de l’Ancien Monde et du Nouveau Monde.
Les idées préconçues de BUFFON
Le savant bourguignon a en effet une conception un peu étrange de cet immense continent, qu’il imagine froid, humide et marécageux. Pour lui, la grande caractéristique de la faune américaine est qu’à latitude égale elle est plus petite, moins vigoureuse, et pour tout dire plus “rabougrie” que celle de l’Ancien Monde. Il souligne l’absence, de l’autre côté de l’Atlantique, de grands mammifères, ceux qui y vivent étant plus malingres que leurs “cousins” européens, africains ou asiatiques. Il écrit ainsi : “Il n’y a, en effet, nulle comparaison, pour la grandeur, de l’éléphant, du rhinocéros, de l’hippopotame, de la girafe, du chameau, du lion, du tigre, etc., tous animaux naturels et propres à l’Ancien Continent, et du tapir, du cabiai, du fourmilier, du lama, du puma, du jaguar, etc., qui sont les plus grands animaux du Nouveau Monde ; les premiers sont quatre, six, huit et dix fois plus gros que les derniers. Une autre observation, qui vient encore à l’appui de ce fait général, c’est que tous les animaux qui ont été transportés d’Europe en Amérique, comme les chevaux, les ânes, les bœufs, les brebis, les chèvres, les cochons, les chiens, etc., tous ces animaux, dis-je, y sont devenus plus petits.”
BUFFON pousse plus loin son raisonnement en avançant les conditions climatiques comme explication : “Il y a donc, dans la combinaison des éléments et des autres causes physiques, quelque chose de contraire à l’agrandissement de la nature vivante dans ce Nouveau Monde ; il y a des obstacles au développement et peut-être à la formation des grands germes ; ceux même qui, par les douces influences d’un autre climat, ont reçu leur forme plénière et leur extension tout entière, se resserrent, se rapetissent sous ce ciel avare et dans cette terre vide.” Mais il ne se contente pas de cette approche sur la taille des animaux, liée au climat américain, quand il passe aux premiers habitants de la région, les Amérindiens. Il les dépeint en effet en des termes bien peu flatteurs, comme le montre l’extrait suivant : “Quoique le Sauvage du Nouveau Monde soit à peu près de la même stature que l’homme de notre monde, cela ne suffit pas pour qu’il puisse faire une exception au fait général du rapetissement de la nature vivante dans tout ce continent ; le Sauvage est faible et petit par les organes de la génération ; il n’a ni poil ni barbe, et nulle ardeur pour sa femelle. Quoique plus léger que l’Européen, parce qu’il a plus d’habitude à courir, il est cependant beaucoup moins fort de corps ; il est aussi bien moins sensible, et cependant plus craintif et plus lâche ; il n’a nulle vivacité, nulle activité dans l’âme ; celle du corps est moins un exercice, un mouvement volontaire qu’une nécessité d’action causée par le besoin ; ôtez-lui la faim et la soif, vous détruirez en même temps le principe actif de tous ses mouvements ; il demeurera stupidement en repos sur ses jambes ou couché pendant des jours entiers. Il ne faut pas aller chercher plus loin la cause de la vie dispersée des Sauvages et de leur éloignement pour la société.”
La suite, à l’avenant, constitue un véritable festival de préjugés et de sentences assassines envers les populations autochtones, qu’il rend responsables de l’état “végétatif” du continent. Il déclare ainsi que : “L’indigène, loin d’user en maître de ce territoire comme de son domaine, n’avait nul empire ; où ne s’étant jamais soumis ni les animaux ni les éléments, n’ayant ni dompté les mers, ni dirigé les fleuves, ni travaillé la terre, il n’était en lui-même qu’un animal du premier rang, et n’existait pour la nature que comme un être sans conséquence, une espèce d’automate impuissant, incapable de la réformer ou de la seconder.” Nous peinons aujourd’hui à reconnaître dans ses “arguments” une réelle rigueur scientifique, d’autant plus qu’il donne là l’impression avant tout de vouloir réfuter la théorie du “bon Sauvage”, alors remise au goût du jour par ROUSSEAU : “La plus précieuse étincelle du feu de la nature leur a été refusée ; ils manquent d’ardeur pour leur femelle, et par conséquent d’amour pour leurs semblables : ne connaissant pas l’attachement le plus vif, le plus tendre de tous, leurs autres sentiments de ce genre sont froids et languissants ; ils aiment faiblement leurs pères et leurs enfants ; la société la plus intime de toutes, celle de la même famille, n’a donc chez eux que de faibles liens ; la société d’une famille à l’autre n’en a point du tout ; dès lors nulle réunion, nulle république, nul état social. Le physique de l’amour fait chez eux le moral des mœurs : leur cœur est glacé, leur société froide et leur empire dur. Ils ne regardent leurs femmes que comme des servantes de peine ou des bêtes de somme qu’ils chargent, sans ménagement, du fardeau de leur chasse, et qu’ils forcent sans pitié, sans reconnaissance, à des ouvrages qui souvent sont au-dessus de leurs forces : ils n’ont que peu d’enfants ; ils en ont peu de soin ; tout se ressent de leur premier défaut ; ils sont indifférents parce qu’ils sont peu puissants, et cette indifférence pour le sexe est la tache originelle qui flétrit la nature, qui l’empêche de s’épanouir, et qui, détruisant les germes de la vie, coupe en même temps la racine de la société. L’homme ne fait donc point d’exception ici. La nature, en lui refusant les puissances de l’amour, l’a plus maltraité et plus rapetissé qu’aucun des animaux.”
La vive réaction de JEFFERSON
Même s’ils ne nourrissent pas une grande affection pour les populations amérindiennes, JEFFERSON et la plupart de ses compatriotes accueillent ces lignes comme un véritable camouflet. Il considère que BUFFON traite l’Amérique, et donc par association ses habitants actuels, comme intrinsèquement inférieurs, le Nouveau Monde n’étant réduit qu’à une copie inaboutie de l’Ancien Monde. En verve, le naturaliste précisera encore sa pensée quelques années plus tard, en développant sa théorie de la dégénération, qui expliquerait la grande diversité du vivant. Selon lui, les hommes et les animaux, qui se seraient répandus sur le globe à partir d’un foyer originel, auraient subi des altérations en fonction de leur adaptation aux conditions naturelles et climatiques locales.
Si BUFFON présente sa démonstration comme scientifique – il semble s’être inspiré en partie des idées avancées par don Antonio de ULLOA -, l’orgueil national américain est d’autant plus profondément blessé que d’autres personnes vont reprendre les théories du naturaliste en allant même plus loin ; à l’image de l’abbé RAYNAL, qui écrira : “L’Amérique n’a pas encore produit un bon poète, un mathématicien compétent, un homme de génie dans un seul art ou une seule science.” Il importe donc aux Américains de “laver l’honneur” de tout un continent, qui va trouver son champion en la personne de notre éminent Virginien. Avec méthode, celui-ci va présenter une véritable réfutation, point par point, des “élucubrations” du savant français. Son écrit va figurer en bonne place dans une publication rédigée entre l’année 1781 et l’hiver 1782, soit en pleine guerre de Sécession, ce qui démontre l’importance qu’il accorde à la question. La réfutation des théories de BUFFON est incluse dans un écrit intitulé Notes on the state of Virginia (ci-dessous une réédition de 1801). Cet ouvrage ne constitue à l’origine que la réponse argumentée à un questionnaire en 22 points soumis par un diplomate français. JEFFERSON, lui conférant une tout autre ampleur, dresse un véritable état des lieux très documenté de son pays natal.
Une des parties les plus développées de la réponse de JEFFERSON est, logiquement, celle consacrée aux ressources naturelles, à la flore et à la faune. Pour se documenter, l’auteur fait jouer son important réseau de relations et de correspondants – parmi lesquels son ami James MADISON, qui sera plus tard son secrétaire d’État puis le quatrième président des États-Unis -, pour recevoir des informations de premier ordre, voire même parfois des spécimens. Pour démontrer que les animaux d’Amérique n’ont rien de “malingre” ou de chétif, il dresse des tableaux comparatifs comme ci-dessous.
Démontant au passage les théories de BUFFON sur les handicaps climatiques de l’Amérique, il peut ainsi mettre en avant quelques animaux emblématiques du pays, tels que l’ours brun, le bison et l’élan, lesquels, à coup sûr, en imposent à leurs cousins européens. En 1785, JEFFERSON s’installe en France comme nouvel ambassadeur de la jeune République américaine et s’empresse de publier sur place un ouvrage qui, jusque-là, n’avait été diffusé que par la voie diplomatique. L’année suivante, il est traduit en français par l’abbé MORELLET. Il est intéressant de noter que ce livre ne sera édité pour la première fois dans son pays d’origine qu’en 1788, et encore à son insu. Le livre y est d’ailleurs très bien accueilli, mais l’une des motivations premières de son auteur a bel et bien été de s’adresser au public européen en général, et à BUFFON en particulier, cité à maintes reprises dans l’ouvrage. Enfin, il n’oublie pas de prendre également la défense de “l’homme américain”. S’il confesse ne pas disposer de suffisamment d’éléments sur les autochtones d’Amérique du Sud, il prend avec détermination la défense des Indiens d’Amérique du Nord, dont il souligne l’énergie, le courage et la noblesse d’âme.
Petite anecdote savoureuse en passant : dans ses tableaux, JEFFERSON inclut une créature que l’on ne s’attendait légitimement pas à y voir figurer : le mammouth ! Il semble bien que notre défenseur de l’Amérique ait reçu des défenses parmi les “vestiges” – os, peaux, animaux naturalisés, etc. – dont il est destinataire. Il est certain qu’il aurait aimé pouvoir présenter cet imposant animal afin de rivaliser avec l’éléphant, mais personne n’avait pu attester de la présence du mammouth sur le continent américain. JEFFERSON ne perdra jamais l’espoir que l’on puisse découvrir, dans les vastes espaces préservés de l’Ouest américain, des survivants de cette espèce, écrivant dans son livre : “On pourrait se demander pourquoi j’ai inséré le mammouth, comme s’il existait encore ? Je demande en retour pourquoi je l’ai omis, comme s’il n’existait pas ? [Le Nord et l’Ouest] demeurent encore dans leur état originel, inexplorés et non perturbés par nous, ou par d’autres pour nous. Il pourrait tout aussi bien exister là maintenant, comme il y existait autrefois là où nous avons trouvé ses os.” Nombreux sont ceux qui pensent aujourd’hui que l’une des missions officieuses de l’expédition Lewis et Clark était de découvrir des exemplaires de ces mastodontes qui auraient pu survivre sous les cieux américains alors qu’ils avaient disparu partout ailleurs.
Alors que JEFFERSON se lance en campagne présidentielle, les choses ont déjà sensiblement évolué à Paris. Quelques années plus tôt, son compatriote Benjamin FRANKLIN s’est déjà efforcé de démontrer, avec humour et patience, à BUFFON mais aussi à RAYNAL, que certaines de leurs idées étaient erronées voire ridicules. JEFFERSON et BUFFON finissent par se rencontrer et ce dernier semble bien disposé à mettre de l’eau dans son vin pour revoir certaines de ses théories. Dès lors, notre diplomate, soucieux de pousser définitivement son avantage, entreprend de présenter un animal spectaculaire, un grand élan, devant lequel l’auteur de l’Histoire naturelle ne devrait pouvoir que s’incliner et reconnaître la fausseté de son jugement. Il engage donc ses amis à lui fournir un spécimen remarquable. Pendant plusieurs années, le général John SULLIVAN dirigera en personne des chasses dans cette perspective et, après bien des tribulations, un élan empaillé de très bonne taille est envoyé outre-Atlantique. Dès réception de l’animal, en octobre 1787, JEFFERSON s’empresse de vouloir le faire admirer à son ancien “adversaire”. Mais celui-ci, très malade, ne peut recevoir personne et c’est son secrétaire qui réceptionne l’élan, charge à lui de montrer la “bête” à son maître dès que son état se sera amélioré. Ce ne sera jamais le cas, puisque l’illustre naturaliste décèdera en avril 1788.
Si on en croit JEFFERSON, sa mission sera menée à bien et, devant la majesté du spécimen d’élan, BUFFON admettra son erreur, promettant même de corriger son texte dans les volumes suivants ; mais nous ne disposons d’aucun autre témoignage permettant de confirmer cette affirmation. Quoi qu’il en soit, la théorie de la “dégénérescence américaine” sera conservée en l’état dans le texte de BUFFON, même s’il faut bien dire qu’elle sera abandonnée plus tard, au cours du siècle suivant. JEFFERSON aura eu la satisfaction de rétablir l’honneur de son continent, à travers un ouvrage qui deviendra un classique dans son pays et contribuera à la gloire de celui qui en devint, en mars 1801, le troisième président.