Un canular bien ficelé
Le 13 avril 1913, un alerte vieillard à la vénérable barbe blanche bien taillée, affublé d’un haut-de-forme désuet, est accueilli comme une véritable star hollywoodienne à son arrivée en gare de Montparnasse. Le comité d’accueil, présidé par Jules ROMAINS entouré d’écrivains, d’artistes et de journalistes, se montre particulièrement chaleureux. Notre quidam, visiblement très ému, est tout au long de son bref séjour célébré par des acclamations et des louanges. Une séance photographique est organisée en son honneur devant Le Penseur de Rodin. Invité vedette de plusieurs banquets, il donne également une conférence à l’Hôtel des Sociétés savantes, où un public conquis semble boire ses paroles. Ayant eu, selon ses dires, le plaisir de vivre “la plus belle journée de sa vie“, notre homme regagnera sa ville d’Angers sous les vivats, plus que jamais convaincu de la pertinence des théories “avant-gardistes” qu’il défend.
Quel est donc ce personnage célébré avec tant d’enthousiasme qu’il paraît être une sommité du monde intellectuel ? Son nom, Jean-Pierre BRISSET (portrait-ci-dessous), n’évoque certainement rien pour l’immense majorité d’entre nous. Pourtant, quelques mois plus tôt, le 6 janvier exactement, il était sorti de l’anonymat relatif dans lequel il végétait pour être proclamé en grande pompe “prince des penseurs“- par 212 voix, contre 55 attribuées à BERGSON – par un comité curieusement dénommé « la société d’idéologie ». Un télégramme de félicitations avait été adressé à l’intéressé, qui s’était montré très sensible à l’honneur qui lui était fait sans s’interroger outre-mesure sur les coulisses de cette étrange élection. C’est donc sans surprise qu’il acceptera par la suite de participer à une “journée Brisset” organisée dans la capitale en hommage à l’ensemble de son œuvre.
Comme le subodore déjà notre lecteur, notre “génie” est la victime ingénue d’un canular bien monté. La farce est inspirée par les idées farfelues sur l’origine des langues élaborées et consignées avec gravité et emphase dans plusieurs ouvrages par BRISSET, qui résumera le fond de sa pensée par cette phrase définitive : “L’homme est né dans l’eau, son ancêtre est la grenouille et l’analyse des langues humaines apporte la preuve de cette théorie.”
Brisset, militaire et… prisonnier
Rien ne prédestinait pourtant notre homme à devenir le chantre d’une linguistique qu’il convient de qualifier de surréaliste. Né en 1837 dans une petite commune rurale de l’Orne proche de la Ferté-Macé, BRISSET quitte l’école à douze ans pour travailler dans la ferme familiale. À quinze ans, il gagne Paris pour devenir apprenti pâtissier, mais c’est vers la carrière des armes qu’il choisit finalement de s’orienter. Engagé pour sept ans, il participe à la guerre de Crimée et à la campagne d’Italie. Blessé à Magenta, il se retrouve prisonnier dans une prison où il en profite pour perfectionner son italien. Lorsque éclate la guerre franco-allemande en 1870, il est sous-lieutenant. Blessé à la tête par un éclat d’obus, il est capturé et envoyé dans un camp en Saxe où, de nouveau, il mettra sa captivité à profit pour apprendre une langue. Libéré après l’armistice de janvier 1871, il démissionne de l’armée. Tout en inventant, au passage, une “ceinture-caleçon aérifère de natation à double réservoir compensateur à l’usage des deux sexes”, il décide de vivre désormais de sa nouvelle passion : celle des langues. Nanti d’un brevet de capacité pour enseigner l’italien et l’allemand, il décide, afin de se perfectionner dans cette dernière discipline, de retourner à Magdebourg, où il exerce comme professeur de français jusqu’en 1876.
De retour en France, il vivote quelque temps en donnant des cours, mais sans parvenir à rejoindre les rangs de l’Instruction publique. Résigné, il passe avec succès un concours de commissaire de surveillance administrative aux chemins de fer. D’abord nommé à Orchies, il est ensuite affecté à Angers. Mais la passion des langues ne l’ayant pas quitté et son gagne-pain étant désormais assuré, il peut se consacrer pleinement à développer ses travaux “linguistiques“.
Des théories délirantes
En 1878, BRISSET publie une brochure d’une cinquantaine de pages – La Grammaire logique, ou Théorie d’une nouvelle analyse mathématique résolvant les questions les plus difficiles -, dans laquelle il se penche, déjà avec une certaine exaltation et des idées originales, sur la formation des langues. Quelques années plus tard, lui vient une véritable révélation : l’homme, issu du milieu aquatique et descendant des batraciens, a subi une métamorphose qui a participé à la formation du langage. Il développe sa lubie dans une nouvelle version de son livre qui, passant à 176 pages, est édité en 1883 à Paris. L’ouvrage a pour titre La grammaire logique résolvant toutes les difficultés et faisant connaître par l’analyse de la parole la formation des langues et celle du genre humain.
BRISSET soumet son livre à l’Académie française à l’occasion d’un concours. Recalé, il attribue son échec à l’opposition déterminée du philologue Ernest RENAN, qui appartient effectivement au jury. Pas découragé pour autant, il continue à creuser son sillon, livre après livre, versant de plus en plus dans un véritable mysticisme qui lui fait dire : “C’est l’esprit de Dieu qui parle par la bouche de l’homme.” En 1890, il publie Le mystère de Dieu est accompli suivi, en 1900, par La Grande Nouvelle et La science de Dieu ou la création de l’Homme ; puis, en 1906, par Les Prophéties accomplies (Daniel ou l’Apocalypse), ouvrage qui, dira-t-il, lui a été directement inspiré par l’Esprit divin.
Malgré ses efforts, ses livres ne recueillent guère d’échos en dehors de quelques moqueries. Il faut bien avouer que les arguments développés par BRISSET permettent de douter de sa santé mentale tant ils sont abracadabrants. Attribuant la naissance du langage à la métamorphose de la grenouille en homme, il cherche à toute force à prouver l’origine “aquatique” et “batracienne” de l’humanité, au terme d’une analyse de la langue pour le moins loufoque. Sa démonstration ne repose sur aucun élément véritablement technique ou scientifique. Notre homme, qui ne se lance dans aucune comparaison sérieuse entre les langues existantes appuie sa démonstration sur une étymologie bien personnelle basée sur les homonymies et les homophonies, n’hésitant pas à multiplier des analogies à l’aide de raccourcis vertigineux. Il assume totalement une méthode qu’il justifie en ces termes : “Toutes les idées que l’on peut exprimer avec un même son, ou une suite de sons semblables, ont une même origine et présentent entre elles un rapport certain, plus ou moins évident, de choses existant de tout temps ou ayant existé autrefois d’une manière continue ou accidentelle.”
Si nous avons parfois l’impression d’avoir affaire à un plaisantin qui multiplie jeux de mots et ritournelles absurdes, le tout baignant dans une religiosité exaltée, il faut admettre que BRISSET ne se départit jamais du plus grand sérieux.
Nous vous livrons ci-dessous quelques exemples de sa prose :
– “La grenouille a le cou engoncé dans les épaules. Le développement du cou vint en même temps et après la venue du sexe qui était l’indice que l’on était né. On disait donc : Il est né, cou est fait, quand le cou était formé et c’était un grand bonheur d’être né coiffé, car la venue du cou donnait des torticolis dont nous souffrons encore. Qui était né coiffé était haut collet monté. Je suis haut, col est monté ; tu es bien, col est monté. Quelle précision ! Le cou monta des épaules. La venue du cou dégagea la première coiffe, le à cou est feu. En se dégageant cette coiffe ou tête donnait un feu dans la gorge et autour du cou. La souffrance chez les démons se nommait feu.”
– “Fat = fait, Fis = fais. Arque = regarde. C’est fat, c’ist le ; c’est facile. C’est dit : fis c’ist le ; C’est difficile. C’est toujours facile, quand c’est fait ; mais difficile, quand il faut le faire. C’est le à me, arque ; c’est la marque. Re me arque, remarque. Ce disant l’ancêtre s’arquait pour montrer sa marque. Arque en ciel, l’arc-en-ciel. Vois le marque ist, vois le marquis. Mal in tension n’ai, mal intention n’ai, je ne suis pas malintentionné ; c’est ainsi que parle le malintentionné. M’ai, j’eus j’ai : tu as méjugé. C’est m’ai jugé. Je te laisse le mare soin, petit marsouin. Tu n’as pas de main, tiens ; prends du main, tiens. Le rampant prenait du bec, les mains par terre ; l’obligation de prendre avec la main, le forçait au maintien, au main tiens, Y c’ist, main tiens-toi, maintiens-toi ici. Ceux qui veulent se maintenir, doivent se main tenir. C’est là ma chine, à l’ai chine, à l’échine : y m’ai chine, il m’échine. Le chine où est ? Que veut-il le chinois ? Quel peut bien être cet objet que l’ancêtre nomma chine ? — nos machines ? Haut que c’ist ? — je l’ai occis. Cela commence à osciller, à haut c’ist l’ai. Te mens, je te le dis ouvert, te mens, tu mens. Qu’est le j’eus, je mens ? — Quel jugement !”
– “La grenouille n’a pas de pouce, mais elle a exactement à sa place un indice qui n’a besoin que de se développer, pour former un pouce semblable au nôtre. Les pattes de devant de la grenouille ressemblent déjà à des mains et elle se suspend avec, ainsi qu’une personne ; elle s’en sert pour repousser ce qu’on met à sa bouche. Vois ce pousse, vois ce pouce. Ainsi on vit le pouce pousser. Si le pouce avait été formé en même temps que les doigts, il s’appellerait le gros doigt ou bien les doigts seraient aussi des pouces, ainsi que cela a lieu pour les orteils déjà au complet chez la grenouille. Mais il n’en est pas ainsi : le pouce n’est pas un doigt et les doigts ne sont pas des pouces. […] La grenouille n’a pas de pouce, mais elle a exactement à sa place un indice qui n’a besoin que de se développer, pour former un pouce semblable au nôtre. Les pattes de devant de la grenouille ressemblent déjà à des mains et elle se suspend avec, ainsi qu’une personne ; elle s’en sert pour repousser ce qu’on met à sa bouche. Les bras de la grenouille ne sont nullement en rapport avec le développement des jambes. Ils sont trop courts pour les besoins du corps ; aussi le premier dont le bras s’allongea fut-il considéré comme très avantagé : Il a le bras long, dit-on toujours, de tout homme puissant. En allemand comme en italien et peut-être dans toutes les langues, avoir les bras longs est une expression marquant la puissance. Cela indique nécessairement une époque où les bras étaient trop courts, comme le sont ceux de la grenouille.”
Une autre caractéristique de l’œuvre de BISSET réside dans le caractère “pansexuel” de ses théories car, comme l’a résumé Guy DUREAU : “La naissance de l’homme fait coïncider l’apparition du sexe et l’accès à la parole.” Pour notre penseur, “ce sont donc les plus vives passions amoureuses qui ont délié la langue des ancêtres : ils étaient là, les yeux fixés réciproquement sur leur apparence sexuelle, et c’est dans cette vision béatifique, s’appelant et se stimulant, que leur esprit, le nôtre aujourd’hui, s’est formé ; car l’esprit est né de la chair et pour cela la chair a dû être torturée par tous les feux de l’amour le plus furieux.” Dans les ouvrages de BRISSET, le sexe, omniprésent, est perçu comme un élément déclencheur du langage ; théorie qui donne lieu à des délires d’anthologie dont nous vous proposons ci-dessous un exemple :
“D’autre part, l’ancêtre ne poussant des cris pour la première fois que stimulé par les feux sexuels et le plus souvent par des érections furieuses, chaque cri appelle le bec sur le sexe et tout cri désigne aussi le sexe. On doit savoir que chaque sexe est pourvu d’un bec. Le mot bec désigne donc la bouche et les sexes, et tout cri primitif a eu cette même origine. Pour se rendre propice celui que l’on appelait vers le sexe, il arriva tout naturellement qu’on lui offrit au bec un manger, généralement bec à bec, et ainsi presque tout cri désigna peu à peu un manger. Mais l’ancêtre ne prenait pas au bec sans voir, cela lui coûtait souvent cher quand il le faisait, il regardait, flairait, sentait, léchait, suçait, etc. Tout cri prend donc subséquemment une valeur impérative secondaire avec celle de prends : suce, lèche, vois, etc”.
Un autre livre devait parachever son œuvre mais restera par contre à l’état de projet. En effet à la fin du Mystère de Dieu est accompli, il présente un court résumé d’un Dictionnaire analytique complet, dont il précise -sans qu’on n’en connaisse la raison – que la rédaction est “pour le moment” abandonnée. On y retrouve de manière encore plus marquée qu’auparavant son obsession à lier systématiquement sexe et langage. La lexicographie a ainsi été privé de ce qui à coups sûr aurait un fleuron de loufoquerie.
BRISSET, surréaliste avant l’heure
Pourtant notre original, tout à fait inoffensif, n’a jamais été inquiété ou menacé de l’asile. Les psychiatres le diagnostiquent aujourd’hui comme paraphrène, soit un individu immergé dans un “délire logique“. Infatigable, il publie encore en 1912 Les Origines humaines, qu’il fait parvenir à diverses institutions et personnalités. Deux de ses titres arrivent entre les mains de Jules ROMAINS qui, ébloui par cette “pépite”, organise la fameuse supercherie ; laquelle, dans son principe, n’est pas sans rappeler notre “Dîner de cons”. Pourtant, loin d’être méprisé et rabaissé, BRISSET va devenir après sa mort, survenue à la Ferté-Macé en septembre 1919, et ce, bien malgré lui, une icône littéraire. Les surréalistes, et en particulier André BRETON, vont rendre hommage à son imagination et à ses élucubrations phonétiques et philologiques qui, à leurs yeux, constitueraient une forme de poésie inconsciente. Plus tard, Raymond QUENEAU reconnaîtra en lui un magnifique spécimen de “fou littéraire“. Il sera même un sujet d’inspiration pour l’art, la littérature et le théâtre (voir cette vidéo). Ultime revanche, ses livres feront l’objet de nouvelles éditions et d’anthologies, comme l’hilarant Le Brisset sans peine. Bien entendu, des psychiatres et Michel FOUCAULT vont également se pencher sur le personnage, sa pathologie et le sens caché de ses théories.
Pour en savoir plus sur un personnage finalement plutôt attachant, nous vous renvoyons vers Jean-Pierre Brisset, prince des penseurs, une biographie que lui a consacrée le pataphysicien Marc DECIMO, ce billet du HTL-CNRS ainsi que cette émission de France Culture datant de 2018.
https://www.youtube.com/watch?v=J0xGs0zbJEo