Enchères hors normes
Moins médiatisées que les ventes d’œuvres d’art, il arrive que celles de livres ou de manuscrits aient droit aux honneurs de la presse internationale quand le montant de l’enchère atteint une dimension ”stratosphérique”. Les exemples récents ne manquent pas : Bill GATES a déboursé près de 50 millions d’euros en 1994 pour acquérir le Codex Leicester de Léonard DE VINCI, tandis que, plus près de nous, un cahier d’Albert EINSTEIN a été adjugé à 11,6 millions d’euros en novembre 2021 ; et une Bible hébraïque millénaire connue sous le nom de Codex Sassoon a été emportée en mai dernier pour la coquette somme de 35,3 millions d’euros. En dehors de ces documents uniques en leur genre, il est un ouvrage édité en plusieurs exemplaires qui crée l’événement à chaque fois qu’il est présenté aux enchères. L’un d’entre eux a été adjugé à 13,6 millions de $ en 2010, ce qui, à l’époque, constituait la somme maximale versée pour un livre imprimé ; un autre à 11,3 millions de $ en 2012 ; et un troisième à 9,6 millions de $ en 2018. Ce livre très recherché est une encyclopédie ornithologique considérée comme une véritable œuvre d’art par la qualité et la beauté de ses illustrations ; il s’agit de l’ouvrage intitulé The Birds of America.
L’auteur de ce petit chef-d’œuvre, Jean-Jacques AUDUBON, véritable “star” outre-Atlantique, demeure, malgré ses origines françaises, relativement méconnu chez nous. Né à Saint-Domingue d’une union illégitime en 1785, il est envoyé en France à Couëron, où l’épouse de son père prend son éducation en main. Très jeune, il fait preuve d’un grand intérêt pour la nature, sans montrer d’aptitude particulière pour la carrière d’officier de marine à laquelle il est destiné. Son père, inquiet des tensions croissantes à Saint-Domingue, achète en 1789 un vaste domaine en Pennsylvanie dénommé Mill Grove. En 1803, soucieux d’éviter la conscription napoléonienne qui menace son fils, officiellement adopté en 1794 et désormais porteur du nom d’AUDUBON, il lui procure un faux passeport qui le fait naître en Louisiane. En 1803, le jeune homme franchit l’Atlantique pour veiller à l’exploitation de la mine de plomb que son père possède sur sa propriété américaine et qu’il exploite en partenariat avec Ferdinand ROZIER.
Les tribulations d’Audubon en Amérique
Mais une fois sur place, celui qui a anglicisé son patronyme en John James AUDUBON ne témoigne guère de talent pour les affaires. En revanche, il est enchanté de découvrir la beauté naturelle de sa nouvelle patrie et son extraordinaire richesse faunistique. Depuis toujours fasciné par les oiseaux, il dispose désormais d’un vaste terrain d’investigation. Parcourant sans relâche la campagne et la forêt, il consacre toute son énergie à l’ornithologie. Il observe et dessine des spécimens, des nids et des œufs. De lui-même, il prend également l’initiative de baguer des oisillons avec des fils d’argent pour vérifier s’ils reviennent par la suite s’établir dans le périmètre de leur lieu de naissance. Autodidacte, il peut également bénéficier des conseils du naturaliste Charles d’ORBIGNY en matière de taxidermie et de méthodologie scientifique. À son retour, il commence à constituer une véritable collection, s’inspirant en cela de celle rassemblée à Philadelphie par Charles Willson PEALE.
Audubon se voit dans l’obligation, dès 1806, de se séparer de la plus grande partie de Mill Grove, avant, toujours associé à ROZIER, de monter un magasin général dans le Kentucky. Sur place, fréquentant plusieurs tribus amérindiennes, il devient un véritable homme des bois qui continue, dès qu’il le peut, à étudier la faune avec passion. Préférant parcourir les espaces sauvages et observer la nature, il voit son commerce péricliter au point de devoir finalement céder ses parts en 1811. S’ensuivent des années difficiles, où il tente de concilier sa passion pour l’ornithologie – sa collection est, hélas, en grande partie abimée par les rats – et la nécessité de gagner sa vie pour assurer la subsistance de sa famille. Afin de compléter ses revenus, il décide alors d’exploiter ses incontestables talents de dessinateur en réalisant des portraits, en particulier, pratique très courante à l’époque, en représentant des défunts sur leur lit de mort. Plus tard, il prétendra avoir reçu des leçons du peintre DAVID, mais il semble bien que dans le domaine du dessin et de la peinture il ait été quasiment autodidacte. La crise de 1819 le conduit à la faillite, péripétie qui lui vaudra de goûter brièvement à la prison.
Le projet d’une encyclopédie ornithologique
Libéré, AUDUBON décide de tenter un grand coup en se lançant dans un vaste projet, sans doute mûri de longue date : la publication d’une grande encyclopédie illustrée des oiseaux d’Amérique du Nord. Il existe déjà un ouvrage de référence sur le sujet, L’American Ornithology, publié en neuf volumes entre 1808 et 1814 par Alexander WILSON. Ambitieux, notre homme affirme d’emblée vouloir surpasser l’œuvre de son devancier, en proposant un plus grand nombre d’espèces et des illustrations de meilleure facture.
En octobre 1820, il descend le Mississippi de Cincinnati à La Nouvelle-Orléans, assisté par un jeune artiste, Joseph MASON, spécialisé dans les plantes et les insectes. Ce dernier, qui l’accompagnera pendant deux ans, lui est d’une grande aide, l’aidant aussi bien dans les tâches quotidiennes et la traque des modèles qu’en peignant des motifs végétaux destinés à servir de fonds aux dessins d’oiseaux de son mentor. AUDUBON et son comparse parcourent ainsi le Mississippi, l’Alabama et la Louisiane, où il reviendra souvent par la suite. Rejoint finalement dans le Sud par sa femme Lucy, il gagne alors sa vie en donnant des cours particuliers aux enfants des familles de planteurs de la région.
Au cours de ses pérégrinations, AUDUBON en profite pour perfectionner sa technique auprès de plusieurs peintres et apprendre la peinture à l’huile. Ce n’est pourtant pas cette technique qu’il privilégiera, recourant plus habituellement à l’aquarelle, aux pastels et, plus ponctuellement, au crayon, au fusain, à la gouache ou à l’encre. Pour ses séances de dessin, il utilise des oiseaux morts naturalisés, chassés au petit plomb pour ne pas trop endommager leur plumage. Grâce à des fils de fer, il les maintient dans la posture désirée, qu’il souhaite la plus naturelle possible, pour pouvoir les immortaliser sur le papier. Par la suite, il n’hésitera pas à reprendre certains de ses anciens dessins pour les retravailler et les améliorer. De même, il est avéré que, pour quelques-uns d’entre eux supposés être réalisés d’après nature, il s’est inspiré d’autres auteurs, dont WILSON, son prédécesseur.
Si les amis des oiseaux auraient beaucoup à redire sur la méthode employée, force est de reconnaître que le résultat est étonnant. En plus d’un dessin maîtrisé, très précis et de couleurs splendides, les animaux sont représentés en pleine action, dans des scènes paradoxalement très vivantes. Vautours, macareux, aigles, harfangs, spatules roses, pélicans, canards, chouettes, grèbes, pies, oies sauvages, courlis, fauvettes, alouettes, colibris, etc. prennent littéralement vie grâce à son talent. Quelques exemples ci-dessous avec les faucons pèlerins, la pinnated grouse et le héron bleu de Louisiane.
Ayant réalisé sa série de croquis, AUDUBON doit désormais la faire fructifier et vendre son œuvre afin d’obtenir les fonds nécessaires pour pouvoir l’éditer et poursuivre son travail. Il se rend à Philadelphie pour y présenter ses dessins, sans réussir à convaincre un éditeur. En revanche, il parvient à intéresser des personnalités de l’Académie de sciences naturelles, mais il s’attire l’hostilité de plusieurs membres, dont certains voient d’un mauvais œil les ambitions de ce rival de WILSON, de sorte que sa candidature se trouve rejetée. Sur place, il se lie également avec Charles BONAPARTE, qui lui conseille de tenter sa chance de l’autre côté de l’Atlantique. C’est ainsi qu’en 1826, muni d’un portfolio contenant environ 300 dessins, il embarque sur un bateau transportant du coton à partir de La Nouvelle-Orléans et gagne Liverpool, où il organise sa première exposition.
Si, dans le Nouveau Monde, il n’a guère réussi à se démarquer, les Britanniques lui réservent un très bon accueil. Le travail de cet “homme des bois” – côté qu’il va accentuer à dessein pour plaire à un public friand d’exotisme (voir le portrait ci-dessous) – est très apprécié. “J’ai été reçu ici d’une manière à laquelle je ne m’attendais pas au cours de mes plus grandes espérances”, écrira-t-il par la suite. Après une présentation de ses dessins à la Royal Institution d’Édimbourg, il réussit à convaincre un éditeur de la ville de lancer la publication d’un livre. Une première série de planches sont ainsi réalisées, mais une grève inopinée des coloristes freine le projet et l’association tourne court. AUDUBON s’entend alors avec des graveurs londoniens, Robert senior et Robert junior HALWELL, qui ont fait leurs preuves dans le domaine animalier. Ainsi naît une collaboration étroite et fructueuse qui va s’étaler de 1827 à 1838.
D’emblée, l’ouvrage, qui prend le titre de Birds of America, est conçu comme un livre prestigieux, coûteux et hors normes, en particulier du fait de sa taille, le grand format atypique adopté – 96 x 66 cm – étant baptisé “double éléphant folio“. Les illustrations vont faire l’objet d’un traitement très minutieux. La gravure sur cuivre est privilégiée mais l’imprimeur recourt aussi à la technique de l’aquatinte, qui permet de jouer sur le grain d’une image. Les couleurs sont appliquées à la main par une cinquantaine de coloristes recrutés pour cette tâche. La qualité de l’ensemble est indéniablement un des grands atouts du futur livre. Ci-dessous d’autres exemples avec le geai bleu, le dindon sauvage et le Bird of Washington, dont l’existence fait débat aujourd’hui car on ne sait s’il s’agit d’une invention ou d’un spécimen effectivement observé mais dont l’espèce se serait désormais éteinte.
Le succès est enfin au rendez-vous
Pour financer le tout, un système d’abonnement est mis en place. Les tirages sont publiés par séries de cinq et livrés dans des étuis en étain, sous un délai d’un à deux mois. Une série ordinaire comprend un très grand oiseau, un oiseau de taille moyenne et trois petits oiseaux. Pendant plusieurs années, AUDUBON, qui se fait le VRP de Birds of America, donne au Royaume-Uni et en France des conférences pour attirer les souscripteurs. La démarche s’avère payante et, parmi les clients les plus prestigieux, se retrouvent George IV et la reine ADÉLAÏDE, CHARLES X, lord SPENCER ou encore les universités de Columbia et de Harvard.
Devenu célèbre et assuré d’un point de vue financier, en 1829 AUDUBON repart en Amérique, où il a la satisfaction d’être désormais reconnu par le milieu scientifique et enfin admis à l’American Academy of Arts and Sciences. Il continue à dessiner et, pour élargir son répertoire, reprend ses voyages d’étude. C’est ainsi qu’il se rend à trois reprises en Floride, véritable paradis ornithologique, et organise une expédition qui traverse le Maine, le Labrador et Terre-Neuve. Ci-dessous son superbe flamant rose, une de ses plus célèbres illustrations.
Tandis que la parution des planches suit son cours, AUDUBON s’attaque, à partir de 1830, au complément de sa grande œuvre, Ornithological Biographies, dont les cinq tomes paraissent entre 1831 et 1839. Rédigée avec le savant écossais William MacGILLIVRAY, il s’agit cette fois d’une description scientifique des oiseaux présentés dans Birds of America, assortie d’anecdotes personnelles du Franco-Américain et de récits parfois hauts en couleur, même s’ils sont sujets à caution.
Désormais installé à New York avec sa famille, il vend sous forme d’abonnement une nouvelle édition, dans un format standard beaucoup plus abordable, pour laquelle il recourt cette fois à la lithographie. Mélangeant texte et images, elle est publiée en sept volumes entre 1840 et 1844. Pour l’occasion, AUDUBON ajoute 65 illustrations inédites, portant le total des planches à 500. Mais c’est bien l’édition originale qui reste aujourd’hui la plus convoitée. Selon les estimations, seuls 200 ensembles complets de planches auraient été produits, dont 119 sont encore conservés de nos jours. Le prix assez important de l’ouvrage à sa parution – près de 1000 $ de l’époque pour les souscripteurs qui ont suivi l’aventure jusqu’à son terme – explique en grande partie sa rareté sur le marché. Un exemplaire constitue souvent un des fleurons de nombreux musées et bibliothèques qui le mettent systématiquement en valeur. Birds of America fait souvent l’objet d’expositions, en particulier aux États-Unis et en Grande-Bretagne.
Malgré une santé déclinante, AUDUBON va se lancer dans une dernière entreprise, consacrée cette fois aux mammifères vivipares d’Amérique du Nord, espérant réitérer son succès et mettre définitivement sa famille à l’abri du besoin. Aidé de son fils John Woodhouse, lui-même devenu peintre et ornithologiste, et du pasteur John BACHMAN, il réussit à boucler le premier volume de Viviparous Quadrupeds of North America (ci-dessous des illustrations extraites de ce livre), avant que la maladie d’Alzheimer ne commence à altérer sérieusement ses facultés. Il meurt à New York le 27 janvier 1851. Ses fils parviendront à publier à titre posthume le second tome de son dernier ouvrage.
Véritable icône dans l’histoire des États-Unis – de nombreux endroits portent son nom et les lieux où il a séjourné sont devenus des monuments historiques – le personnage d’AUDUBON n’échappe pas aux polémiques et aux critiques. Pour autant son Birds of America aura eu le mérite de favoriser le développement des sciences naturelles dans une nation en plein essor. Outre-Atlantique le patronyme de celui qui fut pourtant un grand chasseur est désormais synonyme de zoologie, de protection de la nature et même d’écologie. Fondée en 1905, la National Audubon Society, qui se consacre à la préservation des oiseaux sauvages et à leur habitat, compte près de 500 sections locales dans tout le pays. D’autres grands ornithologues du XIX e siècle, tels qu’Alcide d’ORBIGNY et John GOULD, s’illustreront par d’importants travaux brillamment illustrés mais, en Amérique, c’est AUDUBON qui reste reconnu comme le peintre-naturaliste par excellence.
Dans la vidéo ci-dssous, vous pouvez admirer l’exemplaire de Birds of America conservé à la Cornell University: