BRITO : un GUTENBERG breton ?
Les historiens s’accordent pour admettre que le principe de l’imprimerie a vu le jour en Asie orientale. Mais, c’est en Europe occidentale, au milieu du XVe siècle, qu’est apparue une technique d’impression recourant à des caractères mobiles qui permettaient une production quasi industrielle d’ouvrages à un coût réduit. Le grand pionnier, que l’histoire retiendra comme étant le père de l’imprimerie moderne, est le fameux Johannes GUTENBERG, dont le premier livre imprimé selon son procédé, un exemplaire de la Bible, sortira de la presse en 1454. Mais comme souvent, la paternité d’une invention ou d’une découverte révolutionnaire se trouve souvent remise en question. C’est ainsi que les revendications de “paternité” se multiplieront au cours des siècles suivants, motivées par la jalousie, l’appât du gain ou le désir de contribuer à la renommée d’une ville ou d’une nation. Cette rivalité explique que le titre de GUTENBERG, inventeur de l’imprimerie, reste depuis longtemps disputé par de nombreux candidats.
Nous avons déjà eu l’occasion, dans un billet précédent, de traiter du cas de Laurens JANSZOON COSTER, que la ville de Haarlem célèbre depuis longtemps comme le véritable inventeur de l’imprimerie. À moins de 200 kilomètres plus au sud, dans une région qui appartenait autrefois aux Pays-Bas méridionaux et qui est de nos jours située en Belgique, la ville de Bruges défend la candidature de l’un de ses citoyens : Jean ou Jan, BRITO. Natif de l’actuelle Ille-et-Vilaine, ce dernier permet également à la Bretagne de revendiquer son “GUTENBERG breton“.
La petite ville de Pipriac, située entre Redon et Rennes, arbore fièrement sur sa place centrale le buste en pierre (ci-dessous) d’un homme maniant des caractères d’imprimerie. Ce personnage, identifié sous le nom de Johannes BRULELOU, est devenu la célébrité locale d’une ville où il a vu le jour vers 1415. Nous ne savons pourtant que peu de choses de la première partie de la vie de cet homme. Seul un manuscrit, rédigé à Saint-Séglin et daté du 18 septembre 1437, nous apprend qu’il était clerc du diocèse de Saint-Malo et pratiquait l’art de la calligraphie.
Nous perdons ensuite sa trace jusqu’en 1446, où nous le retrouvons identifié dans une reconnaissance de dette établie à Tournai comme “Jehan le Breton escripvans, né en Bretaigne“. Nous ignorons la raison de son départ pour les Pays-Bas, mais ce trajet n’avait rien d’exceptionnel à une époque où, grâce à sa flotte, le duché de Bretagne entretenait d’intenses relations commerciales avec le nord de l’Europe, en particulier la Flandre. La même année, nous relevons son nom dans le registre des loteries organisées à Bruges, en tant que “maistre en le escripture“.
Celui dont le nom de plume a été latinisé en Johannes BRITO, vient ensuite s’établir dans la prospère cité brugeoise entre 1445 et 1454, date à laquelle il apparaît sur le registre de la confrérie de Saint-Jean, celle des “librariers”. En 1455, le registre de la bourgeoisie de Bruges porte la mention “de même, le 22 mai, [reçu] de Jan Bortoen, fils de Jan de Pypryac, 13 livres 8 sols parisis”. Cette inscription confirme que notre Breton est devenu un citoyen à part entière de la ville. Il décèdera dans sa nouvelle patrie en 1484, année où il ne renouvelle pas sa cotisation et où, par ailleurs, apparait la mention de sa veuve.
Le premier livre officiellement imprimé en Flandres ne date que de 1473, mais par la suite l’imprimerie va connaître un développement rapide avec des pionniers tels que le Brugeois Colard MANSION. Les questions que se posent les historiens consistent à savoir si cette technique préexistait dans la région avant cette date, s’il est légitime de présenter BRITO comme le vrai père de l’imprimerie et sur quels éléments se fonde cette hypothèse ?
Des preuves discutables
La première preuve résiderait dans un terme utilisé dans un colophon présent dans un des livres de l’atelier de BRITO. Rappelons que le colophon est le petit texte inséré à la fin des incunables pour indiquer les références de l’ouvrage et les indications relatives à sa transcription ou à son impression. Dans le cas d’espèce, l’ouvrage présente l’inconvénient majeur de ne pas être explicitement daté même si on estime qu’il serait sorti de presse entre 1476 et 1488. Le passage en question est le suivant : “Imprimit hac civis brugensis Brito Johannes, inventens artem, nullo monstante mirandam, instrumentam quoque non minus laude stupendam.” Cette phrase, “rédigée en mauvais latin” comme l’écrira plus tard un critique, et qui peut être interprétée de diverses manières, laisse effectivement entendre que BRITO aurait inventé cette technique sans aucune aide extérieure.
C’est cette interprétation qui va connaître une certaine postérité sans pour autant bénéficier d’une grande audience, les candidatures d’autres prétendants au titre d’inventeur ayant été avancées un peu partout en Europe ; particulièrement à Haarlem, où COSTER peut compter sur un réel soutien de sa municipalité. Il faudra attendre 1777 pour que le nom de Jean BRITO ressorte de l’oubli. Cette année-là, un dénommé Jean DESROCHES lit un mémoire intitulé Nouvelles Recherches sur l’origine de l’imprimerie au cours d’une séance de l’Académie impériale et royale de Bruxelles. Dans ce texte, le savant situe le berceau originel de l’imprimerie dans le Brabant et cite Louis de VAELBEKE comme le véritable pionnier de cette technique, soit plus d’un siècle avant GUTENBERG. Cette affirmation, qui ne repose que sur un terme latin ambigu trouvé dans une obscure chronique médiévale, est assez vite réfutée, mais elle aura pour effet de susciter la publication de nouveaux mémoires qui vont contribuer à tirer l’imprimeur breton de son oubli.
En 1779, le bollandiste GHESQUIÈRE fait parvenir à L’Esprit des journaux une lettre, dans laquelle il remet BRITO sur le devant de la scène à la lumière d’un passage extrait d’un livre dans lequel un abbé de Cambrai consignait ses dépenses. Il y est question d’un “Doctrinal getté en molle envoyé quérir à Bruges”. L’expression “jeter en molle“, qui signifiait à l’origine « fondu dans un moule », deviendra par la suite synonyme de fabriquer des caractères d’imprimerie en métal. Quant au mot “Doctrinal“, le rapprochement est fait avec un opuscule de Jean GERSON, dont la plus vieille édition imprimée connue, conservée actuellement à la Bibliothèque nationale de France, est l’ouvrage qui arbore le fameux colophon que nous avons évoqué plus haut. Il est donc tentant d’en déduire que BRITO disposait déjà d’un atelier d’imprimerie à Bruges, près de cinq ans avant que GUTENBERG ne mette au point son procédé.
Comme on peut s’en douter, cette hypothèse reste loin de faire l’unanimité. C’est ainsi que le bibliographe MERCIER de SAINT-LÉGER avancera que BRITO était uniquement un copiste et que son “invention” se serait limitée à des outils d’écriture. Le fameux colophon, placé à la fin de ses manuscrits, aurait ensuite été repris tel quel dans la version imprimée. Un autre écrivain abondera également dans ce sens en précisant même que BRITO aurait pu utiliser des plaques de cuivre comme pochoir, remettant ainsi en cause sa fonction même d’imprimeur. De plus, rien ne prouve que le doctrinal, cité dans le document de l’abbaye, serait bien celui “signé” par BRITO.
Après cet épisode, BRITO retombe dans l’oubli et son nom n’est évoqué que brièvement dans des ouvrages qui ne prennent pas vraiment sa “candidature” au sérieux. Exception notable quand même avec Felix-Victor GOETHALS qui, dans une notice biographique de 1837, attribue au Breton, qu’il “métamorphose” au passage comme étant le fils d’un échevin brugeois dont le patronyme était très proche, le perfectionnement du système des caractères mobiles, bien avant GUTENBERG. De fait, il faut attendre 1897 pour que l’hypothèse BRITO soit sérieusement réactivée. À cette date, Louis GILLIODTS VAN SEVEREN, archiviste et historien de la ville de Bruges, publie L’Oeuvre de Jean Brito, proto-typographe brugeois. Dans cet ouvrage, qui rencontrera un certain écho, l’auteur voit à son tour en BRITO un Brugeois de souche, théorie qui ne se fonde que sur un rapprochement hasardeux avec le patronyme flamand “BORTOEN”. Il reprend ensuite, de manière parfois un peu confuse et sans faire preuve de beaucoup d’esprit critique, la thèse de GHESQUIÈRE, en y ajoutant des considérations étymologiques et chronologiques approximatives.
Une fois encore, historiens, universitaires et sociétés savantes, telle la Société d’histoire et d’archéologie de Gand, s’empressent de démontrer les failles du raisonnement et d’insister sur le manque de preuves et d’éléments irréfutables à porter au crédit de cette hypothèse. Pour autant, quelques érudits flamands, soucieux de valoriser leur région, et plus particulièrement Bruges, apporteront leur soutien aux conclusions de GILLIODTS VAN SEVEREN. Cette théorie ressurgira ponctuellement au cours du siècle suivant, à l’occasion d’un article de périodique ou d’une conférence ; mais cette piste ne suscitera jamais un engouement général dans le monde savant belge.
“Britomania” bretonne
Pourtant, et contre toute attente, la figure de BRITO “pionnier de l’imprimerie” va être récupérée par sa province natale pour valoriser ses origines bretonnes. Certains écrivains et historiens amateurs vont ainsi écrire sur ce personnage, soit pour soutenir le principe qu’il a effectivement inventé l’imprimerie avant GUTENBERG, soit, plus prudemment, pour en faire le plus ancien imprimeur breton recensé, l’existence du premier atelier de Bretagne n’étant attestée à Bréhan qu’en 1484. L’épicentre de la “britomania” sera bien entendu Pipriac où, en 1994, a été inauguré un musée consacré au personnage.
Pour finir ce billet sur une anecdote, précisons qu’en 2014 le graphiste finistérien Fanch LE HENAFF a présenté une police de caractères “celtique” de 350 signes, qu’il a baptisée Brito, rendant ainsi hommage au pionnier breton de l’imprimerie.
vous avez oublier de mentionner un concours international d’ex-libris : N°17 Concours « Jan BRITO, le Gutenberg Breton » Ville de Pipriac, juin 2011 / 15 € disponible