L’énigme malgache
Souvent rattachée sur les cartes au continent africain, dont elle n’est éloignée que de 400 kilomètres, Madagascar n’a eu de cesse de cultiver sa particularité. L’isolement de cette île immense qui, à l’origine, faisait partie de la plaque tectonique indienne, a favorisé l’émergence d’une faune et d’une flore spécifiques ; mais l’un de ses aspects les plus intrigants reste la singularité de sa langue. En effet, le malgache, par son originalité, pose la question de l’origine d’un peuplement relativement récent qui, selon toutes les apparences, ne remonterait qu’à quelques millénaires.
La langue de ʺl’Île rouge”, comme elle est surnommée, est d’ascendance austronésienne, c’est-à-dire originaire de l’Asie du Sud-Est et de l’Océanie, plus exactement d’une aire géographique incluant l’Indonésie, la Malaisie, Taïwan, les Philippines et les îles du Pacifique. Les données génétiques et archéologiques permettent aujourd’hui de confirmer que Madagascar a été le creuset d’un métissage entre des populations originaires de l’archipel indonésien – peut-être Bornéo – avec d’autres groupes venus du continent africain et de l’océan Indien. Mais finalement c’est une civilisation marquée par une ascendance asiatique qui s’est imposée avec cette spécificité linguistique : près de 90% du lexique du malagasy, c’est-à-dire du malgache, dérivent d’une souche austronésienne, plus précisément de sa branche malayo-polynésienne. Au cours des siècles, du fait des contacts commerciaux que les habitants de l’île ont tissés, aussi bien avec l’Afrique que l’Asie ou le Moyen-Orient, le vocabulaire malagasy s’est progressivement enrichi de termes swahilis, bantous, malais, indiens, arabes et, plus tard, anglais et français.
Un royaume hova finit par dominer l’ensemble de l’île, de sorte que la langue parlée dans la région de l’Imérina, le berceau de la famille régnante, devient la langue officielle, même si des dialectes subsistent dans plusieurs régions d’un pays ethniquement très varié. Alors que des caractères arabes avaient été anciennement utilisés pour transcrire le malgache, le roi modernisateur RADAMA Ier impose, en 1823, l’usage d’un alphabet latin de 21 lettres élaboré par les missionnaires de la London Missionary Society. Après que l’influence de la Grande-Bretagne a été prédominante à Madagascar pendant une longue période, c’est la France qui finit par y prendre l’avantage et à imposer par les armes son protectorat à partir de 1885. À la suite d’une seconde guerre en 1894, la monarchie est abolie et, en 1897, le pays devient une colonie directement administrée par la France.
Dès cette époque, l’intelligentsia malgache et les Occidentaux s’interrogent sur la particularité ethnolinguistique de Madagascar. Ils forgent diverses hypothèses, dont certaines font même appel au passage des Phéniciens ou des Hébreux, évoquant aussi la possibilité d’une “langue mère” dont seraient issues toutes les autres. Quoi qu’il en soit, la langue malgache fait l’objet de plusieurs tentatives de codification. Les missionnaires anglais puis français réalisent des dictionnaires bilingues, comme celui des pères jésuites ABINAL et MALZAC publié en 1888. Reste alors à rédiger un dictionnaire monolingue, mission qui reviendrait idéalement à un locuteur natif de l’île, le mieux à même de connaître et apprécier toutes les nuances, les tournures spécifiques et les variantes locales du malagasy. Cette époque est marquée par l’émergence d’un mouvement nationaliste, qui conteste la mainmise coloniale sur le pays et revendique une identité malgache capable de souder les différentes ethnies réparties sur cet immense territoire.
C’est le défi lexicographique qui va être relevé par Jean-Baptiste RAZAFINTSALAMA (ci-dessous).
Le défi lexicographique de RAZAFINTSALAMA
Né à Tananarive en 1885, ce petit-fils d’un officier de l’armée hova, qui avait combattu les Français, est pris en main par les Jésuites, qui lui permettent de faire de brillantes études en Belgique entre 1908 et 1912. À son retour, il intègre la Compagnie de Jésus pour être ordonné prêtre. Puis il fait un nouveau séjour en Europe pour achever sa formation en philosophie, avant de réintégrer définitivement son île en 1921. Il s’y fait rapidement remarquer par son érudition – entre autres, il maîtrise le latin, le grec ancien, le français, l’allemand et le sanskrit – et ses connaissances dans les domaines de la linguistique et de la philologie. Dans sa thèse, intitulée La Langue malgache et les origines malgaches, publiée en deux volumes entre 1928 et 1929, nous trouvons les prémices de la grande idée qui va guider sa vie entière. Partant d’une étude étymologique poussée, RAZAFINTSALAMA entend y démontrer que c’est au sanskrit, ancienne langue du sous-continent indien, qu’il convient de rattacher le malgache, parenté qui ferait de cette langue un idiome d’origine indo-européenne.
Sa démonstration s’appuie sur un lexique de 563 mots, dont plus de 300 identifiés comme ayant une racine sanskrite. Sa théorie est loin de faire l’unanimité dans son entourage, beaucoup remettant en cause le caractère scientifique de sa démarche. Mais son travail, qui ne se résume pas à cette théorie puisqu’il met aussi en évidence des correspondances avec le malais et le polynésien, ne passe pas inaperçu auprès des linguistes. RAZAFINTSALAMA poursuit ses recherches avec, cette fois, l’ambition d’élargir son étude et de proposer un véritable dictionnaire. Un premier fascicule de 28 pages du Diksioneran’ny teny malagasy est publié peu après à Tananarive. Mais cette première tentative d’un dictionnaire autochtone restera sans suite, l’auteur, admis à l’Académie malgache en 1932, préférant sans doute se consacrer entièrement à son hypothèse favorite. C’est le pasteur RAMINO qui, en 1934, sera le premier auteur à publier un dictionnaire malgache monolingue, le Dikisionery malagasy-malagasy, de taille encore modeste puisque ne comptant que 179 pages. C’est à l’initiative d’une mission protestante qu’est entreprise, avec des contributeurs locaux, la rédaction du premier dictionnaire encyclopédique en malgache : le Firaketana ny Fiteny sy ny Zavatra Malagasy (Le Trésor des mots et des réalités malgaches), dont la parution débutera en 1937 mais sera interrompue en 1973 après la publication de 274 fascicules, laissant l’œuvre inachevée.
De son côté, RAZAFINTSALAMA poursuit son obsession mais, devant le peu d’enthousiasme de sa hiérarchie pour ses recherches, il rompt avec les Jésuites, adoptant le nom de plume de DAMA-NTSOHA. Poussant son analyse très loin, il en arrive à soutenir que la langue malgache serait en grande partie l’héritière d’une langue sacrée utilisée par des moines bouddhistes venus d’Inde dès l’Antiquité. Cette théorie lui permet de démontrer l’ancienneté d’une “nation” malgache, qui se rattacherait aux grandes civilisations asiatiques, antérieure à la colonisation et à l’expansion de l’Islam. Il défend longuement son point de vue dans Le Bouddhisme malgache ou la civilisation malgache. Publié en 1938, cet ouvrage, où il affirme que le bouddhisme est la base de l’âme malgache, entérine sa rupture définitive avec l’Église catholique. Mais, malgré ses efforts, il ne réussira à convaincre ni les universitaires ni les linguistes, lesquels ont beau jeu de lui objecter qu’il est curieux que ce bouddhisme n’ait laissé aucune trace, aussi bien archéologique que culturelle. Il lui est aussi fait reproche de n’appuyer sa démonstration que sur une analyse étymologique alambiquée et “orientée”, peu convaincante sur le fond.
Le dictionnaire étymologique de la langue malgache
Bien que fervent partisan de l’indépendance, RAZAFINTSALAMA se tient à l’écart de la grande insurrection de 1947 très brutalement réprimée par le gouvernement français. Notre homme cesse de publier pendant plusieurs années, mais continuant à creuser son sillon il publie en 1951 le premier tome d’un Dictionnaire étymologique de la langue malgache (ci-dessous à gauche), qui reprend et approfondit ses analyses précédentes. L’année suivante, c’est au tour d’un Précis de linguistique malgache, consacré à la grammaire du malagasy, de voir le jour. Enfin, en 1953, sort le second tome (ci-dessous à droite) du Dictionnaire étymologique.
Si le premier volume n’est consacré qu’aux mots sanskrits, le second traite des autres apports linguistiques que RAZAFINTSALAMA juge importants, comme les mots issus du malais, du swahili, de l’arabe, des langues polynésiennes et, tout particulièrement, ceux originaires de Mota, une petite île de l’archipel du Vanuatu.
Notre éminent linguiste jouit d’un grand prestige et conserve le soutien de nombreux partisans, mais son influence a largement décliné. Ses théories ne rencontrent guère de succès auprès d’une nouvelle génération de chercheurs, pour lesquels l’héritage “sanskrit” du malgache serait issu de populations migrantes venues d’Indonésie et de Malaisie, et non des Indiens et encore moins des bouddhistes. Pour autant, il continue à défendre ses idées avec énergie et ne cessera d’écrire jusqu’à sa mort qui surviendra en 1963.
Que RAZAFINTSALAMA soit vu comme un excentrique, un aventurier de la philologie ou un “visionnaire des origines”, son œuvre, pour originale qu’elle puisse être et malgré le fait qu’elle repose sur une théorie désormais largement battue en brèche, a incontestablement “stimulé” les recherches linguistiques sur une langue qui, aujourd’hui encore, conserve bien des mystères quant à ses origines.
Si vous désirez en savoir plus sur le sujet, nous vous orientons vers deux articles : À la recherche d’ancêtres hindo-bouddhistes pour Madagascar de Françoise RAISON-JOURDE, publié en 2004 dans la revue Diasporas, et La Linguistique malgache, bref aperçu historique par Jacques DEZ.