Les colonies pénitentiaires de l’Australie
Encouragée par les rapports favorables rédigés par James COOK, à partir de 1786 la Grande-Bretagne se lance dans un projet de colonisation de l’Australie, destiné à contrebalancer la perte des colonies américaines et à trouver un exutoire à sa surpopulation. Jusqu’ici, l’île-continent n’avait été que peu souvent abordée, et les premiers explorateurs européens étaient restés cantonnés le long du littoral sans fonder de comptoir permanent. Le 13 mai 1787, la First Fleet quitte Portsmouth et, après un interminable voyage, accoste le 19 janvier 1788 à Botany Bay, aujourd’hui un quartier de la ville de Sydney. Une semaine plus tard, les Britanniques, qui ont la surprise de recevoir au même instant la visite de l’expédition de LAPÉROUSE, s’établissent finalement plus au nord, à Port Jackson. Près d’un millier de personnes sont débarquées pour venir constituer la première colonie de l’île.
Cette population présente un caractère tout à fait inhabituel car on y trouve 750 convicts, c’est-à-dire des bagnards. Jusqu’en 1868, ce sont près de 168 000 condamnés de droit commun ou jugés coupables de rébellion (Irlandais, Canadiens, chartistes, Écossais, etc.) qui se voient déportés, en un flot ininterrompu, vers l’Australie. D’autres colonies pénitentiaires y sont créées, dont celle de Newcastle (ci-dessous en 1812).
Créé pour exploiter les abondantes ressources locales en charbon et en bois, le pénitencier de Newcastle est particulièrement réputé pour sa dureté. Régi par une discipline toute militaire, il devient en outre le séjour privilégié des bagnards jugés trop turbulents ou irrécupérables, qui y sont incarcérés pour être « calmés » par d’épuisants travaux forcés. C’est pourtant dans cet environnement rude, carcéral et brutal, a priori peu propice aux considérations littéraires et linguistiques, que va éclore le premier dictionnaire australien et ce, dès le début du XIXe siècle, à une époque où la population européenne de l’île ne dépasse guère les 25 000 âmes.
James Hardy VAUX, le bagnard lexicographe
Ce petit miracle lexicographique est à porter au crédit de l’un de ces “convicts”, James Hardy VAUX (ci-dessous son portrait), né en 1782 dans le comté de Surrey.
Dès l’adolescence, notre homme affiche un goût prononcé pour l’argent, doublé d’une totale inaptitude à embrasser un métier honnête et à mener une vie rangée. Il entame sa carrière de voleur en commençant par de petits larcins puis, à partir de 1800, établi à Londres, il devient un voleur professionnel et un escroc. Rapidement arrêté pour vol à la tire, il est condamné à sept ans de déportation en Australie, dans la Nouvelle-Galles du Sud. Dans son premier pénitencier, il est affecté à des tâches de bureau pour le compte de l’administration coloniale de Sydney. Mais, démasqué après avoir contrefait à son profit la signature du gouverneur, il se trouve enrôlé plusieurs années durant dans une équipe de travailleurs forcés. Habile, il parvient cependant à se racheter aux yeux des autorités et, en 1807, s’étant engagé à devenir marin, il parvient à embarquer sur un navire en partance pour l’Angleterre. Mais comme cela était prévisible, à peine débarqué sur sa terre natale, il s’empresse de déserter…
Dès lors il reprend allègrement ses activités de voleur et de pickpocket, camouflé sous l’allure et la mise d’un parfait gentleman. En février 1809, il est de nouveau pris la main dans le sac et inculpé pour vol de bijoux. Cette fois, il écope de la déportation à vie. Après un éprouvant séjour dans un navire-prison, il effectue de nouveau la longue traversée et arrive à Sydney en décembre 1810. Quelques mois plus tard, convaincu de recel d’objets volés, il est envoyé à la colonie pénitentiaire de Newcastle. Selon ses dires, il se fait alors observateur attentif du microcosme carcéral ambiant. C’est dans ces conditions qu’il consacre les moments de répit, pendant lesquels le travail s’arrête, pour écrire, dans une certaine tranquillité et une réelle solitude (“solitary hours of cessation from hard labour”). En réalité, il est très probable qu’étant un des rares lettrés du bagne et doté d’une expérience dans le domaine administratif, il a été affecté à un travail de bureau.
À l’été 1812, il achève de rédiger un petit dictionnaire de plus de 700 mots, premier ouvrage lexicographique à avoir été élaboré en Australie, et qui reste reconnu et célébré comme tel de nos jours. Mais ce lexique a également une autre spécificité, car il ne s’agit pas d’un ouvrage “standard” dédié à l’anglais “académique” ou même à une langue aborigène. En fait, ce dictionnaire est entièrement dédié à une langue argotique locale, le flash language.
Ce langage cryptolecte (en anglais cant language) est une langue créée et pratiquée par les bagnards dans le but de pouvoir parler entre eux sans se faire comprendre du monde extérieur. Cette langue secrète a été patiemment forgée par les déportés depuis leur arrivée en Australie. Le flash language, composé sur la base de l’argot des voleurs et des criminels des villes, s’est rapidement enrichi d’expressions régionales et de jargons divers. Notre écrivain-bagnard a dû, en outre, pouvoir s’appuyer sur un ouvrage consacré à l’argot et publié l’année précédente : le Lexicon Balatronicum.
La langue des convicts
Quelques exemples de termes définis par VAUX :
SWAG : un paquet, ou un colis… Swag est un terme utilisé pour parler du butin que vous avez obtenu récemment, quel que soit son type, sauf de l’argent, comme “Where did you lumber the swag ?” c’est-à-dire ʺOù avez-vous déposé les biens volés ?ʺ “To carry the swag”, c’est amener des biens volés dans un lieu sûr ; “A swag of any rhings”, signifie avec emphase : avoir réalisé un bon coup ; “To have kn’ped a good swag”, c’est avoir mis la main sur un bon butin.
BUNCE, DIMMOCK, BLUNT, LOUR, BRADS, RIBBAND, BUSTLE, RAG : autant de synonymes pour désigner l’argent.
BENDER : mot ironique utilisé dans une conversation par des locuteurs flash ; comme lorsqu’une partie affirme ou professe quelque chose que l’autre croit être faux ou non sincère, celle-ci exprime son incrédulité en s’exclamant “Bender !” ou, si on demande à un autre de faire un acte que ce dernier considère comme déraisonnable ou irréalisable, il répond : “Oui, je le ferai – bender ;” ce qui signifie, en ajoutant le dernier mot, qu’en fait, il ne fera rien de tel.
NIBB’DED : mis en détention.
COVE : le propriétaire d’une maison ou d’un magasin est appelé Cove ; à d’autres occasions, lorsqu’il est associé à des mots particuliers, comme Cross-Cove, Flash-Cove, Leary-Cove, etc., le mot désigne simplement un homme qui correspond à ces descriptions [par exemple, Drunk-Cove désigne ainsi quelqu’un qui est saoul] ; parfois, en parlant d’une tierce personne dont vous ignorez le nom ou ne souhaitez pas le mentionner, le mot Cove est adopté comme une emphase.
PLANT : cacher ou dissimuler une personne ou une chose se dit “Planting him” ; et toute chose cachée s’appelle “The Plant” ; quand on y fait allusion dans une conversation, ce qui est caché est dit “In plant” ; le lieu de dissimulation est parfois appelé “The Plant”, comme dans “I know of a fine plant “, c’est-à-dire une cachette sûre. “To spring a plant”, c’est retrouver ce qui a été dissimulé par un autre. To rise the plant, c’est récupérer et enlever tout ce qui a été caché, que ce soit par vous ou par un autre. Notons au passage que certains mots et expressions “flash” sont depuis passés dans le langage courant en Australie.
Si VAUX a pris le soin de recenser tout ce vocabulaire, ce n’est probablement pas par un intérêt subit pour la linguistique. Ce petit malin pensait ainsi se faire bien voir des autorités, qui avaient bien du mal à comprendre la manière de parler des convicts. Le manuscrit est ainsi transmis au commandant du camp, à qui il est d’ailleurs dédié ! Pas avare en flagorneries, VAUX ne tarit pas d’éloges sur le traitement “équitable et humain” dont il a fait l’objet, et il exprime opportunément du remords pour avoir mené une vie dissolue : “Permit me, Sir, to assure you most seriously, that I view with remorse the retrospect of my hitherto misspent life, and that my future exertions shall be solely directed to acquire the estimable good opinion of the virtuous part of the Community.”
Il écrit en introduction : “J’espère que ce vocabulaire vous amusera par sa nouveauté, et que, du fait de la justesse de ses définitions, vous pourrez parfois le trouver utile en tant que magistrat“. Ce dernier aurait d’ailleurs encouragé l’auteur à écrire le récit édifiant de sa vie. Quoi qu’il en soit, il reste prisonnier encore plusieurs années et tente même, en 1814, de s’évader avec un bateau volé.
En 1819, ses écrits, soit une autobiographie en deux volumes intitulée Memoirs of the life of James Hardy VAUX suivie par son fameux lexique, sont publiés à Londres (ci-dessous).
VAUX s’y donne bien entendu le beau rôle, se présentant plus volontiers comme victime de mauvaises influences que comme délinquant endurci. Pour autant, ce livre demeure un document intéressant sur la vie et l’organisation de la colonie pénitentiaire. Bien que placé en complément à la fin du livre, c’est la présence de son dictionnaire de 74 pages – A new and a comprehensive vocabulary of the flash language (ci-dessous la première page) – qui assurera la notoriété de l’ouvrage jusqu’à nos jours.
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Par un ironique coup du sort, cet ouvrage, élaboré et écrit en Australie, est d’abord imprimé en Angleterre avant de revenir en Australie sous forme de livres qui équiperont les tribunaux et les administrations de la colonie.
La fin d’un parcours rocambolesque
Quant à VAUX, il bénéficie l’année suivante d’une mesure de clémence, conditionnée au fait de ne pas quitter la Nouvelle-Galles. Il se marie et travaille six ans comme secrétaire pour l’administration coloniale, avant d’être congédié en 1826, le gouverneur ayant décidé de ne plus employer de forçats ni d’anciens forçats. Amer, il vivote encore un temps, prenant le temps, au passage, de devenir bigame, avant de quitter clandestinement le pays en avril 1829, enfreignant ainsi les conditions de sa remise de peine.
Décidément irrécupérable, tout en étant pourtant bien peu chanceux dans ses filouteries, il est arrêté à Dublin en août 1830 pour avoir voulu utiliser des billets contrefaits, et il se trouve pour la troisième fois condamné à la déportation. Décidément abonné aux voyages au long cours, le voici de retour à Sydney en mai 1831. Il purge six ans à Port Macquarie avant d’occuper un poste de secrétaire chez un marchand de Sydney. En 1839, il écope de deux ans supplémentaires pour avoir harcelé sexuellement une fillette de huit ans. Sorti de prison au terme de sa peine, nous perdons sa trace après 1841, sans connaître ni la date ni le lieu de sa mort. Nous ignorons donc si ce véritable recordman du trajet Angleterre-Sydney est finalement décédé dans sa patrie d'”adoption”, où il aura passé un bon nombre d’années contre son gré !
L’Australie célèbre cette année le bicentenaire de la première publication de ce dictionnaire. À cette occasion, l’écrivain Simon BARNARD a publié une nouvelle version du dictionnaire, augmenté d’illustrations, d’anecdotes et d’explications complémentaires (ci-dessous).
Si vous voulez plus de détails sur la vie mouvementée de VAUX, digne d’un personnage de roman victorien, vous pouvez visionner la petite vidéo, en anglais (le texte reprend essentiellement la fiche Wikipédia).