Jacques MIGNE, un abbé encyclopédiste
Au XIXe siècle, l’évolution accélérée des sciences et des techniques va transformer en quelques décennies le monde de l’imprimerie et de l’édition, dont le fonctionnement restait semi-artisanal. Dès lors, la fabrication de livres et de périodiques se modernise à grande échelle grâce à une production de livres rapide et massive. C’est dans ce contexte que d’ambitieux entrepreneurs vont devenir de véritables “capitaines d’industrie” tels que Louis HACHETTE, en fondant de grandes maisons d’édition dont certaines sont toujours actives. Parmi ces éditeurs d’un nouveau genre, plusieurs vont centrer leur production sur les dictionnaires et les encyclopédies. Les plus connus sont Pierre LAROUSSE et Nicolas RORET, mais un autre acteur, pourtant aussi célèbre en son temps que les deux précédents, a été quelque peu effacé de la mémoire collective, de sorte que son nom n’est guère connu que des bibliophiles, des historiens et des “dicopathes” : il s’agit de Jacques Paul MIGNE, dont l’une des originalités, comme nous pouvons le constater dans la photographie ci-dessous, réside dans le fait qu’il était membre du clergé.
Né en 1800 à Saint-Flour dans une famille de commerçants, MIGNE rejoint le séminaire d’Orléans avant d’être ordonné prêtre en 1824. Il dessert diverses paroisses avant d’occuper la cure de Puiseaux. Très conservateur, ultramontain, antilibéral, très attaché à la défense de l’Église catholique et de la papauté, en 1831 il crée un scandale au cours d’une procession de la Fête-Dieu en refusant de s’arrêter devant des reposoirs qui arborent un drapeau tricolore. Il tente par la suite de se justifier dans une brochure intitulée De la liberté, par un prêtre, mais son évêque, Jean BRUMAULD de BEAUREGARD, s’opposera à la publication du pamphlet, au grand dam de notre prêtre. L’année suivante, il quitte sa paroisse pour gagner Paris, avec une idée bien en tête : continuer son combat par le biais de la presse.
Aidé de quelques collaborateurs qui partagent son ambition, il fonde en 1833 un journal intitulé L’Univers religieux. Mais, quelques années plus tard, alors que le titre, qui sera édité jusqu’en 1919, commence à se développer pour de bon, notre énergique curé se tourne vers un nouveau projet plus ambitieux. Jugeant que, du fait des destructions, des dispersions et des spoliations qui sont intervenues sous la Révolution, la majorité des ecclésiastiques ne disposent souvent que de bibliothèques très limitées, il estime que cette carence nuit à leur formation intellectuelle et spirituelle, à l’exercice de leur sacerdoce et à leur “capacité” à défendre la foi et l’Église catholique. Pour pallier ce manque, il veut comme l’a résumé un autre prêtre, “réimprimer sur toutes les parties de la science ecclésiastique les meilleurs ouvrages dont s’enorgueillit le catholicisme et, pour bien les connaître, consulter tous les hommes compétents, c’est-à-dire les membres les plus élevés dans la hiérarchie ou dans l’enseignement clérical”.
Les Ateliers catholiques
Pour mener à bien cette “croisade” littéraire, MIGNE – que l’on prend l’habitude de surnommer “l’abbé Migne”, titre qu’il adoptera d’ailleurs lui-même par la suite – réussit à s’assurer du soutien d’investisseurs pour se doter d’un outil à la mesure de son ambition. Sur un terrain du Petit-Montrouge – près de la porte d’Enfer, ça ne s’invente pas ! -, il fait construire un vaste bâtiment. Celui-ci abrite une imprimerie moderne dotée de presses à vapeur – on en comptera jusqu’à cinq -, d’un atelier de reliure et d’une fonderie pour fabriquer caractères grecs et latins. D’emblée, il ne va pas lésiner sur les moyens humains, recrutant un important effectif de typographes et d’imprimeurs très qualifiés. Il embauche également un bon nombre de correcteurs car il est très sourcilleux sur l’orthographe, au point d’offrir à son personnel une prime de 25 sous pour chaque faute d’impression signalée. Baptisé Les Ateliers catholiques, cette véritable usine débute avec environ 300 employés. À son apogée elle en comptera 596, dont beaucoup de femmes mais aussi des prêtres souvent “en difficulté” avec leurs évêques.
Comme prévu, les premières productions de cette collection – qui a pris le nom de Bibliothèque universelle du clergé, Bibliothèque universelle du clergé et des laïques instruits ou Cours complets sur chaque branche de la science ecclésiastique et humaine – sont orientées vers le culte et la doctrine, comme l’atteste l’édition d’un Cours complet d’écriture sainte (Scripturae sacrae cursus completus) et d’un Cours complet de théologie (Theologiae cursus completus). En parallèle, il se lance dans la publication des œuvres complètes d’orateurs sacrés comme THÉRÈSE d’AVILA, FRANCOIS de SALES, BOSSUET ou MASSILLON, qui ne représentent pas moins de 90 volumes. À partir de 1844, il se lance dans une autre entreprise pharaonique : éditer l’ensemble des textes des grands auteurs des premiers siècles du christianisme et de l’époque médiévale désignés sous l’appellation de “pères de l’Église“. Bénéficiant de l’aide d’érudits bénédictins pour dénicher des documents rares, cette patrologie va comprendre deux séries, qui vont respectivement aligner 222 et 161 tomes : une pour les auteurs ayant écrit en latin, l’autre pour les auteurs de langue grecque dont le texte est assorti d’une traduction latine.
L’Encyclopédie théologique
Mais MIGNE ne va pas se contenter de publier des ouvrages à vocation purement religieuse. Afin d’élargir son offre et viser une audience plus large, il entame la publication de dictionnaires thématiques, regroupés dans un ensemble qui prend le nom d’Encyclopédie théologique. En premier lieu, cette collection est destinée à doter les ecclésiastiques de synthèses aptes à améliorer leur niveau de culture générale. Elle ambitionne également de donner un pendant “catholiquement correct” aux autres grandes encyclopédies contemporaines, comme celles publiées par Nicolas RORET. Il s’agit également pour lui de diversifier son catalogue en ne s’adressant plus uniquement aux membres du clergé et aux cercles catholiques, mais en proposant des titres sur des sujets grand public et plus vendeurs.
Il est incontestable que beaucoup de titres sont directement liés à la religion, à l’histoire sainte et à la liturgie, tels que le Dictionnaire de géographie sacrée et ecclésiastique, le Dictionnaire hagiographique, le Dictionnaire des prophéties et des miracles, ou encore le Dictionnaire de leçons et exemples de littérature chrétienne en prose et en vers. Partie intégrante de la Bibliothèque universelle du clergé, l’Encyclopédie théologique reste marquée par l’objectif “militant” de l’abbé pour un catholicisme intransigeant et fondamentalement conservateur. Des ouvrages comme le Dictionnaire d’antiphilosophisme ou Réfutation des erreurs du XVIIIe siècle ne manquent pas de nous rappeler cet objectif premier.
Mais d’autres publications concernent des thèmes généraux plus neutres comme l’astronomie, la chimie (ci-dessous à gauche), la géologie, l’agriculture, la botanique l’héraldique, la numismatique, la technologie, la paléographie, la zoologie, les sciences physiques, la muséologie, ou encore la philologie, l’ethnographie, le droit et la médecine.
Il va sans dire qu’avant publication le contenu de l’encyclopédie est validé et au besoin corrigé pour rester compatible avec la conception très rigide de la foi chrétienne prônée par MIGNE. Néanmoins, grâce à cette initiative, l’encyclopédisme va pouvoir se répandre plus largement et toucher des milieux qui assimileront souvent cet ouvrage aux idées nouvelles et à l’esprit révolutionnaire. En 1866, la collection comptera 171 volumes pour 111 titres.
L’Encyclopédie théologique est publiée sous la forme de trois séries qui débutent respectivement en 1845, 1851 et 1855. Mais, dérogeant à un plan préétabli, les parutions vont s’entrecroiser dans le temps et se succéder de manière quelque peu anarchique. Favorisée par un coût réduit et une réclame tapageuse mais efficace, la diffusion des ouvrages des Ateliers catholiques connaît un réel succès. Bourreau de travail – il travaille souvent près de seize heures par jour -, MIGNE multiplie les parutions à une vitesse déconcertante. Il aura réussi l’exploit de fait paraître près d’un millier de volumes en trente ans d’activité, ce qui revient à dire qu’en moyenne une nouveauté est sortie des presses du Petit-Montrouge tous les onze jours. Du fait d’un prix de vente assez réduit, les tirages, conséquents, atteindront parfois les 10 000 exemplaires. Mais ce rythme effréné de parutions nécessite des rentrées de fonds régulières, ce qui amène notre abbé à lancer des appels à souscription, à vendre des objets de culte et à se faire rémunérer pour des messes, alors même qu’il n’est plus autorisé à en célébrer.
Avec sa hiérarchie, MIGNE continue à entretenir des rapports houleux. Véritable électron libre, visiblement heureux de faire parler de lui et de jouer de son influence, il est devenu en peu de temps un industriel, un patron de presse et un entrepreneur capitaliste ; autant d’activités difficilement compatibles avec sa fonction ecclésiastique. Mais, si ses supérieurs sont dérangés par son comportement et la nature commerciale de ses entreprises, ils ne peuvent totalement désavouer l’action d’une personne qui, de sa propre initiative, contribue à diffuser à grande échelle toute une littérature à la gloire de l’Église et du catholicisme. Suspendu dès 1839, il le sera à nouveau en 1874. Après avoir longtemps bénéficié de l’approbation de la papauté, MIGNE voit le très réactionnaire PIE IX condamner un éditeur qui met à la portée du commun des mortels des textes censés ne rester accessibles qu’au seul clergé.
L’Encyclopédie théologique est en partie composée de rééditions, plus ou moins remaniées, tel le Dictionnaire de la Bible du père CALMET, ou d’ouvrages réalisés pour l’occasion par des auteurs ecclésiastiques ou laïcs, parmi lesquels Louis-François JEHAN et Adolphe de CHESNEL. Mais dans beaucoup d’ouvrages le nom de l’auteur original est effacé, tandis que le nom de MIGNE – qui n’a écrit lui-même aucun tome – figure bien en évidence sur la page de titre. Cette pratique répréhensible, à laquelle il a déjà recouru lors de la publication de sa patrologie, contribuera à lui forger une réputation de plagiaire, renforcée par des procès qui lui seront intentés par des journaux concurrents.
La fin tragique de l’aventure éditoriale
L’épopée éditoriale de notre abbé atypique va brutalement prendre fin dans la nuit du 12 au 13 février 1868, au cours de laquelle un terrible incendie, dont l’origine restera inconnue, ravage l’ensemble de l’imprimerie. Outre les bâtiments, partent en fumée des dizaines de milliers de volumes dont certains étaient sous presse ou en attente de livraison, comme le 102e tome des Orateurs sacrés et les derniers volumes de la patrologie grecque et latine quasiment achevés. 667 855 clichés, ainsi que les précieux caractères en plomb qui auraient permis de réimprimer rapidement les livres déjà publiés, sont également détruits. MIGNE, qui projette encore de lancer de nouvelles collections, se tourne vers les compagnies d’assurance. Mais celles-ci font preuve de mauvaise volonté et ne versent qu’une somme insuffisante au redémarrage de l’entreprise. Après un long procès, ce ne sont finalement que 60% de l’indemnité qui lui sont versés et, compte tenu de l’importance de ses dettes, le prêtre-éditeur se retrouve quasiment ruiné. Usé par ces épreuves, MIGNE, qui finit par renoncer à relancer son activité, meurt à son domicile le 24 octobre 1875. L’année suivante, ses héritiers cèdent le catalogue et les terrains aux éditions Garnier, qui rééditeront certains titres. Si l’Encyclopédie théologique est aujourd’hui quelque peu tombée dans l’oubli, la patrologie et ses œuvres complètes demeurent une source très prisée pour ceux qui étudient la théologie ou l’histoire du christianisme.
Pour en savoir plus sur le personnage hors norme et haut en couleur qu’était l’abbé MIGNE, nous vous invitons à consulter migne.fr, le site de l’association et des éditions J.P. Migne, L’Abbé Migne et ses collaborateurs de Charles CHAUVIN, et Le Plagiaire de Dieu, la fabuleuse industrie de l’abbé Migne, une biographie écrite par l’universitaire américain Howard R. BLOCH.