Une apparition fantomatique
En Californie, la ruée vers l’or et l’arrivée massive de colons et de prospecteurs ont eu des conséquences désastreuses sur les populations autochtones à partir de 1848. Chassés de leurs terres, soumis aux épidémies et à la famine, parfois enlevés et réduits au travail forcé, ils sont par la suite systématiquement massacrés, souvent par des milices de mercenaires. Les Indiens californiens voient leurs effectifs fondre à grande échelle, de sorte que, de 150 000 individus répartis en 21 nations et 250 tribus en 1848, leur effectif tombe à 30 000 en 1870, puis à moins de 10 000 en 1900. Au cours de ce que des historiens qualifient de “génocide californien”, de nombreuses tribus disparaissent purement et simplement en un quart de siècle, ne laissant parfois que leur nom pour seul vestige. Parmi ces ethnies officiellement éteintes, figure celle des Yanas. Traqués jusque dans les contrées les plus sauvages et les plus isolées, les derniers Yanas libres – à peine une quinzaine alors qu’ils étaient près de 2 000 en 1850 – s’évaporent dans la nature, tout le monde étant persuadé qu’ils ont tous péri. Sauf que, le 29 août 1911…
Ce jour-là, des habitants de la périphérie de la ville d’Oroville, levés à une heure très matinale, voient sortir de nulle part un personnage squelettique, exténué et affamé qui est bientôt appréhendé par le shérif local. Cet étrange vagabond, dont on estime qu’il doit avoir une cinquantaine d’années, ne comprend ni l’anglais, ni l’espagnol, ni même les quelques mots “indiens” qu’on essaie de lui adresser. Il surgit comme un véritable fantôme d’une époque révolue. Le petit film ci-dessous revient sur cette apparition largement commentée par la presse de l’époque, qui le présente comme le “dernier Indien sauvage d’Amérique”.
Cet événement ne pouvait qu’attirer anthropologues, ethnologues et philologues, en premier lieu ceux de l’université de Berkeley à San Francisco. Le professeur Thomas Talbot WATERMAN, présumant qu’il s’agit d’un membre de la nation yana, se rend sur place avec Sam BATWI, un fermier aux origines mi-yana mi-maidu. Par le truchement de cet interprète, qui ne parle pourtant pas exactement le même dialecte et peine à comprendre beaucoup de mots, la communication parvient à s’établir. L’Indien, dont on découvre qu’il ne peut révéler son nom qu’à un autre membre de sa communauté, est baptisé ISHI, soit “être humain” en yana. Il confirme qu’il est le dernier survivant de la tribu des Yahi, une composante du peuple yana.
En 1865, sa tribu est attaquée par une milice armée qui tue plus de quarante personnes. Seuls 33 individus parviennent à s’échapper, mais beaucoup seront tués par la suite par des gardiens de bétail ou des colons. ISHI, qui a perdu son père dans le massacre, se réfugie avec les rescapés dans des vastes étendues de chaparral, où ils tentent de survivre en apprenant à se fondre dans le paysage pour passer inaperçus. Pendant les décennies suivantes, le groupe s’amenuise et, en novembre 1908, le campement de fortune qui abrite ISHI et quatre membres de sa famille est découvert par des arpenteurs qui le mettent à sac. Sa mère décède peu après, tandis que son oncle et sa sœur, qui avaient pu s’enfuir, ne réapparaîtront plus jamais. Désormais totalement seul, ISHI survit encore trois années, en camouflant au mieux son existence au monde extérieur et en parvenant à échapper à plusieurs incendies de forêt. Affaibli par les privations, il se résout à mettre fin à sa vie clandestine, s’attendant sans doute à être tué dès sa première rencontre avec un blanc.
L’homme-archive
Après avoir obtenu l’accord du bureau des affaires indiennes, WATERMAN décide de ramener ISHI à San Francisco où, sa sécurité enfin garantie, il va pouvoir devenir un véritable sujet d’étude. Le 6 septembre, accueilli à Berkeley, il est logé dans l’enceinte du musée d’Anthropologie, qui vient juste d’ouvrir ses portes. Pendant plusieurs années, les professeurs WATERMAN et Alfred Louis KROEBER vont interroger leur hôte sur la culture de son peuple défunt. De bonne composition, l’homme se plie à l’exercice, ne rechignant pas à décrire ses techniques pour chasser, faire du feu (ci-dessous), construire un harpon, un arc ou une hutte.
ISHI, dernier locuteur d’une langue éteinte
Dernier locuteur d’une langue qui, elle-même, était un isolat linguistique, ISHI attire également l’intention du célèbre linguiste Edward SAPIR. Celui qui sera plus tard connu pour avoir théorisé l’hypothèse de Sapir-Whorf, était venu en Californie entre 1907 et 1908 à la demande de KROEBER pour travailler sur les idiomes locaux. Spécialiste reconnu des langues amérindiennes, dont il établira une classification en 1929, il avait déjà eu l’occasion de travailler sur la langue yana en s’appuyant sur les quelques écrits existants, essentiellement ceux de John Wesley POWELL et Jeremiah CURTIN, ainsi que sur quelques très rares locuteurs dont le fameux Sam BATWI et une dénommée Betty BROWN. En 1910, il peut publier un recueil intitulé Yana Texts. WATERMAN rassemble des bribes de vocabulaire et réalise 148 enregistrements audio sur rouleaux de cire entre 1911 et 1914. Mais, pour autant, KROEBER estime que, si un linguiste peut arriver à retranscrire un lexique complet et utilisable, qui permettrait de briser définitivement le barrage de la langue yana, c’est au meilleur d’entre eux, SAPIR, qu’il conviendrait de faire appel. Très occupé, ce dernier met près de trois ans à répondre favorablement à l’invitation mais il finit par arriver à Berkeley au cours de l’été 1915, pour reprendre l’étude inachevée laissée en suspens depuis cinq ans.
Au cours d’une série de longs entretiens, SAPIR étudie, auprès du locuteur natif, le dialecte yahi qui se rattache au yana méridional, sensiblement différent de la langue parlée par les groupes centraux et septentrionaux. Le travail est ardu mais, grâce à l’entremise de BATWI, il peut analyser la grammaire et la prononciation de la langue d’ISHI et établir des listes de mots. SAPIR réalise une traduction mot à mot tout en pratiquant la transcription phonétique de tout ce que prononce son interlocuteur. À l’issue de ces entretiens, il aura rempli six cahiers de notes, soit 3 296 lignes rassemblant 13 000 mots différents.
Mais, après quelques semaines, SAPIR doit mettre fin à son enquête linguistique, car ISHI tombe malade. Dépourvu d’immunité contre les maladies courantes importées par les Européens, il est souffrant mais les choses deviennent sérieuses lorsqu’il contracte la tuberculose. Il meurt le 25 mars 1916. Pour l’anecdote, précisons que son cerveau a été conservé – ce qui va à l’encontre des coutumes funéraires indiennes et de son souhait – dans une poterie confiée au Smithsonian. Restitué plus tard, il sera enterré en 2000 dans un lieu secret. Sa mort mettra un terme au travail de SAPIR qui, mis à part quelques brèves publications, n’exploitera pas la masse documentaire qu’il a rassemblée. Après son décès en 1939, les notes seront récupérées par la Bancroft Library.
Le Yana Dictionary
Tombé dans un relatif oubli, ISHI connaît une nouvelle notoriété en 1961 lorsque Théodora KROEBER, anthropologiste et épouse d’Alfred, publie une biographie du dernier des Yahis, intitulée Ishi in Two Worlds : a biography of the last wild Indian in North America. La traduction française – Ishi, Testament du dernier Indien sauvage de l’Amérique du Nord – sera éditée en 1968 chez Plon dans sa fameuse collection Terre humaine. Entretemps, un ancien élève de SAPIR, Morris SWADESH, a entrepris de retravailler les notes et d’achever le dictionnaire yana que son ancien mentor avait à peine ébauché, tout en s’inspirant d’une publication de Leslie SPIER publiée en 1943. En 1960, le Yana Dictionary (ci-dessous), riche de 267 pages, est publié par l’University of California Press.
Bien que l’ouvrage soit inévitablement incomplet et très succinct pour la grammaire, la langue yana, finalement bien documentée, semble définitivement sauvée de l’oubli. Contrairement à d‘autres langues que l’on tente actuellement de “ressusciter”, elle demeure néanmoins une langue morte, aucun groupe tribal actuel ne l’ayant revendiquée comme idiome. La vie romanesque d’ISHI a inspiré la littérature, la musique, le cinéma et la télévision, qui ont adapté le livre de KROEBER. C’est ainsi qu’il est le personnage central du film The last of his tribe (ci-dessous), dans lequel les dialogues, supervisés par un linguiste qui s’est basé sur les écrits de SAPIR, permettent de faire revivre la langue yana.
Pour approfondir le sujet, en plus de la lecture de sa biographie, nous vous conseillons cet article de Carine TREVISAN, Être le dernier : ISHI, l’homme-archive.