WIKIPÉDIA, une éclatante réussite
Wikipédia, dont le nom a été forgé à partir de “wikiwiki“, signifiant “rapide” en hawaïen, est devenue la plus grande encyclopédie du monde et, de loin, la plus consultée avec en moyenne 500 millions de visiteurs par mois. Elle bénéficie des indéniables avantages du numérique, en particulier la rapidité et la facilité de consultation grâce à un moteur de recherche performant. Autres atouts, sa gratuité et la possibilité de voir modifier son contenu en temps réel. Sa gigantesque base de données est en expansion constante, pendant que son contenu, issu de contributions basées sur un fonctionnement participatif, ne cesse de faire l’objet de critiques et de polémiques quant à sa qualité et sa fiabilité. Le sujet qui va nous retenir aujourd’hui a trait à une initiative qui peut paraître incongrue, surréaliste et, pour tout dire, complètement inutile ; il ne s’agit rien de moins que d’imprimer l’ensemble du Wikipédia en anglais, tâche qui revient à transcrire un nombre colossal de pages virtuelles sur un support papier traditionnel.
Derrière ce projet, à la fois déconcertant et fascinant, se trouve un artiste et designer américain du nom de Michael MANDIBERG (ci-dessous).
Né à Detroit en 1977, celui qui est décrit comme un “artiste interdisciplinaire dont le travail met en évidence la poétique et les enjeux politiques de l’ère de l’information” enseigne la culture des médias à l’université de Staten Island et les “humanités digitales” à la City University of New York (CUNY). Il est également membre du centre d’art contemporain Eyebeam, basé à Brooklyn et spécialisé dans les nouvelles technologies. Il est également le créateur de plusieurs performances dans lesquelles il n’hésite pas à se mettre en scène, telles que Live Study, Burned Books et Shop Mandiberg. Dans ces réalisations, il fait interagir, selon les cas, le numérique et la vidéo avec la photographie et la peinture. Il se questionne en permanence quant à l’impact du numérique et de la société de l’information sur la vie psychique et affective de l’individu contemporain.
Lui-même contributeur assidu de Wikipédia pour des articles consacrés à l’art, c’est en 2009 que germera dans son imagination l’idée de donner une existence physique au “monstre” du web, en le “matérialisant dans un format appartenant au passé”. Il n’est pas tout à fait le premier à l’avoir envisagé car, en 2006, l’éditeur Zenodot avait déjà annoncé son intention de publier le Wikipédia germanophone, avant d’abandonner le projet deux mois plus tard. En 2008, la maison d’édition Bertelsman avait publié Das Wikipedia Lexikon. Mais il ne s’agissait pour elle, au-delà d’un “coup” éditorial, que de réaliser un recueil limité à 25 000 articles sélectionnés parmi les plus consultés d’une version germanophone de Wikipédia qui en comptait plus de 700 000. Le projet de MANDIBERG est d’une bien plus grande envergure, car il ambitionne de tirer sur papier l’intégralité de la version anglophone captée à une date donnée afin d’offrir une meilleure perspective sur la quantité de données détenues par l’encyclopédie participative.
Un travail pharaonique
L’ampleur de la tâche va bientôt se heurter à des contraintes techniques et logistiques importantes – en particulier à une bande passante nettement insuffisante en puissance – qui, après plusieurs mois d’efforts, vont le contraindre à renoncer provisoirement à un projet baptisé Print Wikipedia. En 2012, MANDIBERG revient à la charge, mais cette fois-ci assisté d’un programmeur en informatique, Jonathan KIRITHARAN, qui l’aidera à réaliser le logiciel adéquat. Après trois années de labeur, le programme est enfin prêt. MANDIBERG, par le biais de la Wikimedias Foundation, prend soin de contacter les dirigeants de Wikipédia, qui acceptent avec enthousiasme de s’impliquer directement dans le projet. “Ça fait des années qu’on parle de faire ça”, se serait entendu dire MANDIBERG, lequel noue ensuite un partenariat avec un site web d’impression à la demande dénommé lulu.com.
Le basculement sur la plate-forme de MANDIBERG du contenu de Wikipédia en anglais prend la forme de fichiers PDF correspondant chacun à un volume de 700 pages. Il est lancé le 18 avril 2015 à la Denny Gallery de New York. L’événement donne lieu à une exposition (ci-dessous) intitulée From Aaaaa! à ZZZap ! qui explique le projet et ses enjeux et présente en direct l’évolution d’un processus qui va prendre plusieurs semaines, compte tenu du poids titanesque de l’ensemble. Après 24 jours, 3 heures et 18 minutes, le téléchargement, qui “met en valeur le décalage entre les dimensions temporelles vécue et numérique”, est enfin achevé le 12 juillet. Il comptabilise 7473 volumes – dont 91 pour la table des matières et 36 pour un appendice dédié aux contributeurs -, soit un total de 5 231 000 pages.
MANDIBERG a atteint son but premier. Il se félicite d’avoir accompli “à la fois une visualisation utilitaire de la plus grande accumulation de connaissances humaines à ce jour – la base de données Wikipédia – et un geste poétique face aux défis de la connaissance à l’ère des mégadonnées. Cela attire l’attention sur la taille même du contenu de l’encyclopédie et sur l’impossibilité de rendre Wikipédia comme un objet matériel sous une forme fixe : au moment où un volume est imprimé, il est déjà périmé”.
Mais, contrairement à ce qu’il avait envisagé au départ, il lui est impossible d’imprimer la totalité des tomes. En raison d’une contrainte matérielle d’abord, qui impose de disposer d’un local pour les stocker, d’une contrainte financière ensuite, car l’opération a un coût et non des moindres, étant estimée à 500 000 $. Dès lors, une campagne de financement, destinée à imprimer 1 000 volumes de 200 pages, est lancée en 2014, mais elle n’obtiendra pas le succès escompté et il faudra y renoncer. Seuls une centaine de volumes seront effectivement imprimés. En allant sur le site lulu.com, tout un chacun peut commander un ou plusieurs tomes pour le prix de 80$. La performance reste donc au stade virtuel, mais il reste possible de l’imprimer intégralement et même de la commander, en théorie du moins car matériellement le nombre de fichiers ferait exploser le panier. Au final, c’est le geste artistique et philosophique de MANDIBERG qu’il faut retenir. Au passage, notre plasticien du virtuel s’amuse à remarquer que le découpage arbitraire de Wikipédia entraîne parfois des rencontres surréalistes au niveau des titres des tomes – comme Hulk (Aqua Teen Hunger Force (1)) – Humanitarisme en Afrique et Historicité de Jésus – Histoire et utilisation du vote alternatif -, voisinage qui génère une forme de poésie absurde.
Concrètement, pour rendre compte de la cartographie de l’espace Wikipédia et permettre d’apprécier ainsi “la futilité de notion d’échelle pour les mégadonnées”, MANDIBERG expose, outre quelques ouvrages physiques, les dos de 1980 tomes (ci-dessous l’exposition de la Denny Gallery).
Afin de pousser plus loin l’expérience, en la transposant dans une autre langue, l’artiste réitère le procédé quelques mois plus tard à la galerie Import Projects de Berlin, avec l’installation Aachen to Zylinderdruckpresse, soit une visualisation du Wikipédia en allemand portant sur 3 406 tomes. En novembre 2016, c’est au tour de la version néerlandaise – riche de 1 165 volumes – d’être présentée à Gand en Belgique dans le cadre de la biennale de Zebrastraat. Mais l’installation la plus marquante et la plus émouvante sera sans doute celle réalisée dans l’Arizona State University Library, où les volumes Wikipédia seront confrontés à des rayonnages de livres réels (ci-dessous), dans une rencontre silencieuse entre deux mondes et deux époques.
Que l’on adhère ou non au discours de MANDIBERG, nous ne pouvons, en tant qu’amateurs de dictionnaires et d’encyclopédies, que saluer une démarche qui nous amène à réfléchir sur le rapport entre les bases de données virtuelles et les livres “papier”, en évoquant des notions de volume et d’obsolescence du contenu.
Pour être complet, signalons qu’à une époque où Print Wikipedia n’était encore qu’au stade expérimental, un étudiant britannique en graphisme, du nom de Rob MATTHEWS, a réalisé un livre (ci-dessous) renfermant 437 articles phares. Résultat : un monstrueux “bébé” de 5 000 pages reliées d’un bloc, haut de plus de 50 cm.
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Pour terminer, nous vous invitons à regarder la vidéo ci-dessous, datée de 2015, dans laquelle MANDIBERG présentait son projet en personne.