Wikipédia en position dominante
Chaque fois que nous effectuons une requête sur un moteur de recherche, essentiellement sur Google, les fiches Wikipédia font généralement partie des premiers résultats que nous voyons apparaître. Cette encyclopédie participative en ligne est parvenue, grâce à une exigeante et efficace politique d’optimisation pour les moteurs de recherche (en anglais, Search Engine Optimization ou SEO), à s’assurer une visibilité inégalée sur le Web. Le succès de la démarche est incontestable, de sorte que Wikipédia, qui vient de fêter ses vingt ans d’existence cette année – nous reviendrons là-dessus dans un autre billet -, est désormais devenue incontournable. Pour une très large majorité des internautes, la première étape – quand ce n’est pas la seule – pour se renseigner sur un sujet quelconque consiste à consulter la fiche correspondante sur ce site qui cumule les avantages d’être gratuit et d’accès rapide.
Le principal grief des internautes à l’encontre de Wikipédia repose sur le wiki, c’est-à-dire le mode participatif qui impose que ce soient des contributeurs bénévoles qui créent, modifient et amendent les articles présentés par le site. De ce fait, il advient souvent que les articles, de qualité souvent inégale, soient entachés d’erreurs, de contresens et de contre-vérités. C’est pourquoi, dans le but de renforcer sa fiabilité, Wikipédia mobilise ses propres contributeurs pour examiner d’un œil critique les différentes contributions, corriger les points litigieux, obscurs, sujets à caution, et signaler tout ce qui relève du “vandalisme” et de la volonté de nuire. Les modifications et les ajouts récents sont particulièrement surveillés par un service informel intitulé la patrouille R.C. (Recent Charges). Enfin, toutes les demandes de suppression immédiate sont quotidiennement soumises aux administrateurs, choisis parmi les contributeurs pour leurs compétences techniques spécifiques ; en février 2021, ils étaient 159 à contrôler le Wikipédia français.
En dépit de ces précautions et du souci permanent d’écarter ce qui pourrait dégrader la réputation de l’encyclopédie en ligne, des articles volontairement biaisés ou inexacts parviennent à paraître, après avoir réussi à traverser les mailles du filet. Dans le nombre, des canulars, dont certains, particulièrement ingénieux, ont parfois mis des années à être éventés. Dans ce billet, nous vous proposons d’évoquer quelques-unes de ces farces numériques, délaissant tout ce qui relève de la malveillance pure et du “trollage”.
Des articles fantaisistes
Saviez-vous par exemple que GOEBBELS avait mis en place un orchestre de trombones destiné à servir d’instrument de propagande au régime nazi ? Connaissez-vous la tribu éthiopienne des Adyhaffe, la chanteuse Shantal MENDEZ qui a remporté quatre Amy Awards, le philosophe Jean-François MOUFOT, la comédienne Yvonne GRADELET, l’animal préhistorique appelé mustelodon, ou encore la guerre de Bicholim qui a opposé les Portugais de Goa et l’Empire marathe entre 1640 et 1641 (photo ci-dessous) ? Non ? Rien de plus normal car il s’agit d’inventions pures et simples, nées de l’imagination de cerveaux fertiles. Un choix du sujet très spécifique, une rédaction soignée, l’apparence d’un travail de recherche et d’érudition méticuleux, sont autant de facteurs qui ont permis à certains de ces articles “bidons” de persister longtemps sur la Toile avant d’être débusqués ; plus de cinq ans pour la fanfare nazie ou la guerre de Bicholim, quatre pour MOUFOT, et pas moins de quinze années pour l’article sur le mustelodon, lequel détient le record du genre pour n’avoir été éventé qu’en août 2020.
Supercherie de professeur et autres canulars
En France, l’un des coups montés les plus fameux, repris en son temps par les médias, reste le canular d’anthologie élaboré par Loys BONOD, professeur de français dans un lycée parisien. Au cours de sa première année d’enseignement, il se rend rapidement compte qu’une bonne partie de ses élèves ont pris la fâcheuse habitude de « pomper » le contenu de leurs dissertations dans des corrigés disponibles sur Internet. Même lors de devoirs sur table, certains élèves se servent de leur smartphone pour les recopier sans chercher à les comprendre. C’est alors que l’enseignant imagine de se livrer à une “petite expérience pédagogique”.
Il exhume un sonnet d’un auteur baroque assez confidentiel, nommé Charles de VION d’ALIBRAY, et s’assure que le texte original est impossible à trouver sur le Web. Puis, devenu contributeur sur Wikipédia, il insère dans la fiche de l’écrivain (ci-dessous) la phrase suivante : “Son amour célèbre et malheureux pour mademoiselle de BEAUNAIS [totalement fictive] donne à sa poésie, à partir de 1636, une tournure plus lyrique et plus sombre.”
Notre professeur s’amuse ensuite à intervenir sur plusieurs forums, se présentant tantôt comme élève tantôt comme érudit, pour disséminer sur la Toile des fausses informations qu’il assène avec une docte assurance. Machiavélique, il propose à deux sites, qui le mettent effectivement en ligne, un faux corrigé rempli de fautes d’orthographe et de phrases emphatiques dépourvues de sens. Enfin, il parsème la fiche Wikipédia de liens menant vers ses contributions “piégées”. À la rentrée, il donne le poème à commenter à ses élèves, précisant que ce travail ne nécessite aucune recherche et qu’il attend une analyse personnelle de chacun d’eux. Au moment de corriger le devoir, il ne peut que constater et déplorer le « succès » de son entreprise de sabotage. Sa conclusion est en effet sans appel : “Sur 65 élèves de Première, 51 élèves – soit plus des trois-quarts – ont recopié à des degrés divers ce qu’ils trouvaient sur Internet, sans recouper ou vérifier les informations, ou réfléchir un tant soit peu aux éléments d’analyse trouvés, croyaient-ils, au hasard du Net.” Le devoir ne sera, bien sûr, pas noté, et le professeur révèlera la supercherie à ses classes.
La blague a largement droit aux honneurs de la presse, suscitant des commentaires et des réactions contrastés. Pour sa part, l’enseignant affirme qu’il a voulu faire “la démonstration que tout contenu publié sur le Web n’est pas nécessairement un contenu validé, ou qu’il peut être validé pour des raisons qui relèvent de l’imposture intellectuelle”. Il dénonce la “servitude [des élèves] à l’égard d’Internet qui va même à l’encontre de l’autonomie de pensée et de la culture personnelle que l’école est supposée leur donner”. Même si Wikipédia n’est pas le seul outil dont s’est servi BONOD, dans cette affaire l’encyclopédie en ligne est particulièrement montrée du doigt. De leur côté, d’autres enseignants et journalistes renchérissent en déplorant que beaucoup de copies d’élèves ne soient plus désormais que des “copier-coller” de fiches du site.
S’il est facile de brocarder des lycéens peu méfiants, rappelons quand même que d’autres, censément plus avertis, se sont laissé prendre à des canulars de Wikipédia. Ainsi, Léon Robert de l’ASTRAN, qui n’a jamais existé, a eu droit à son heure de célébrité en 2010, quand une femme politique bien connue le cite en exemple. Pendant des années, un dénommé Camille FOURT-ARTEAGA a été désigné comme demi d’ouverture de l’équipe de France de rugby U21, championne du monde en 2006. Il s’agissait d’une blague de potache qui n’avait jamais été corrigée et avait même été reprise sur son site par le très sérieux World Rugby. Idem pour l’inventeur supposé de la boule à neige Georges LENEPVEU, un individu créé de toutes pièces sur Wikipédia, et qui sera à plusieurs reprises cité par des journalistes. L’existence d’un instrument de torture fictif, le Crocodile Shears (cisailles de crocodile), prétendument utilisé sur le pénis des hommes qui, à l’époque médiévale, avaient voulu attenter à la vie du roi, a longtemps alimenté de nombreuses fiches de Wikipédia, avant d’être reprise dans des romans et même dans un dictionnaire.
L’« exploit » de Gardener
Nous terminerons avec une imposture de grande ampleur éventée durant l’été 2020. Pendant plus de cinq années, un dénommé Amaryllis GARDENER (ci-dessous, son profil utilisateur) rédigera, en qualité d’administrateur sur Wikipédia, 23 000 articles en langue scot, devenant ainsi le plus important contributeur dans cet idiome. Rappelons que ce langage, étranger à la famille gaélique et proche du vieil anglais, n’est parlé que dans les Lowlands, sur la façade occidentale de l’Écosse et dans une partie de l’Ulster. Le scot a acquis ses lettres de noblesse au XVIIIe siècle grâce au poète Robert BURNS, mais son nombre de locuteurs “confirmés” ne semble aujourd’hui guère excéder les 100 000 individus.
Or, il s’avère d’une part que ce rédacteur, dont le nom est un pseudonyme, se trouve être un adolescent de Caroline du Nord et que d’autre part celui-ci ne parle absolument pas le scot. C’est en 2013, à l’âge de douze ans, qu’il a commencé à créer des fiches dans un sabir forgé à partir de mots anglais, de tournures archaïques, de permutations de lettres et d’une orthographe calquée sur un accent écossais exagéré au point d’être caricatural. Il en résulte une bouillie linguistique totalement déroutante, qui reste néanmoins intelligible pour un anglophone.
Voyant que son procédé fonctionne, GARDENER, mis en confiance, multiplie les fiches sur les sujets les plus divers comme des films, des faits historiques et des biographies. Il rédige ses articles en anglais avant de retravailler son texte pour lui donner une patine écossaise. Nullement intimidé, notre “scotophone” amateur corrige même à sa manière, sacrilège suprême, près de la moitié de la fiche de Wikipédia consacrée à BURNS. Bien que certains autres contributeurs soient étonnés par ce jargon peu orthodoxe, notre jeune Américain persiste pendant plusieurs années, ne se mettant en retrait qu’à partir de 2018. Le tournant survient durant l’été 2020, lorsqu’un dénommé ULTACH publie sur Reddit un article dans lequel il fait part de son analyse de la version Wikipédia en scot, qu’il juge “notoirement mauvaise”. Au terme de son enquête, intrigué par l’étrange travail de GARDENER, le principal rédacteur du site, il finira par découvrir que derrière ce patronyme se cache un adolescent totalement ignorant de la langue scot.
La découverte de la supercherie crée un certain émoi… Guère indulgent, ULTACH déclare : “Je pense que cette personne a peut-être fait plus de tort à la langue écossaise que quiconque dans l’histoire. Elle s’est livrée au vandalisme culturel à une échelle sans précédent. Wikipédia est l’un des sites Web les plus visités au monde. Potentiellement, des dizaines de millions de personnes pensent maintenant que l’écossais est une interprétation horriblement mutilée de l’anglais plutôt qu’une langue ou un dialecte à part entière ; tout cela parce qu’ils ont été exposés à une interprétation mutilée de l’anglais appelée écossais par cette personne et par cette personne seule.” Les réactions outragées et sarcastiques se multiplient (ci-dessous, une parodie de fiche Wikipédia présentant l’affaire comme The Battle of the Scots Wiki). L’encyclopédie numérique, placée au cœur de la polémique, essaiera de se dédouaner en rappelant sa philosophie : “Nous ne définissons pas de politique éditoriale sur Wikipédia ou nos autres projets, ce qui signifie que nous n’écrivons pas, ne modifions pas ou ne déterminons pas quel contenu est inclus dans une langue spécifique Wikipédia ou comment ce contenu est maintenu. La politique éditoriale est plutôt déterminée par les bénévoles qui éditent et participent au développement de chaque projet.”
Le débat se concentre désormais sur ce qu’il conviendrait de faire de l’encombrant “legs” de GARDENER. Certains en réclament la suppression pure et simple, voire un retour au site de 2012, mais cette solution amputerait le Wikipédia en scot de plus du tiers de ses articles. D’autres, en particulier le Scot Language Center de Perth, souhaitent voir corriger les articles défaillants, mais ce travail, qui risquerait de s’éterniser, pourrait engendrer une fermeture temporaire du site qui risquerait de devenir définitive. Quant aux plus pragmatiques, plutôt que de voir saborder l’ensemble du Wikipédia en scot, ils plaident pour laisser le site en l’état, mais en l’assortissant d’avertissements. Cette question, non encore tranchée, constitue à l’évidence une mauvaise publicité et un casse-tête pour Wikipédia.
Pour conclure, rappelons que si nous avons présenté ici des cas assez exceptionnels, la plupart des canulars et impostures sont très rapidement détectés et supprimés. Échaudée par des cas spectaculaires souvent montés en épingle par les médias et les réseaux sociaux, Wikipédia tend à durcir sa politique de vigilance. Fin 2016, le journaliste du Monde Pierre BARTHÉLÉMY crée la fiche Wikipédia de LÉOPHANE, un obscur savant grec, en inventant la plus grande partie du contenu afin de “tester le système immunitaire de Wikipédia”. Après cinq semaines, jugeant que l’expérience avait duré, il contacte un administrateur pour prendre rendez-vous et expliquer sa démarche. La conversation, rendue publique, lui attire les foudres d’une grande partie de la communauté qui l’accuse de vandalisme. Il est sanctionné en étant “bloqué en écriture sur Wikipédia” à vie ; peine finalement ramenée à neuf mois. Tricher, même pour rire, sur Wikipédia, n’est donc pas sans conséquences…
Ci-dessous, une petite vidéo en anglais détaille les moyens mis en œuvre par Wikipédia pour détecter et bloquer bobards et canulars. Dans le même ordre d’idées et pour rester sur un sujet voisin, nous vous renvoyons vers notre précédent billet : Des définitions-pièges dans les dictionnaires : les entrées fictives.