SOS manuscrits en péril !
Fragile et “périssable” par nature, le livre en tant qu’objet est en permanence menacé d’être abîmé ou détruit. Aucun support, même des plus modernes, ne peut se prétendre définitivement à l’abri de l’usure, des accidents ou des actes de vandalisme, de bêtise ou de malveillance. L’actualité nous fournit régulièrement des exemples de destructions catastrophiques, qu’elles soient de nature accidentelle ou consécutives à des guerres ou des émeutes.
Malgré tout, qu’ils soient faits de parchemin, de papyrus, de papier – notons au passage que celui fabriqué à partir de chiffon était autrement plus résistant que celui produit industriellement depuis le XIXe siècle avec la cellulose de bois – ou d’autres supports comme la pierre et le métal, nombreux sont les ouvrages à avoir bravé les épreuves du temps pour parvenir jusqu’à nous. La préservation de cet inestimable patrimoine culturel de l’humanité fait plus que jamais l’objet d’un combat opiniâtre. Certes, les techniques de restauration et de conservation ont pu bénéficier des considérables avancées scientifiques et techniques mais, du fait de leur nature très onéreuse, toutes les bibliothèques ne peuvent en bénéficier.
À l’heure actuelle, la meilleure sauvegarde des livres paraît être la numérisation, procédé qui a également le très gros avantage de permettre la consultation à distance des ouvrages sans nécessiter une manipulation potentiellement dommageable. Mais le travail de numérisation nécessite des moyens techniques, humains et financiers importants. Partout dans le monde, des partenariats entre des organismes publics, des bibliothèques, des archives des musées, des institutions publiques ou privées et des entreprises, permettent de réaliser des campagnes qui ont pour but de préserver le contenu de cet héritage commun. Dans cette vaste entreprise de sauvetage, une organisation, véritable pionnière en la matière, se distingue de longue date ; il s’agit de la Hill Museum & Manuscript Library, plus connue sous l’acronyme HMML.
L’action opiniâtre de la HMML
En 1964, le père Colman James BARRY devient le président de la Saint-John’s University de Collegeville dans le Minnesota, vénérable institution fondée en 1857 par des moines bénédictins. Historien réputé, cet ecclésiastique dynamique est préoccupé par la conservation des collections dans les monastères européens, particulièrement celles contenant des ouvrages antérieurs à 1600. Dans le contexte de la Guerre froide et dans la crainte d’un nouveau conflit mondial plus destructeur que le précédent, il engage un projet de sauvegarde en recourant à la technique du microfilm. Ce procédé, qui offre de bonnes garanties de conservation à long terme dans un milieu à hygrométrie et température contrôlées, est effectivement idéal pour conserver un nombre astronomique de pages, à une époque où Internet n’en est qu’à ses prémices. Grâce à un don de 40 000 $ de la Hill Family Foundation, le matériel nécessaire au microfilmage est acquis par le Monastic Manuscript Microfilm Project, qui voit le jour dès 1965.
La direction du projet va être confiée à un autre moine, le père Oliver KAPSNER, lui-même linguiste et libraire, qui est mandaté pour se rendre en Europe afin d’y collecter et photographier les précieux manuscrits. Notre homme, accompagné d’un assistant technique, parcourt l’Italie, la Suisse et l’Autriche à bord d’une camionnette (ci-dessous), demandant à différents monastères l’autorisation de fixer sur microfilms leurs ouvrages rares et anciens.
Après avoir essuyé de nombreux refus, nos deux routards-bibliophiles réussissent enfin à obtenir l’accord d’une abbaye, celle de Kremsmünster en Haute-Autriche, où ils parviennent à microfilmer 434 manuscrits datant d’une période s’étalant du VIIIe au XVIIe siècle. L’intérêt de la démarche et la qualité du travail ayant pu être démontrés, d’autres établissements, et non plus uniquement des bibliothèques monastiques, leur ouvrent leurs portes – on en comptera 27 en 1968 -, et la collecte avance désormais à un rythme soutenu. En sept années, KAPSNER puis Urban STEINER réalisent en Autriche les microfilms de 30 000 manuscrits, dont 13 000 dans la seule Bibliothèque nationale de Vienne. Ces copies constituent la base historique de la Monastic Manuscript Microfilm Library (MMML), dont la direction est alors confiée à Julian PLANTE, successeur de KAPSNER en 1972. Au cours des décennies qui vont suivre, l’équipe élargit considérablement son champ d’investigation et, après avoir opéré en Espagne et à Malte, l’organisme, entretemps devenu en 1975 la Hill Monastic Manuscript Library (HMML), se voit inviter dans des pays européens aussi divers que l’Allemagne, la Suède, le Portugal, l’Italie, la Grande-Bretagne, la Suisse, la Croatie, l’Ukraine, la Roumanie, la Hongrie et le Monténégro. Dès lors, l’institut s’est forgé une solide réputation de savoir-faire, qui va lui permettre de rayonner au-delà des États-Unis et de l’Europe.
En 1970, le patriarche orthodoxe d’Éthiopie, en contact avec le doyen d’une grande université américaine, lui fait part de sa grande inquiétude concernant le formidable patrimoine littéraire dispersé dans d’innombrables petites structures menacées par une insécurité grandissante et un marché noir en expansion. L’universitaire sollicite le HMML, qui accepte de relever le défi. Les premières photographies sont réalisées à partir de septembre 1973, en dépit d’un climat social et politique qui se dégrade très vite. Le Négus, qui avait personnellement parrainé le projet, est déposé en juin 1974 mais, malgré l’avènement d’un régime marxiste dur et clairement anticlérical, la politique de terreur menée par MENGISTU, les guérillas, la famine et la guerre avec des provinces sécessionnistes, les opérations peuvent se poursuivre au bureau de l’Ethiopian Manuscript Microfilm Library, basé à Addis-Abeba. Entre 1973 et 1994, 9600 manuscrits sont fixés sur microfilms, dont les plus anciennes bibles connues du pays. En 1990, ce sera au tour de la Bibliothèque nationale d’Afrique du Sud de préserver sa collection de livres anciens.
À partir des années 2000, la plus grande partie de l’activité de l’organisation, rebaptisée en 2005 Hill Museum & Manuscript Library, se déroule désormais en Asie, aux Proche et Moyen-Orient, et en Afrique. C’est ainsi que ses équipes, dans lesquelles le recrutement local est privilégié, ont pu opérer au Népal, au Pakistan, au Liban, en Israël, en Syrie (jusqu’en 2012), en Turquie, en Irak, en Égypte, au Yémen, au Mali, en Libye (à Ghadamès depuis 2020), à Gaza et en Inde où ont été numérisés de rares manuscrits rédigés en syriaque sur des feuilles de palmier. Comme nous le constatons dans cette liste, plusieurs pays ont connu ou connaissent encore une situation de guerre. Depuis lors, certains documents ont été détruits, comme en Irak et en Syrie, ou se sont retrouvés dispersés, de sorte qu’il n’est plus possible d’en consulter les originaux. Ces événements rappellent qu’à ce jour la mission première de l’organisation – préserver les collections menacées – reste cruellement d’actualité. L’un des grands chantiers en cours est consacré à la sauvegarde des manuscrits de Tombouctou, qui ont échappé en 2012 aux autodafés des djihadistes. HMML est en effet un des grands partenaires de la SAVAMA-DCI, qui s’est donné pour objectif de numériser près de 250 000 documents.
Le tournant du numérique et de la consultation à distance
À partir des années 1990, le HMML prend le virage du numérique, passant de la technique de stockage sur microfilms à celle des C.D.-ROM, puis à celle des disques durs. Les méthodes de travail évoluent, le microfilmage faisant place désormais à la photographie numérique. Les travaux sur microfilms cesseront définitivement en 2006. Le grand chantier actuel consiste à valoriser la formidable collection de microfilms patiemment rassemblés depuis 1965. En 2000, on ne comptait pas moins de 90 000 bobines de microfilms conservées dans les réserves de Collegeville. Dans un premier temps, la consultation nécessitait de se déplacer dans la salle de lecture pour accéder aux copies. Mais très vite les nouvelles technologies vont permettre une consultation des copies à distance. En effet, porté par l’actuel directeur, le frère Columba STEWART, véritable “globe-trotter” du sauvetage des manuscrits anciens et, par le passé, personnellement investi dans les missions dangereuses, le projet d’une bibliothèque virtuelle va peu à peu prendre forme grâce à la générosité de plusieurs donateurs et à des partenariats avantageux. La Virtual Reading Room, mise en ligne en 2016 (ci-dessous), connaîtra plusieurs améliorations au cours de l’année 2018.
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À ce jour, seule une partie de la collection est consultable à distance, mais l’immense catalogue, qui n’est pas encore totalement achevé – la numérisation étant plus rapide que le catalogage -, reste accessible à qui le souhaite. La copie d’un manuscrit peut même être obtenue sur commande, sous réserve de l’accord de la bibliothèque d’origine. À l’heure actuelle, 140 000 manuscrits sont enregistrés, soit un total de plus de 50 millions de pages. Nous ne pouvons qu’admirer l’œuvre accomplie par cette ONG qui, après avoir débuté il y a 66 ans de manière modeste et artisanale, est désormais devenue la référence mondiale incontournable pour la sauvegarde des manuscrits anciens.
Dans la courte vidéo ci-dessous, le médiatique frère STEWART évoque la mise en place du projet du HMML.
Une autre vidéo qui présente les différentes fonctionnalités du site web :