Dans un livre traduit et édité en France en 2004 sous le titre de Faussaires et critiques, l’Américain Anthony GRAFTON résume en quelques phrases l’objet de ce dernier billet consacré aux livres et manuscrits falsifiés : « On pourrait croire que la multiplication de bibliothèques bien ordonnées, des ouvrages de référence, des catalogues et le nombre croissant de professionnels de la littérature et de la bibliographie qui les publient réduiraient les chances de réussite d’une fraude majeure. En fait, ce changement dans leurs conditions de travail n’a diminué les chances de succès que pour les faussaires maladroits, incapables de faire passer leurs œuvres au travers d’un réseau de détection devenu plus serré… Même de nos jours, maints collectionneurs et bibliothécaires, fascinés par un auteur ou un genre particulier, s’aperçoivent, mais un peu tard, qu’ils ont négligé les vérifications bibliographiques et matérielles élémentaires qui auraient pu leur éviter d’être dupes. » À vrai dire, dans la liste des victimes nous pourrions inclure les journalistes et les historiens, principales victimes de l’arnaque qui suit.
Le journaliste chevronné Gerd HEIDEMANN, du célèbre magazine allemand Stern, présente, le 25 avril 1983, en conférence de presse, une série de carnets qui seraient les journaux intimes d’Adolphe HITLER. L’hebdomadaire en a acquis les soixante-deux tomes, couvrant la période allant de 1932 à 1945, pour la somme rondelette de neuf millions de marks. La rédaction exulte, des extraits sont publiés dans les pages du magazine, et des journaux étrangers sont déjà en train de négocier les droits de publication. Malgré les réticences et les réserves de certains historiens, l’analyse graphologique semble confirmer qu’il s’agit bien de l’écriture d’HITLER, affirmation qui sera pourtant facilement démontée par la suite.
Deux semaines plus tard, alors que Stern a consacré un deuxième numéro aux carnets, la sanction des experts et des scientifiques tombe : il s’agit de faux ; l’encre et le papier sont de facture récente, et le texte se révèle truffé d’anachronismes. Le scoop s’avère être une vaste supercherie, le scandale est énorme… Trop empressée et sans doute fière d’avoir cru réaliser une bonne affaire commerciale, l’équipe éditoriale du magazine est discréditée. Plusieurs de ses membres doivent démissionner, et le journal se voit contraint de présenter des excuses publiques.
L’homme à l’origine de ce pataquès s’appelle Konrad KUJAU. Originaire de RDA, il s’est spécialisé dans la fabrication de faux souvenirs de guerre nazis et de faux tableaux, dont certains passant pour des œuvres du Führer. Pendant plusieurs années il parvient à abuser des collectionneurs et des nostalgiques du IIIe Reich. Au cours des années 70, KUJAU a déjà fabriqué, avec des procédés pourtant assez rudimentaires, un carnet censé constituer une partie des journaux intimes d’HITLER, réputés avoir disparu dans le crash d’un avion en avril 1945. Ces documents ayant été authentifiés par un expert, ancien nazi lui-même, la rumeur de leur existence se propage et parvient aux oreilles de HEIDEMANN.
Après un an d’enquête, le journaliste retrouve KUJAU, dissimulé sous le pseudonyme de FISCHER, qui lui confirme connaître en RDA une personne en possession des écrits personnels d’HITLER, dont les fameux carnets et un tome inédit de Mein Kampf. Le journaliste, appuyé par sa direction, négocie l’achat des manuscrits avec celui qui est supposé jouer le rôle d’intermédiaire et de passeur. Une fois l’escroquerie éventée, le falsificateur et le journaliste qui a détourné à son profit une partie des sommes sont arrêtés. Leur procès, qui se déroule sous le signe de l’invective et du cabotinage, se conclut pour les coupables par des peines de quatre ans de prison. Atteint d’un cancer, KUJAU est libéré dès 1987 et, jouant de sa notoriété, profite pour vendre à bon prix des copies de tableaux signées de son vrai nom.
Nous terminerons ce billet en évoquant deux affaires qui trouvent leur origine dans des documents probablement falsifiés, mais sur lesquels la science n’a pas encore pu se prononcer de manière définitive et irréfutable ; il s’agit du papyrus d’ARTÉMIDORE et d’un document attribué à GALILÉE.
En 1998, une revue allemande d’archéologie annonce la découverte d’un important fragment de papyrus recouvert d’écriture, qui aurait été réutilisé pour garnir un sarcophage. Après étude, le texte se révèle être une description géographique attribuée à ARTÉMIDORE d’Éphèse. La découverte est très médiatisée. Achetée par une fondation bancaire italienne pour près de 2,75 millions d’euros, la pièce sera exposée dans plusieurs musées européens.
Mettant en doute cette trop belle histoire, plusieurs scientifiques contestent l’authenticité du document dont le parcours reste très mystérieux. Dans deux livres parus en 2007 et 2008, Luciano CANFORA, qui égratigne au passage le milieu du marché de l’art et des antiquités, entend démontrer, preuves à l’appui, qu’il s’agit d’une copie fabriquée par un faussaire du XIXe siècle : Constantin SIMONIDÈS. Mais, même si le doute est plus qu’étayé par de nombreuses incohérences, l’authenticité du document fait encore débat à l’heure actuelle.
Autre affaire de la même veine que la précédente : la supposée découverte d’un exemplaire original du Sidereus nuncius de GALILÉE. Cette trouvaille va semer la zizanie dans le monde des experts. Publié en 1610 à Venise, cet ouvrage est très important pour l’histoire des sciences, dans la mesure où il contient les résultats des observations effectuées à la lunette astronomiques par GALILÉE, mettant à mal la conception aristotélicienne de l’univers, jusqu’alors communément admise.
Détenu par un collectionneur sud-américain, un exemplaire de ce livre est proposé à la librairie new-yorkaise de Richard LAN par deux Italiens. Convaincu de la valeur de cet exemplaire, mais souhaitant le faire expertiser, le libraire le présente à Owen GINGERICH, l’un des grands spécialistes de GALILÉE, qui a personnellement consulté quasiment tous les exemplaires connus du Sidereus nuncius. En plus de la signature « Io Galileo Galilei f. » qui semble bien être un autographe de l’astronome lui-même, le scientifique ressent une grande émotion en découvrant une série d’aquarelles de couleur rouille représentant les quartiers de la lune. Il est connu que GALILÉE en personne avait réalisé au lavis ces dessins reproduits dans le livre. Il ne lui paraît donc pas exclu qu’il puisse s’agir d’originaux rédigés de la main du maître lui-même.
LAN acquiert le livre pour 500 000 dollars, et le revend à Harvard pour 10 millions de dollars. En 2007, la découverte est officiellement annoncée. Une double expertise menée à Berlin et à Princeton conclut à l’authenticité des documents, et une étude complète est publiée en 2011. Alors que l’on pouvait considérer le débat clos, la controverse débute à l’initiative du professeur Nick WILDING qui dénonce une imposture. Pour lui, certains tampons de bibliothèque présents sur le livre ont été manifestement trafiqués, et il met en avant des incohérences manifestes. Il pointe surtout du doigt la personnalité de l’un des Italiens qui ont vendu le livre à LAN : Marino Massimo DE CARO. Le moins que l’on puisse dire, c’est que le passé de cet individu sans scrupule a largement de quoi étayer son implication dans la fabrication d’un faux ! Il sera par la suite au centre du rocambolesque scandale de la Biblioteca dei Girolamini Napoli, véritable sujet de roman policier.
D’autres scandales d’un autre ordre ont agité récemment le monde de la bibliophilie, telle en France l’affaire Aristophil qui mériterait de longs développements (sur ce sujet, nous vous renvoyons notre billet consacré au manuscrit du marquis de SADE). Nous y reviendrons peut-être, mais le but de notre blog ne consiste quand même pas à décourager les amoureux des livres anciens de tenter l’aventure de la collection et de la bibliophilie !
Pour ceux qui souhaitent approfondir le passionnant sujet des livres falsifiés, nous les renvoyons vers le travail de Dominique VARRY, grand spécialiste français sur le sujet, et professeur à l’ENSSIB.
Pour conclure en musique, l’équipe de Dicopathe vous propose de (re)découvrir la chanson du grand Georges BRASSENS, Histoire de faussaire.
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