Le marché de l’art se voit régulièrement secoué par de retentissants scandales dus à la vente d’habiles copies sous le sceau de l’ancien et de l’authentique. Moins médiatisé, le monde de la bibliophilie n’est pas pour autant à l’abri de ces dérives. Certes les prix d’acquisition des ouvrages ne sont pas extravagants comparés à ceux de certains tableaux ou de certaines antiquités, mais le marché du livre ancien, des autographes et des manuscrits peut lui aussi être utilisé pour des investissements-refuges échappant aux tracasseries financières et fiscales auxquelles sont soumises d’autres formes de placements. La très grande majorité des collectionneurs recherche avant tout à satisfaire une passion mais, quand elle est présente, la spéculation peut avoir un effet amplificateur sur les prix, comme lors de vente de la collection de Pierre BERGÉ. Il est donc inévitable que des faussaires et des escrocs s’intéressent aux vieux livres, en tentant de tromper les bibliophiles, les institutions, les bibliothèques ou les musées, lesquels constituent des cibles privilégiées en raison de leur politique d’acquisition et de leurs moyens financiers.
Le premier danger qui guette le bibliophile est bien entendu celui des contrefaçons. Avant même l’invention de l’imprimerie, des faux manuscrits et des documents trafiqués se sont multipliés pendant tout le Moyen Âge. Sur le sujet, nous invitons nos lecteurs à consulter notre fiche consacrée au Dictionnaire de diplomatique.
Plus tard, nombre de livres anciens à succès sont reproduits à l’étranger, sans autorisation ni accord préalables, le plus souvent à une adresse et chez un éditeur fictifs. Depuis Louis XIII, les libraires, imprimeurs et relieurs ont interdiction de contrefaire les livres protégés par un privilège, mais aussi d’acheter ou de vendre ceux qui se révèlent avoir été frauduleusement copiés. Malgré ce cadre juridique, la contrefaçon ne cessera jamais de prospérer aux XVIIe et XVIIIe siècles.
S’il n’est pas toujours aisé pour l’amateur de déceler les version “pirates”, celles-ci sont le plus souvent bien connues des spécialistes qui ont pu les recenser au cours du temps. Ces copies, plus ou moins retravaillées, ne constituent pas forcément des ouvrages sans intérêt ni valeur, mais elles ne peuvent évidemment pas être vendues comme des originaux.
Plus rares, mais également plus fascinantes, sont les œuvres de faussaires, dont certains parfois très talentueux. Évoquons ici la technique dite du réemboîtage utilisée pour substituer à une couverture banale une reliure de belle apparence dotée d’armoiries prestigieuses. Au XIXe siècle, le relieur belge Théodore (ou Louis selon les sources) HAGUÉ a été particulièrement productif et inventif dans le domaine des couvertures truquées et falsifiées. À côté de cette arnaque, somme toute assez simple dans son principe, il existe un autre trucage plus sophistiqué, permis par le progrès scientifique, le gillotage. Désignant à l’origine une technique de gravure sur plaque de zinc, ce mot recouvre également une pratique consistant à rassembler des extraits manuscrits épars, voire carrément fabriqués, pour reconstituer une page unique. Des documents lacunaires ou inachevés ont été ainsi “complétés”, voire rassemblés, pour en créer de nouveaux.
Certains faussaires poussent leur audace très loin, en inventant des ouvrages de toutes pièces et en parvenant à berner des acheteurs peu méfiants et même des professionnels chevronnés. Formé dans une officine spécialisée dans les fausses pièces généalogiques, Denis VRAIN-LUCAS se rend célèbre en se lançant en 1861 dans une escroquerie grossière. Se présentant comme intermédiaire au mathématicien Michel CHASLES, il lui propose une série de manuscrits et de lettres censées émaner de personnalités aussi diverses que PASCAL, ALEXANDRE le GRAND, MOLIÈRE, Jeanne d’ARC, CÉSAR, VERCINGÉTORIX et JUDAS ! Nous avons reproduit ci-dessous celles attribuées à VERCINGÉTORIX et à CLÉOPÂTRE, que VRAIN-LUCAS n’hésite pas faire s’exprimer en vieux français !
Brillant savant, Michel CHASLES fait incontestablement preuve d’une très grande naïveté en achetant sans barguigner près de 3 000 faux, pour une somme de 150 000 francs-or ! Sa candeur lui vaut d’être publiquement ridiculisé, une première fois lors de la présentation de l’une de ces lettres à l’Institut, une seconde pendant un procès où VRAIN-LUCAS aura beau jeu de mettre les rieurs de son côté en brocardant le manque de jugeote du savant. Cette affaire à la fois fascinante, abracadabrante et comique restera un cas d’école et fera l’objet d’abondants commentaires.
Toutes les victimes n’étant pas aussi faciles à duper que notre malheureux savant, les faussaires ont le plus souvent recours à des techniques plus ingénieuses. Outre-Manche, une escroquerie imaginée par deux personnages, respectés et estimés de leurs pairs, marquera pour longtemps le milieu de la bibliophilie britannique. Cet épisode réunit comme protagonistes Harry Buxton FORMAN, érudit et libraire, et Thomas James WISE, collectionneur d’éditions rares, tous deux considérés comme des figures importantes du monde des lettres et des bibliophiles.
L’originalité de leur arnaque tient à l’ingéniosité du procédé utilisé. Au lieu de fabriquer de toutes pièces un texte inconnu attribué à un grand auteur ou de contrefaire des éditions originales, les deux compères jouent sur l’antériorité de la date de parution. En clair, ils fabriquent des fausses plaquettes, c’est-à-dire une prépublication partielle ou intégrale d’un texte à venir, le plus souvent promotionnelle et semi-confidentielle. Datées d’avant la première publication officielle d’un livre, ces publications présentent, du fait de leur rareté, une grande valeur aux yeux des collectionneurs et des universitaires.
En 1886, ils profitent de la parution de poèmes inédits de SHELLEY, dont FORMAN est un éminent spécialiste, pour les publier, avec la complicité d’un imprimeur, dans des livrets datés d’avant 1886. Pendant plusieurs décennies, les deux faussaires (forgers en anglais), à l’abri derrière leur façade respectable, récidivent en écoulant avec succès des livres falsifiés de grands auteurs de langue anglaise comme Alfred TENNYSON, John RUSKIN et George ELLIOTT ; c’est ainsi que lors d’une vente aux enchères, à New-York en 1915, près de vingt-cinq de leurs contrefaçons sont proposées au public.
En 1917, FORMAN décède, sans que son implication dans cette vaste supercherie ne soit soupçonnée. En 1934, deux libraires plus avisés que les autres démontent l’entreprise dans un ouvrage intitulé An enquiry into the nature of certain nineteenth century pamphlets, et WISE, dont on apprendra plus tard qu’il avait également dérobé des documents anciens conservés au British Museum, se retrouve mis sur la sellette. Il décède quelques années plus tard avant de subir le déshonneur d’un procès, mais l’arnaque, peu à peu révélée, deviendra une des plus célèbres affaires de fraude des XIXe et XXe siècles. Détail amusant, les faux de WISE et FORMAN sont aujourd’hui aussi recherchés et étudiés que d’authentiques éditions rares ! Pour ceux qui souhaitent plus de détails sur cette affaire, nous les orientons vers cet article en français
Cette affaire n’est pas sans ressemblance avec un scandale qui a défrayé la chronique en 1993, impliquant la biographe Lee ISRAËL. Pour pallier à ses incessants problèmes d’argent, elle fabrique des fausses lettres d’écrivains célèbres – 400 auteurs au total – et parfois même falsifie directement des courriers authentiques quelle a dérobés dans les archives et les bibliothèques. La combine fonctionne près d’une année, période pendant laquelle elle inonde littéralement le marché new-yorkais de contrefaçons, mais la forfaiture finie par être percée à jour. Repérée elle est arrêtée et plaide coupable. Comme il se doit, elle racontera son histoire dans un livre, récemment adapté en film.
Dans un second billet, nous aborderons une autre affaire de faux et usage de faux, particulièrement spectaculaire et atypique, mais également tragique, car associée à des assassinats.