Un livre et son auteur : dissociation impossible?
Par honnêteté intellectuelle, nous devrions toujours pouvoir dissocier une œuvre de son auteur. Pourtant, il s’avère le plus souvent impossible d’appréhender de manière totalement objective le travail d’un intellectuel, d’un universitaire ou d’un artiste sans prendre en compte sa personnalité et ses engagements. Quand nous nous penchons avec attention sur la biographie et les traits saillants du caractère d’un auteur ou d’un penseur, il peut nous inspirer sympathie ou répulsion – si ce n’est un mélange des deux – et ce, indépendamment de la qualité intrinsèque de ses réalisations. Bien que nous nous en défendions, ce jugement “moral” et éthique, forgé presque malgré soi, ne manque généralement pas de polluer notre perception d’une œuvre.
Parmi les critères utilisés pour nous aider à nous forger une opinion, ce sont incontestablement les choix et les engagements politiques de l’auteur qui sont soumis au crible le plus sévère de notre critique. À l’époque contemporaine, un soutien affiché à des régimes autoritaires et antidémocratiques a assombri le parcours d’un certain nombre d’écrivains et d’artistes, qui se sont ainsi publiquement compromis en particulier avec le nazisme, le fascisme ou, en France, avec la collaboration.
La lexicographie n’échappe pas à la règle, et les nazis n’ont pas hésité à y recourir pour appuyer leur propagande antisémite, en particulier dans le domaine des arts, de la littérature et de la musique. C’est ainsi qu’en 1935, Hans BRÜCKNER et Christa-Maria ROCK publient un Abécédaire musical des Juifs, suivi en 1940 par un Dictionnaire des Juifs dans la musique, dirigé par Herbert GERIGK et Theophil STENGEL.
Si le caractère infamant de ces dictionnaires nazis est évident du fait de leur teneur raciste clairement revendiquée, d’autres ouvrages survivent à la guerre sans subir le même opprobre, du fait de leur contenu idéologiquement inoffensif. Mais, dans certains cas, le scandale peut éclater à retardement, comme nous allons le découvrir à propos de l’affaire de l’Arabisches Wörterbuch (ci-dessous).
A priori, le contenu de ce livre ne semble pas prêter à polémique, puisque cet ouvrage, publié pour la première fois en 1952 et qui, à ce jour, en est à sa cinquième édition en allemand, est un dictionnaire de langue écrit par un linguiste et un orientaliste arabisant reconnu, qui donnera même son nom à un système de transcription de l’arabe moderne : Hans WEHR (ci-dessous).
De fait, ce qui pose problème n’est pas ce que renferme l’ouvrage, qui se trouve être un dictionnaire classique dans lequel on ne décèle guère de propagande, mais bien le parcours de son auteur et surtout les circonstances qui ont conduit à son élaboration.
Né en 1905 à Leipzig, WEHR obtient son doctorat en 1934, devenant professeur assistant à l’université de Halle, avant d’enseigner à partir de 1939 dans celle de Greifswald et d’occuper, dès 1943, la chaire d’études orientales à Erlangen. Du fait des séquelles d’une poliomyélite, il échappe à la mobilisation. Ayant survécu à la guerre, ses activités ne connaissent pas de coup d’arrêt après 1945. En 1957, il accepte un poste à la Westfälische Wilhelms-Universität de Münster, qu’il occupe jusqu’à son départ à la retraite en 1974. Honoré et respecté de ses pairs, il décède en 1981.
C’est dans le domaine linguistique que WEHR laisse la trace la plus durable avec son fameux dictionnaire, dont la qualité est célébrée par les étudiants arabisants depuis plus d’une soixantaine d’années. Conçu à partir de sources primaires, ce véritable classique, précis et très complet, est traduit en anglais dès 1961 par le linguiste américain J. Milton COWAN, qui se charge ensuite de le faire éditer. L’Arabic-English Dictionary : Dictionary of Modern Written Arabic, remanié et augmenté à plusieurs reprises, connaît quatre éditions, auxquelles s’ajoutent des versions compactes (ci-dessous la version abrégée de 1994 réalisée à partir de la quatrième édition datée de 1979).
Le passé de WEHR, qui n’avait pourtant jamais été réellement occulté, ressort au grand jour au cours de l’automne 2019, quand un étudiant de seconde année de l’université du Minnesota, Rodrigo Tojo GARCIA, exhume une biographie sulfureuse de notre linguiste, dont l’adhésion officielle au parti nazi remonte à 1940. Un article, publié le 21 octobre dans le journal The Minnesota Daily, génère un certain émoi dans le pays ainsi qu’en Israël.
Facteur aggravant, on découvre à cette occasion que la genèse elle-même de ce dictionnaire est directement liée à un projet initié par les nazis : la traduction de Mein Kampf en langue arabe. En effet, dès leur arrivée au pouvoir, HITLER et ses acolytes souhaitent gagner la sympathie du monde arabo-musulman en attisant la haine du peuple juif. En outre, profitant de la rancœur causée par la situation explosive en Palestine, les nazis cherchent à exacerber, à leur profit, des sentiments anticoloniaux de plus en plus virulents vis-à-vis de la France et de la Grande-Bretagne. Diffuser Mein Kampf dans les pays arabophones est donc considéré comme le moyen idéal de créer des convergences d’intérêt et, à terme, forger des alliances pour les conflits à venir.
Une première traduction est réalisée au Caire en 1937, mais elle ne rencontre pas le succès escompté, en particulier à cause de l’opinion peu flatteuse d’HITLER, que les auteurs ont pourtant tenté d’édulcorer, sur les Arabes et un travail plutôt bâclé. Une nouvelle traduction est entreprise l’année suivante, mais le projet, qui se voulait prestigieux, est abandonné devant le coût jugé trop important de l’impression et de la distribution. De plus le traducteur, un nationaliste druze exilé en Suisse, s’était basé sur la version française du livre pour réaliser sa traduction, générant ainsi des erreurs et des contresens. Il faut donc avoir recours à un dictionnaire arabe moderne-allemand performant. Pour ce faire, l’attention des autorités se porte sur le brillant professeur WEHR.
Celui-ci est recruté par le biais des éditions Harrassowitz, pour mener à bien le projet de dictionnaire financé par le parti. Grâce à ses contacts, WEHR se constitue un réseau de contributeurs mais surtout s’entoure de collaborateurs de valeur : son collègue Andreas JACOBI et Hedwig KLEIN. Curieuse équipe, puisque le premier, issu d’un père juif, est considéré comme un “sang-mêlé”(Mischling), un “demi-Aryen”, et que la seconde est une étudiante juive… Cette dernière, malgré un décret interdisant aux Juifs d’obtenir un diplôme, soutient avec brio en 1937 sa thèse de doctorat sur l’étude d’un manuscrit arabe ancien. Mais son certificat n’étant finalement pas validé, elle doit se résoudre à quitter le pays et à embarquer pour Bombay en août 1939. Mais, lorsque quelques jours plus tard, la Seconde Guerre mondiale éclate, son bateau fait demi-tour et revient en Allemagne, où elle se retrouve piégée. Un de ses anciens professeurs la met en contact avec WEHR, qui constitue alors son équipe et qui est heureux de recruter un élément aussi brillant et qualifié.
Malgré le contexte de la guerre, le dictionnaire avance assez rapidement. Mais en juillet 1942, Hedwig KLEIN, qui en 1941 avait déjà échappé à une première déportation du fait de l’importance de son travail, est envoyée à Auschwitz, d’où elle ne reviendra jamais. Son collègue JACOBI, mobilisé en 1943, ne survivra pas lui non plus au conflit. Resté seul aux commandes, WEHR poursuit son travail et parvient, en 1945, à achever le dictionnaire dont, par précaution, il dépose le manuscrit dans la bibliothèque du DMG à Halle ; car, dans un pays ravagé et soumis à de graves pénuries, la parution d’un dictionnaire n’est vraiment pas la priorité du moment ! La guerre terminée, WEHR passe en juillet 1947 devant une commission de dénazification, devant laquelle il se défend de n’avoir adhéré au parti que sous la pression du chef local du NSDDB, et fait valoir qu’il a aidé sa collègue KLEIN à échapper à la déportation en 1941. Finalement, il est classé comme “Mitläufer”, c’est-à-dire un suiveur, engagé par opportunisme et non par idéologie, qui ne s’est pas compromis dans des crimes. Il est simplement condamné à payer 36,40 Deutsche Marks à titre d’expiation et de frais de justice.
WEHR peaufine son dictionnaire, qui est publié en 1952 (ci-dessous). Dans la préface, il remercie ses collaborateurs, dont Hedwig KLEIN, mais il reste le seul auteur cité sur la page de titre. Au cours des années, ce livre, devenu un classique pour un grand nombre d’étudiants, finit par être familièrement appelé le “dictionnaire de WEHR”.
Un scandale a posteriori
Depuis des décennies, un grand nombre d’universités et d’enseignants font figurer ce dictionnaire dans la liste des ouvrages recommandés. D’où un certain dilemme éthique posé désormais aux étudiants, écartelés entre le désir d’acquérir le livre pour leur formation et le souhait de ne pas cautionner un ouvrage rédigé par un auteur au passé nazi. Au sein de l’université du Minnesota, des débats internes, parfois un peu tortueux et embarrassés, se tiennent pour trouver un moyen de consulter le livre sans avoir à l’acheter et à le conserver dans sa bibliothèque. Les solutions évoquées consistent, soit à enlever le nom de l’auteur, procédé un peu « limite », pour ne pas dire hypocrite, soit à faire figurer les noms des autres collaborateurs crédités comme coauteurs de ce qui fut, il est vrai, une œuvre collective. Ainsi, grâce à cette solution, la paternité du livre ne serait plus exclusivement attribuée à un ex-nazi mais également à des victimes du nazisme.
Pour en savoir plus sur cette histoire et sur la polémique actuelle que le livre suscite, vous pouvez consulter ces articles issus des sites Quantara et USNews.