BOUVARD et PÉCUCHET, un livre sur la bêtise ordinaire
Dans le numéro du 15 décembre 1880, La Nouvelle Revue entame la publication en six épisodes du dernier roman de Gustave FLAUBERT, décédé le 8 mai précédent d’une hémorragie cérébrale. Le livre complet sera édité à Paris en mars 1881, sous le titre de Bouvard et Pécuchet (ci-dessous). L’ouvrage, imprégné d’un ton ironique et désabusé, reçoit un accueil très mitigé de la part de la critique. Avec le temps, bien qu’inachevé, il finira par faire partie intégrante du corpus flaubertien…
Cette œuvre posthume met en scène deux personnages, tout à la fois sympathiques et ridicules, les sieurs BOUVARD et PÉCUCHET. Copistes de leur état, ces deux quidams, qui se sont rencontrés par hasard sur un banc public, ont sympathisé d’emblée. Les deux compères aspirent à changer de vie et, grâce à un héritage, ils acquièrent une ferme dans le Calvados qu’ils tentent d’exploiter, avec pour seule assistance des ouvrages de vulgarisation. Malgré leurs prétentions, les jobards maladroits accumulent les échecs. Mais, loin de se décourager, ils se lancent dans diverses expériences et spéculations scientifiques, s’essayant, entre autres, à la chimie, à la médecine et à l’archéologie. Hélas, chacune de leur tentative se solde par un résultat désastreux… Ils expérimentent le spiritisme, l’astrologie, l’amour, la politique, et ils vont même jusqu’à entreprendre l’éducation de deux orphelins, selon les préceptes des “meilleurs auteurs”. Rien n’y fait… Peu dégourdis et malchanceux de surcroît, ils ratent systématiquement tout ce qu’ils tentent. À ce stade, le texte original s’interrompt de manière abrupte, l’écrivain, subitement décédé, n’ayant pu achever son manuscrit. Néanmoins, grâce aux notes retrouvées, le plan des derniers chapitres manquants nous est parvenu, permettant ainsi de connaître la trame de l’épilogue de Bouvard et Pécuchet. Ainsi, de guerre lasse, les deux larrons reviennent à leur métier d’antan et imaginent finalement de rédiger de manière brouillonne une synthèse de type encyclopédique en copiant tout ce qui leur tombe sous la main.
Très remonté contre ses contemporains, FLAUBERT – qui a écrit en 1853 : “Je sens contre la bêtise de mon époque des flots de haine qui m’étouffent. Il me monte de la merde à la bouche, comme dans les hernies étranglées. Mais je veux la garder, la figer, la durcir ; je veux en faire une pâte dont je barbouillerai le XIXe siècle” – semble, , avoir mûri ce projet dès 1850, comme le laissent supposer plusieurs allusions récurrentes dans sa correspondance. Mais il faut attendre l’été 1872 pour le voir se lancer vraiment dans une rédaction plusieurs fois différée. En août il écrit à Edma ROGER des GENETTES : “C’est l’histoire de ces deux bonshommes qui copient une espèce d’encyclopédie critique en farce. Vous devez en avoir une idée. Pour cela, il va me falloir étudier beaucoup de choses que j’ignore : la chimie, la médecine, l’agriculture. Je suis maintenant dans la médecine. Mais il faut être fou et triplement frénétique pour entreprendre un pareil bouquin !” Au-delà d’un simple roman, FLAUBERT ambitionne donc de brosser un panorama du ridicule, du grotesque et de la pédanterie de son temps. Quelques mois plus tard, il précise son projet dans un courrier adressé à Adèle PERROT : “Moi, je lis du matin au soir, sans désemparer, en prenant des notes pour un bouquin qui prendra cinq ou six ans. Ce sera une espèce d’encyclopédie de la bêtise moderne. Vous voyez que le sujet est illimité.” Après deux années consacrées à des travaux et des lectures préparatoires, il n’entame la rédaction du livre que le 1er août 1874. Mais, un an plus tard, il se voit contraint de faire une longue pause, et il faudra attendre mars 1877 pour le voir reprendre l’écriture d’un ouvrage qu’il ne mènera pas à son terme.
Le dictionnaire des idées reçues
Quelques années après la sortie en librairie du roman inachevé, MAUPASSANT révèle, au détour d’une préface, que FLAUBERT a constitué “un dossier de la bêtise humaine“, qu’il projette d’adjoindre à Bouvard et Pécuchet sous la forme d’un “recueil de sottises”. La pièce centrale de ce supplément aurait été un lexique parodique baptisé Dictionnaire des idées reçues, composé d’aphorismes, de sentences et de citations imaginés ou recueillis par l’auteur pendant près de trente ans. Grâce au dévouement de sa nièce Caroline FRANKLIN GROUT, qui a entrepris de publier les manuscrits, les carnets et les notes laissés par son oncle, cet opus lexicographique, lui aussi inachevé et souvent éparpillé en fragments, va finir par voir le jour.
Le texte du Dictionnaire des idées reçues est publié pour la première fois en 1910, en annexe du roman dans le premier tome des œuvres complètes publiées par le libraire parisien Louis CONARD. En 1913, ce dernier publie isolément le texte du dictionnaire (ci-dessous) qui sera quasi systématiquement ajouté à la fin du roman dans les éditions suivantes de Bouvard et Pécuchet.
Les “définitions” de ce petit dictionnaire sont autant de brèves maximes de nature diverse. Plusieurs d’entre elles sont des formules toutes faites, du “prêt-à-penser” destiné aux cuistres qui se piquent de faire preuve d’esprit et de distinction. À de nombreuses reprises, FLAUBERT, parodiant un guide des convenances et du “bon usage”, précise ce qu’il faut dire et penser sur tel sujet ou dans telle situation. Ainsi, la chaleur est “toujours insupportable”, la candeur “toujours adorable”, et l’esprit “toujours suivi d’étincelant” ; il convient de s’indigner contre la valse, “danse lascive et impure qui ne devrait être dansée que par les vieilles femmes” ; un piano est “indispensable dans un salon” ; quant aux devoirs, il convient de “les exiger de la part des autres, s’en affranchir. Les autres en ont envers nous, mais on n’en a pas envers eux”. L’œuvre, toujours rédigée dans un style minimaliste et académique, est faite de saillies farfelues et faussement morales, de préjugés plus ou moins absurdes, de préceptes abscons et de citations d’auteurs célèbres. Les définitions, pas toujours comiques, figurent dans ce catalogue comme autant de preuves de la bêtise de l’époque.
Ci-dessous, un petit florilège de définitions données par FLAUBERT.
*Chartreux : Passent leur temps à faire de la Chartreuse, à creuser leur tombe et à dire : “Frère, il faut mourir.”
*Ambitieux : En province, tout homme qui fait parler de lui. “Je ne suis pas ambitieux, moi!” veut dire égoïste ou incapable.
*Décoration de la Légion d’honneur : La blaguer mais la convoiter. Quand on l’obtient, toujours dire qu’on ne l’a pas demandée.
*Conjuré : Les conjurés ont toujours la manie de s’inscrire sur une liste.
*Minuit : Limite du bonheur et des plaisirs honnêtes ; tout ce qu’on fait au-delà est immoral.
*Érection : Ne se dit qu’en parlant des monuments.
*Fugue : on ignore en quoi cela consiste, mais il faut affirmer que c’est fort difficile et très ennuyeux.
*Parents : Toujours désagréables. Cacher ceux qui ne sont pas riches.
*Jeunes filles : Articuler ce mot timidement. Toutes les jeunes filles sont pâles et frêles, toujours pures. Éviter pour elles toute espèce de livre, les visites dans les musées, les théâtres et surtout le Jardin des Plantes, côté singes.
*Penser : Pénible ; les choses qui nous y forcent sont généralement délaissées.
*Tolérance (Maison de) : N’est pas celle où l’on a des opinions tolérantes.
FLAUBERT, notre contemporain !
On ne peut que présumer ce que notre trublion, qui avait fait sienne la maxime attribuée à Saint POLYCARPE (“Dans quel siècle, mon Dieu, m’avez-vous fait naître !”), aurait pensé de nos sociétés contemporaines ; mais il est fort à parier que nos mœurs et nos croyances auraient inspiré à notre incorrigible misanthrope bien de nouveaux articles !
La démarche de FLAUBERT a très certainement guidé le regretté Jean-Claude CARRIÈRE – à qui l’on doit d’ailleurs une fameuse adaptation télévisée de Bouvard et Pécuchet, avec Jean-Pierre MARIELLE et Jean CARMET dans les rôles titres (un extrait de ce téléfilm vous est proposé à la toute fin de ce billet) – et Guy BECHTEL, lorsque ces deux compères ont entrepris la rédaction du Dictionnaire de a bêtise et des erreurs de jugement (ci-dessous), publié pour la première fois en 1965. Mais, à la différence de l’écrivain normand, les deux auteurs ne semblent pas y témoigner de mépris ni nourrir de ressentiments vis-à-vis de leurs semblables. De plus, le livre se compose exclusivement de “perles” glanées au fil d’innombrables lectures et ne sont donc pas de leur plume.
Nous terminerons ce billet en évoquant rapidement un dernier point d’ordre “lexicographique”. En tant qu’un des auteurs “phares” de la langue française, FLAUBERT a fait l’objet d’un grand nombre de biographies mais également de dictionnaires, que l’on doit à d’éminents spécialistes de l’écrivain. Ci-dessous, de gauche à droite, le Dictionnaire FLAUBERT (2010) de Jean-Benoît GUINOT, le Dictionnaire Flaubert (2017) dirigé par Gisèle SEGINGER et le Dictionnaire Gustave Flaubert dirigé par Éric LE CALVEZ.
Ci-dessous, les définitions de la lettre Q à la lettre Y en version audio.
https://www.youtube.com/watch?v=AUUDS6d4g1cEt en bonus la scène finale du Bouvard et Pécuchet de 1989. Dans les trois dernières minutes, les deux amis s’attellent à recenser les bêtises qu’ils ont lues et entendues.
NOTA: l’idée de ce billet nous a été soufflée par Jacques RAIBAUT ; en toute amitié, nous le lui dédions!