Les origines de l’écriture
Les historiens considèrent que la préhistoire s’achève à la naissance de l’écriture. Cette invention, qui va bouleverser l’organisation des sociétés humaines en favorisant l’émergence de puissants États et le développement du commerce, nous permet de disposer de traces écrites et de récits “intelligibles” directement issus de nos lointains ancêtres. Les savants s’accordent pour situer la naissance de l’écriture en Mésopotamie, à l’apparition des pictogrammes sumériens, dont les plus anciens datent de 3 400 avant notre ère. Ce système d’écriture, qui évoluera pour céder la place au cunéiforme, sera suivi, quelques siècles plus tard, par les hiéroglyphes égyptiens. Au cours des IIIe et IIe millénaires, d’autres systèmes d’écriture émergeront en Crète, dans la vallée de l’Indus, en Chine et en Grèce ; le premier véritable alphabet n’étant utilisé pour la première fois au Levant que vers 1400 avant notre ère.
Pour autant, cette chronologie est contestée par certains savants, qui sont persuadés que d’autres formes d’écriture, dont le berceau initial se situerait hors du Croissant fertile, auraient existé bien avant la date généralement retenue. En effet, plusieurs inscriptions apparentées à des proto-écritures ont été mises au jour dans le monde, par exemple celles présentes dans les cultures Jiahu et Vinča, sans qu’il soit possible de conclure que ces dessins pourraient correspondre à une écriture structurée. Par ailleurs, des signes ont été retrouvés dans des sites préhistoriques comme celui du Mas-d’Azil, sans que rien ne permette d’affirmer qu’ils pourraient constituer une ébauche d’écriture.
Les “découvertes” de GLOZEL
Le premier mars 1924, des découvertes faites à Glozel, un hameau de la commune de Ferrières-sur-Sichon dans le Sud-Est du département de l’Allier, vont provoquer un véritable coup de tonnerre dans le monde de l’histoire et de l’archéologie, en mettant au jour de nombreux artéfacts portant une écriture inconnue, qui aurait – le conditionnel s’impose fortement ici comme nous allons le voir – précédé toutes les autres graphies connues de plusieurs millénaires (ci-dessous).
Ce jour-là, un jeune agriculteur, Émile FRADIN, aide son grand-père à défricher un champ lorsqu’il voit une des vaches attelées à la charrue s’enfoncer dans une cavité. En dégageant l’animal, les deux hommes (ci-dessous) découvrent une fosse dallée de forme ovale de 3 mètres de long, remplie de divers objets comme des poteries et des tablettes d’argile.
Les deux hommes reviennent le lendemain sur le lieu de leur découverte et, peu au fait des précautions à prendre dans un chantier archéologique, entreprennent de creuser l’endroit à coups de pelle et de pioche. Ils dégagent de multiples objets, des ossements humains et des urnes qu’ils cassent pour en voir le contenu. Cette exhumation spontanée et désorganisée, qui bouleverse la stratigraphie du sol, attire l’attention de l’institutrice du village qui, le 19 mars, se rend sur le site avec ses élèves. Elle prend l’initiative d’avertir l’inspection d’Académie et certaines sociétés savantes, dont la Société d’émulation du Bourbonnais qui dépêche deux de ses membres sur place. Encore moins précautionneux que les paysans qui les ont précédés, ces derniers saccagent le site, détruisant la structure en pierres sèches et en dalles d’argile du “tombeau”, et repartent avec un bon nombre d’artéfacts. Peu de temps après, Joseph VIPLE, l’un des deux érudits, déclare aux FRADIN que les pièces recueillies ne présentent aucun intérêt et qu’ils peuvent remettre le champ en culture. En revanche le deuxième homme, l’instituteur Benoit CLÉMENT, déclare qu’on est en présence de trouvailles inédites et que le travail se doit d’être poursuivi.
La Société d’émulation du Bourbonnais publie un petit article de CLÉMENT qui ne manque pas d’éveiller la curiosité d’Antonin MORLET, un médecin de Vichy, lui-même féru d’archéologie gallo-romaine. Rendu sur place, sa conviction est vite faite : il s’agit de vestiges très anciens antérieurs à la civilisation des Celtes. Le docteur s’accorde avec Émile FRADIN pour que son grand-père laisse en friche le lieu des découvertes, et obtient à son profit la signature d’un contrat de location qui lui permet de lancer, en mai 1925, un véritable chantier de fouilles. À partir de ce moment, dans le “champ des morts” et dans deux autres tombes trouvées à proximité, les découvertes vont aller bon train : d’autres tablettes sont exhumées, mais aussi des poteries vaguement anthropomorphes (ci-dessous), des pointes de flèches et de harpons, des empreintes de mains faites dans des plaques d’argile, d’étranges “idoles” sexuées, des débris humains mais aussi des pierres, des bois de cervidés et des os taillés ou gravés, dont certains représentent des animaux et des figures humaines “réalistes”.
En deux ans, 3000 pièces très variées seront découvertes. En vertu du contrat de location qui spécifie que les FRADIN restent propriétaires des trouvailles, ceux-ci récupèrent les divers objets pour les exposer dans une chambre. Puis, à la suite du succès de l’exposition, du nombre croissant de visites parfois très prestigieuses et du volume des découvertes, leur salle de séjour est organisée afin d’héberger un premier musée, qui déménagera en 1929 pour s’installer dans un local plus vaste où il se trouve encore à l’heure actuelle.
L’un des aspects les plus intéressants des objets présentés, qui étonnent par leur nombre et leur diversité, reste la présence, sur les fameuses tablettes (ci-dessous, quelques exemples) mais également sur d’autres supports (ci-dessous, une pierre avec un renne), de signes qui ont toute l’apparence d’une écriture composée de 123 caractères différents.
Le site devenu mondialement célèbre, MORLET défend sa théorie d’un gisement néolithique – qu’il date de 6000 avant notre ère – dans des publications qui ne manquent pas de faire réagir la communauté des scientifiques, les archéologues et les historiens, en raison de la découverte d’objets particulièrement singuliers. Pour donner plus de légitimité à ses conclusions, le médecin-archéologue invite les “préhistoriens” à se rendre sur place.
La guerre des clans
Deux clans ne tardent pas à se former. D’un côté, les “Glozéliens” – parmi lesquels des sommités qui, comme Salomon REINACH, conservateur en chef du musée de Saint-Germain-en-Laye, Arnold VAN GENNEP, Joseph LOTH et Émile ESPÉRANDIEU, défendent avec vigueur l’authenticité des pièces et leur très grande ancienneté ; de l’autre, les “anti-Glozéliens”, dont les membres les plus influents sont Louis CAPITAN, qui avait fouillé à GLOZEL en 1925, André VAYSON de PRADENNE, René DUSSAUD, conservateur du musée du Louvre, Marcellin BOULLE, Henri BEGOUËN. À noter que certains passeront du premier camp dans le second, comme l’abbé Henri BREUIL et Camille JULLIAN. Les opposants ne manquent pas d’arguments car, parmi les objets retrouvés, voisinent des éléments apparemment datés d’époques éloignées les unes des autres. Des anachronismes sont relevés, comme la présence de petits objets en verre, alors que le plus ancien retrouvé en France n’est daté que de -750 ; ou encore la représentation de cervidés disparus depuis 10 000 ans avant notre ère.
L’enjeu est de taille, car c’est la vision officielle de la préhistoire qui pourrait être remise en cause, voire l’histoire tout court. En effet, il est tentant pour les partisans de Glozel de soutenir que ce lieu d’apparence modeste ne serait rien moins que le foyer d’écriture le plus ancien au monde, antérieur de plusieurs millénaires à ceux découverts au Moyen-Orient ; hypothèse qui équivaudrait à faire remonter l’invention de l’écriture de plusieurs millénaires et à en déplacer le berceau original au cœur de la France. Dès lors, des comparaisons sont faites entre les signes portés sur les tablettes et diverses graphies. Des ressemblances sont relevées avec le phénicien, mais aussi avec l’osque, l’étrusque, le paléo-ibérique, le tartessien, le grec archaïque, le lybique ou le syllabaire chypriote. Infatigable champion de « la langue glozélienne », REINACH la rapproche de près d’une vingtaine de systèmes d’écriture. La présence d’un symbole ressemblant à une svastika lui permet même d’avancer qu’il s’agirait d’une langue indo-européenne préceltique. Les sceptiques quant à eux soulignent que la ressemblance des signes avec des alphabets déjà connus est trop évidente pour qu’ils n’aient pas servi de modèles, soulignant en outre que les caractères semblent avoir été disposés de manière trop aléatoire pour composer un texte cohérent.
Ci-dessous, nous vous présentons un recensement de signes effectué par MORLET, et une table comparative, plus récente, de ʺl’alphabet” de Glozel et d’autres écritures.
Les théories vont bon train, mais tout repose sur la confirmation ou non de l’authenticité ou non des vestiges de Glozel qui, si elle était avérée, bouleverserait la chronologie traditionnelle de tout un pan de l’histoire de l’humanité. Quoi qu’il en soit, si certains se sont aventurés à proposer des traductions pour les suites de signes, celles-ci n’ont jamais pu être scientifiquement validées. Dans les milieux universitaire et savant, les débats prendront un tour de plus en plus passionné et la tension culminera avec une véritable guerre par publications interposées.
Place aux expertises !
En septembre 1927, l’Institut international d’Amsterdam décide de constituer une commission internationale afin de se rendre sur le site pour trancher la question de son authenticité. Suspectée de partialité par les Glozéliens – qui d’ailleurs l’année suivante organiseront leur propre commission d’enquête -, celle-ci arrive sur place début novembre et reste sur le « champ des morts » pendant trois jours. Peu de temps après, sort un rapport publié dans le bulletin de la Société préhistorique française, lequel se montre sans appel, concluant “à la non-ancienneté de l’ensemble des documents qu’elle a pu étudier à Glozel” ; ce qui revient à dire que ce ne sont que des contrefaçons. Le même compte rendu explique que, si certains éléments paraissent authentiques au premier abord, ils ont, selon toute vraisemblance, été introduits dans le site pour brouiller les pistes.
Finalement, cette enquête ne fait que “radicaliser” la position des deux camps et la controverse s’envenime dans des attaques personnelles. C’est ainsi qu’en janvier 1928, Émile FRADIN est ouvertement accusé par DUSSAUD d’avoir monté une véritable supercherie en créant lui-même des faux qu’il aurait dispersés sur les lieux de fouille. Ce dernier contre-attaque et se pourvoit en justice pour diffamation ; mais le mois suivant, c’est au tour du président de la Société préhistorique de France de porter plainte. Ayant visité incognito le musée, il soutient que FRADIN s’est rendu sciemment coupable d’escroquerie en présentant les objets de son musée comme des œuvres du néolithique. Commence alors une longue bataille judiciaire, pénible et très agitée, qui voit la police effectuer une perquisition “musclée” chez les FRADIN et saisir un grand nombre d’objets qui seront expertisés par Gaston BAYLE, le directeur du service de l’identité judiciaire. En mai 1929 cet expert, qui sera assassiné quelques mois plus tard pour une raison étrangère à l’affaire, conclut dans un premier rapport que les tablettes étaient récentes, fabriquées depuis moins de cinq ans. Mais il en faudra plus pour décourager les Glozéliens, qui ne se priveront pas de mettre en doute la qualité et la rigueur de l’expertise.
Inculpé sur la base des conclusions de BAYLE, FRADIN bénéficie finalement en juin 1931 d’un non-lieu rendu par la cour d’appel de Riom. Le public finit par se lasser de cette querelle interminable qui néanmoins se poursuit en coulisses, chacun défendant âprement ses positions. En 1936, MORLET met fin au chantier de fouilles et le site rentre alors dans une longue léthargie, d’autant que, adoptée en septembre 1941, la loi Carcopino interdit désormais de fouiller le sol français sans l’autorisation de l’État. Dans les années 1950, MORLET, qui décédera en 1965, tentera de recourir aux nouvelles méthodes scientifiques de datation, comme celle du carbone 14, pour valider ses théories ; mais cette technique encore balbutiante ne permettra aucune conclusion définitive, d’autant que la datation du matériau ne détermine pas l’âge du façonnage ni de la gravure.
Dans les décennies suivantes, en particulier en 1972 et 1979, des objets et des échantillons sont soumis à de nouveaux examens, comme à nouveau au carbone 14 mais aussi à la thermoluminescence. Cette fois encore les résultats sont très contrastés mais, dans l’ensemble, les analyses tendent à confirmer que les objets analysés sont bien postérieurs à la fin du néolithique, certains artéfacts étant datés de l’âge du bronze, d’autres de la fin de l’Antiquité ou de la période médiévale. Un four de verrier, actif au Moyen Âge et situé dans la fameuse fosse ovale, aurait pu fausser les estimations en “recuisant” certaines tablettes. En 1983, le ministère de la Culture commande une nouvelle étude, complétée par de nouvelles fouilles sur site, pour mettre enfin un point final à cette interminable polémique. Le rapport final, remis en 1995, conclut que les vestiges étudiés sont récents – point que confirmeraient les pollens présents dans les couches sédimentaires du gisement – et que le lieu a été sciemment “enrichi” pour entretenir le mythe.
Le mystère FRADIN
Malgré tout, les “Glozéliens”, toujours mobilisés, continuent de nos jours à défendre la théorie de la civilisation néolithique de Glozel, foyer d’une écriture “originelle”, inconnue ailleurs et unique en son genre. Cette hypothèse, très largement battue en brèche aujourd’hui, compte encore bien des partisans. Il est vrai que le flou entoure toujours cette étrange histoire car, à l’instar du juge qui l’a relaxé en 1931, il est difficile de voir en Émile FRADIN – décédé en 2010 à l’âge canonique de 103 ans – un génie de la contrefaçon et de la mystification archéologique. Qui donc aurait pu monter une telle machination et dans quel but ? Tel est le dernier grand mystère qui subsiste encore à Glozel…
Ci-dessous vous trouverez un résumé de cette étonnante affaire qui, après avoir bousculé le monde de l’archéologie, n’a toujours pas fini de faire parler d’elle