VIDOCQ, un personnage mythique
“Ah, monsieur de Balzac, si j’avais votre bonne plume, j’écrirais des choses à bouleverser de fond en comble le ciel et la terre.” Cette phrase, d’apparence pour le moins immodeste et présomptueuse, adressée un soir de 1844 au célèbre romancier, émane d’un personnage particulièrement hors normes : François-Eugène VIDOCQ (portrait ci-dessous). La vie agitée et romanesque de cet ancien délinquant, tour à tour policier puis détective privé, sera popularisée par la littérature, la télévision et le cinéma, au point d’en faire une figure légendaire de l’histoire du XIXe siècle. Fait moins connu, ce singulier personnage a également contribué à faire connaître au grand public, par le biais d’un ouvrage, la langue argotique et codée des voleurs et des marginaux.
Né en 1775 à Arras, notre homme commet divers délits et larcins avant de s’enfuir de la maison familiale à l’âge de seize ans, non sans emporter les économies de ses parents. Projetant de s’embarquer pour l’Amérique, il doit y renoncer après s’être fait dépouiller à son tour. VIDOCQ s’engage alors dans l’Armée révolutionnaire pour participer, comme soldat, aux batailles de Valmy et Jemmapes. Reprenant une vie vagabonde et aventureuse, il se fait escroc et se voit condamner, en décembre 1796, aux travaux forcés pour usage de faux. Incarcéré au bagne de Brest, il n’y reste qu’une huitaine de jours et s’évade après avoir réussi à se procurer des vêtements civils. Il passe plusieurs mois sur un navire corsaire, avant d’être identifié et arrêté comme fugitif. Cette fois, il est envoyé au bagne de Toulon dont, à nouveau, il parvient à s’évader quelques mois plus tard.
Après bien des tribulations et le dos au mur, VIDOCQ finit par offrir ses services au chef de la Sûreté de Paris comme simple indicateur. À ce poste, il fait preuve d’une telle efficacité qu’il va se trouver officieusement placé à la tête de la brigade de Sûreté. Ce service parallèle de police – qui ne compte au mieux qu’une vingtaine d’individus – est constitué d’anciens condamnés de droit commun grâce auxquels la police peut infiltrer sans peine le milieu de la pègre et des voleurs. Grâce à des méthodes peu orthodoxes, un talent inné pour la ruse et un aplomb sans faille, VIDOCQ va multiplier les arrestations. Gracié officiellement par le roi en 1818, les exploits de cette personnalité sulfureuse lui valent une certaine célébrité mais aussi beaucoup d’ennemis, et pas seulement chez les criminels. Dérangée par la personnalité atypique et les résultats spectaculaires de notre “franc-tireur”, qui ne revendiquera pas moins de 16 000 arrestations, la police dans son ensemble considère que l’homme nuit gravement à la réputation de l’institution policière. La préfecture de police de Paris, soucieuse de moraliser ses services, pousse VIDOCQ à la démission en 1827.
Le bagnard écrivain
Il s’installe à Saint-Mandé pour fonder une manufacture de papier et de carton. Il profite surtout de son retour à la vie civile pour achever et publier ses mémoires. Bien qu’il n’ait sans doute pas rédigé lui-même l’intégralité du texte, le livre rencontre un grand succès public, qui achève malgré des critiques assassines, de lui donner une dimension légendaire. Son personnage romanesque à souhait et sa vie aventureuse seront une source d’inspiration pour les écrivains. Le Jean VALJEAN de Victor HUGO et le VAUTRIN de BALZAC seront directement inspirés de la vie aventureuse de notre ex-forçat.
Bien qu’il soit parvenu à commercialiser un papier “infalsifiable“, VIDOCQ est contraint de fermer son usine. Après un nouveau et bref passage à la direction de la Sûreté de mars à novembre 1832, il entame une nouvelle carrière en créant le Bureau de renseignements universels dans l’intérêt du commerce, c’est-à-dire un service de détective privé destiné aux commerçants, financiers et négociants. À partir de 1834, il fréquente le salon de Benjamin APPERT, où l’occasion lui est donnée de croiser de nombreux écrivains dont DUMAS, BALZAC et HUGO.
Tentant de renouer avec le succès de son premier livre et poussé par des motivations pécuniaires, Vidocq se consacre désormais à la rédaction d’un nouvel opus sur un sujet qu’il maîtrise depuis toujours : le monde des bas-fonds et de la canaille. Les deux tomes du livre Les voleurs, physiologie de leurs mœurs et de leur langage. Ouvrage qui dévoile les ruses de tous les fripons, et destiné à devenir le Vademecum de tous les honnêtes gens (ci-dessous) sont publiés en 1836 et 1837.
Le langage codé des marginaux, nombreux dans des grandes villes qui, à l’époque, connaissent un accroissement démographique inédit, exerce une irrépressible fascination sur les journalistes et les écrivains, ainsi que sur des lecteurs amateurs d’exotisme. Pour autant, le sujet n’est pas inédit, puisque déjà traité par François VILLON, Olivier CHÉREAU, auteur d’un court livret intitulé Le Jargon ou Langage de l’Argot réformé, et par un certain ANSLAUME, rédacteur en 1821 d’un Glossaire argotique des mots employés au bagne de Brest . Malgré tout, le public de l’époque reste dans l’attente d’un recueil exhaustif de l’argot contemporain qui serait commenté par un véritable expert dans le domaine. C’est dans ces conditions que VIDOCQ, légitime car issu du “milieu”, va être amené à combler cette lacune.
Un dictionnaire des malfrats
En préface, il justifie sa démarche en ces termes: “On a beaucoup écrit sur les mœurs des voleurs, mais ces mœurs cependant n’ont pas encore été décrites avec fidélité. La plupart des écrivains qui se sont occupés de cette matière ont chargé leur palette de couleurs trop sombres ; les autres, dominés par leurs idées politiques, ont cherché à expliquer par l’organisation de la société tous les vices de la classe qu’ils avaient voulu peindre. J’ai voulu faire ce qui n’avait pas encore été fait, c’est-à-dire peindre les voleurs tels qu’ils sont en réalité, avec leurs vices et leurs qualités ; car, il ne faut pas se le dissimuler, les voleurs ont des qualités. J’ai cru que la connaissance de leur langage servirait à mieux les faire connaître, voilà pourquoi ce qui, d’abord, ne devait être qu’une étude de mœurs, est devenu un Dictionnaire aussi complet que possible du langage argot.”
Pour réaliser cet opus, il opte pour la forme d’un lexique (ci-dessous un aperçu), choix qui lui permet de décrire à merveille le monde bigarré et foisonnant des malandrins, des imposteurs, des tricheurs et des escrocs dont il entend décrire les groupes et les techniques, sous le prétexte bien commode de prévenir les “braves gens” contre les pratiques des malfrats de tous poils.
VIDOCQ consacre prioritairement son livre au milieu des voleurs au sens large, même si, inévitablement, le vol peut être associé ici ou là aux agressions physiques voire au meurtre. C’est ainsi qu’il propose un glossaire utile à ceux qui veulent “entraver bigorne” (c’est-à-dire “comprendre l’argot“), permettant au lecteur curieux de décrypter des termes aussi exotiques que capahuter (assassiner son complice pour s’emparer de sa part de butin), jambe de dieu (jambe maquillée pour avoir l’apparence d’être couverte d’ulcères), larton savonné (pain blanc), mouton (espion placé par la police auprès d’un prisonnier pour gagner sa confiance), fourlourer (assassiner), castuc (prison), quelpoique (rien), boucanade (corruption, pot-de-vin) ou encore sinve (dupe), toutouzer (lier avec une corde), Boîte à pandore (petite boîte qui contient de la cire molle pour prendre l’empreinte d’une clé), suce-larbin (bureau de placement de domestiques) et faire la gavés (détrousser des gens ivres).
Au fil des pages, nous découvrons tout un monde interlope et souterrain organisé selon des “spécialités” et des secteurs d’activité qui vont du vol opportuniste et occasionnel au vol avec violence préméditée et à l’arnaque de plus ou moins grande envergure. C’est ainsi qu’il nous est permis de croiser les maltouziers (contrebandiers), les limousineurs (voleurs de plomb sur les toitures), les détourneuses, habiles à dérober de la marchandise dans les magasins au nez des vendeurs, les floueurs (tricheurs qui écument les tables de jeu), les ratons (jeunes enfants que l’on introduit ou qu’on laisse se faire enfermer dans une boutique pour voler la caisse ou ouvrir la porte de l’intérieur), les fourgats (receleurs), les terribles suageurs, également connus sous les noms de chauffeurs et riffaudeurs (des truands qui forcent l’entrée d’un domicile et brûlent les pieds des occupants pour leur faire avouer où ils cachent leur bien), ou encore les valtreusiers, qui pillent les bagages des voyageurs transportés en malle-poste et en diligence.
Le grand intérêt de l’ouvrage réside dans le fait que notre voleur repenti y ajoute sa “patte” en rendant l’ouvrage à la fois vivant et pittoresque. Notre “Saint-Simon de la pègre“, pour reprendre la belle formule de Francis LACASSIN, fort de son expérience, émaille le texte de souvenirs personnels, de commentaires divers, n’hésitant pas à l’occasion à se mettre en scène. Pour illustrer son propos, il inclut également dans certains chapitres des extraits de correspondance, des chansons, voire des libelles ou des poèmes.
Les descriptions des différentes arnaques ou techniques de vol, particulièrement retorses et ingénieuses, sont les passages les plus savoureux. En bon professeur, il a recours à des saynètes ou des dialogues reconstitués ou véridiques, afin d’expliquer la combine et d’en décrire les différents intervenants en pointant au passage l’étourderie, l’imprudence, la cupidité, voire la bêtise des “pigeons” souvent trop crédules ou avides. Un exemple ci-dessous, avec l’arnaque dite de “l’emportage à la côtelette”, qui consiste à inviter un commerçant à déjeuner et à le mêler par le plus grand des hasards à une partie de cartes qui se déroule à la table voisine. Bien évidemment, la dupe finit immanquablement par se laisser entraîner et perdre son agent dans une partie truquée.
Autre escroquerie ingénieuse, celle dite du Soliceur de zif (ci-dessous), dans laquelle un faux démarcheur fait mine de vendre « sous le manteau » du sucre, des étoffes ou du café, en s’arrangeant pour percevoir une avance sur une commande… qui, bien sûr, ne sera jamais honorée. Intéressante également est la technique du Ramastique, consistant à faire semblant de trouver un objet de valeur dans la rue en même temps qu’un passant et de lui proposer de lui laisser « la trouvaille » contre une somme d’argent. Nous vous laissons le loisir de découvrir ce qui se cache derrière le “trimballeur de pilier de boutanche“, le “vol à la graisse“, les “lettres de Jérusalem“, “l’emporteur”, le “vol au voyageur“, le “mikel” ou enfin « les charrieurs“, mise en scène dans laquelle deux compères se partagent les rôles de l’Américain et du jardinier.
Si le sujet des bas-fonds parisiens du XIXe siècle vous intéresse particulièrement, nous vous invitons à lire notre billet consacré au Dictionnaire de la racaille, exhumé par hasard il y a une vingtaine d’années.