TSUNDOKU : LES SYMPTÔMES
La bibliophilie est une maladie bénigne qui, le plus souvent, a pour effet de pousser celui qui en est atteint dans une démarche addictive : celle de collectionneur. Sur notre site, nous revendiquons et assumons pleinement une forme, à notre sens bien agréable, de cette pathologie. Nous voulons parler d’une manifestation particulière de la bibliophilie, la dicopathie, ainsi baptisée il y a plusieurs années par notre ami Jean PRUVOST, et dont la caractéristique principale consiste à ne se cantonner qu’aux dictionnaires et encyclopédies.
Mais le goût des livres et l’envie de les collectionner peuvent conduire à une forme extrême d’addiction, assimilée à une véritable pathologie, et engendrer bien des désagréments pour les collectionneurs compulsifs eux-mêmes, mais aussi pour leurs proches ou les personnes qui auraient le malheur de croiser leur route.
Au-delà des cas extrêmes et cliniques de bibliophagie (au sens propre du terme), biblioclastie, bibliophobie ou bibliotaphie, un mot d’origine japonaise a récemment fait son apparition dans le monde, désignant un trouble obsessionnel lié au livre, et identifié sous le nom de Tsundoku (ci-dessous la retranscription originale de ce terme).
Ce mot ancien a été forgé au cours de l’ère Meiji – sa première utilisation est attestée en 1879 – à partir de deux termes : Tsunde-Oku, qui désigne l’accumulation de choses en vue d’une utilisation ultérieure, et Doku-Sho – dont on reconnaît la première partie dans le mot Sudoku -, qui signifie « lire des livres ». En fait, Tsundoku désigne une manie très répandue qui consiste à acquérir sans cesse des ouvrages et à les ranger en piles plus ou moins branlantes, dans l’attente, virtuelle et rarement réalisée, de les lire un jour. Qui n’a jamais observé chez soi ou chez une connaissance, près d’une table de nuit, sur un bureau, sur la table du salon, sur une étagère, voire dans les toilettes, une de ces improbables tours de Babel qui, maquillée de poussière, finit par faire partie du décor ?
La pathologie du Tsundoku obéit à trois caractéristiques principales : 1) une addiction à l’acquisition et à la possession de livres, qu’il s’agisse d’achats programmés ou impulsifs ; 2) la construction de piles, érigées selon la personnalité de chacun dans un style artistique, ordonné ou anarchique ; 3) le fait que la lecture de ces livres, parfois juste entamée, est systématiquement remise à plus tard, c’est-à-dire aux calendes grecques. Tel un amant (ou une maîtresse) indélicat, la possession semble avoir finalement consumé toute passion et effacé l’envie de lire, l’objet très convoité au départ étant réduit à l’état de relique dont on n’arrive pourtant pas à se défaire.
LA BIBLIOMANIE
Le phénomène Tsundoku connaît une certaine vogue depuis qu’il a été décrit sur des sites ou dans des magazines, qui ont parfois invité leurs lecteurs à témoigner en images. Volontiers présenté comme une nouveauté, il n’est pourtant que le dernier avatar d’une autre addiction “livresque” déjà bien connue dans nos contrées : la bibliomanie.
À l’inverse du Tsundoku, qui ne s’apparente finalement qu’à une manie inoffensive et amusante, la bibliomanie peut parfois prendre l’allure d’une véritable névrose monomaniaque, au point, dans sa forme la plus extrême, de se muer en un vrai trouble psychologique.
Le bibliomane, non content d’être un collectionneur invétéré, accompagne sa passion de certains traits de caractère qui le différencient nettement du bibliophile ordinaire. L’envie de posséder des livres et d’enrichir sa collection prend la forme d’une addiction qui génère chez lui l’impossibilité chronique de satisfaire un désir impérieux, sans cesse renouvelé au fur et à mesure des acquisitions. C’est le désir de possession qui devient le but ultime de sa quête, au point que la lecture de l’ouvrage reste secondaire et peut même être totalement absente des motivations de l’intéressé. Par sa nature obsessionnelle, cette recherche sans fin n’engendre finalement que frustration, et isole l’individu de ses proches et du monde extérieur. Plus que de bibliomanie, nous pourrions alors plutôt parler de “bibliopathie”.
EN LITTÉRATURE
En France, la figure du collectionneur névrotique est dépeinte dès 1688 par LA BRUYÈRE, dans son chapitre des Caractères intitulé De la mode, où il relate une rencontre imaginaire avec un de ces spécimens : “Il a beau me crier aux oreilles, pour me ranimer, qu’ils sont dorés sur tranche, ornés de filets d’or, et de la bonne édition, me nommer les meilleurs l’un après l’autre, dire que sa galerie est remplie à quelques endroits près, qui sont peints de manière qu’on les prend pour de vrais livres arrangés sur des tablettes, et que l’œil s’y trompe ; ajouter qu’il ne lit jamais, qu’il ne met pas le pied dans cette galerie ; qu’il y viendra pour me faire plaisir : je le remercie de sa complaisance, et ne veux, non plus que lui, visiter sa tannerie, qu’il appelle bibliothèque.”
Dans le deuxième tome de l’Encyclopédie, daté de 1751, nous trouvons la définition suivante : “C’est un homme possédé de la fureur des livres… Un bibliomane n’est donc pas un homme qui se procure des livres pour s’instruire : il est bien éloigné d’une telle pensée, lui qui ne les lit pas seulement. Il a des livres pour les avoir, pour en repaître sa vue ; toute sa science se borne à connaître s’ils sont de la bonne édition, s’ils sont bien reliés : pour les choses qu’ils contiennent, c’est un mystère auquel il ne prétend pas être initié ; cela est bon pour ceux qui auront du temps à perdre. Cette possession qu’on appelle bibliomanie, est souvent aussi dispendieuse que l’ambition et la volupté.”
Le terme est ensuite popularisé par une courte nouvelle de Charles NODIER, intitulée Le Bibliomane. Le mal dont souffre le personnage central est ainsi décrit : “Il passait sa vie au milieu des livres, et ne s’occupait que de livres… Théodore ne parlait plus, ne riait plus, ne jouait plus, ne mangeait plus, n’allait plus ni au bal, ni à la comédie. Les femmes qu’il avait aimées dans sa jeunesse n’attiraient plus ses regards, ou tout au plus il ne les regardait qu’au pied ; et quand une chaussure élégante de quelque brillante couleur avait frappé son attention : – Hélas ! disait-il en tirant un gémissement profond de sa poitrine, voilà bien du maroquin perdu !”
Quelques années plus tard, un texte publié en octobre 1836 dans La Gazette des tribunaux crée un certain émoi. Il relate l’histoire d’un libraire barcelonais, don VICENTE, qui, n’arrivant pas à se défaire de ses livres les plus précieux, assassinait les clients qui les lui avaient achetés, afin de les récupérer. Il est vite apparu qu’il s’agissait d’une supercherie littéraire que certains, sans certitude, ont pu imputer à NODIER. Cette sinistre histoire inspirera un jeune Normand du nom de Gustave FLAUBERT, qui, âgé de quinze ans, réussit à faire publier sa version de l’affaire dans une petite revue locale, sous le titre de Bibliomanie. En voici un extrait : “Cette passion l’avait absorbé tout entier : il mangeait à peine, il ne dormait plus ; mais il rêvait des jours et des nuits entières à son idée fixe : les livres. Il rêvait à tout ce que devait avoir de divin, de sublime et de beau, une bibliothèque royale, et il rêvait à s’en faire une aussi grande que celle d’un roi. Comme il respirait à son aise, comme il était fier et puissant lorsqu’il plongeait sa vue dans les immenses galeries où son œil se perdait dans des livres ! il levait la tête ? des livres ! il l’abaissait ? des livres ! à droite, à gauche, encore des livres ! Il passait dans Barcelone pour un homme étrange et infernal, pour un savant ou un sorcier. Il savait à peine lire. Personne n’osait lui parler, tant son front était sévère et pâle. »
QUELQUES BILIOMANES CÉLÈBRES
Mais loin de ces personnages littéraires aux destins tragiques, certains bibliomanes sont parvenus à constituer de gigantesques collections personnelles, tout en tirant profit de leur obsession d’accumuler des livres. Parmi ces collectionneurs hors normes, citons le britannique Richard HEBER (ci-dessous à gauche). Membre fondateur du Roxburghe Club, ce bibliophile frénétique écumera l’Europe et constituera, en une trentaine d’années, une collection estimée entre 105 000 et 146 827 volumes et manuscrits ! Après sa mort, la vente aux enchères de ses livres s’étalera sur 216 jours…
Sir Thomas PHILLIPPS, sans doute le plus grand collectionneur de manuscrits du XIXe siècle (ci-dessous à droite), était connu pour acheter à un rythme effréné – parfois une cinquantaine d’acquisitions par semaine – des ouvrages rares mais également des pièces plus secondaires, voire très abîmées. Il considérait en effet de son devoir de les préserver de la destruction, en particulier si elles étaient en vélin. Il consacrera toute son énergie et son argent à sa passion dévorante, contraignant sa famille et sa domesticité à vivre dans un certain inconfort et à se plier sans barguigner à la lubie d’un véritable tyran domestique. À son décès en 1872, sa collection privée, très éclectique et parfois “entassée” plus que rangée, culminera à 40 000 livres imprimés et 60 000 manuscrits, sans compter les peintures, gravures et photographies. Malgré sa volonté de garantir après sa mort l’intégrité de la collection, elle sera vendue et dispersée au cours des décennies suivantes. Mais, grâce lui soit rendue, son action aura permis de sauver de très nombreux ouvrages et d’enrichir le fonds de nombreuses bibliothèques.
Nous finirons ce billet en évoquant un dernier cas de figure, beaucoup plus inquiétant, puisqu’il s’agit d’une forme exacerbée de bibliomanie conjuguée avec de la kleptomanie. Afin de satisfaire leur besoin de possession de livres rares et précieux, certaines personnes n’hésitent pas à recourir au vol. Même si l’appât du gain n’est pas toujours absent, c’est bien l’envie de se les approprier qui constitue leur motivation première. Les exemples sont nombreux dans ce domaine, du comte LIBRI à Stephen BLUMBERG, en passant par James Richard SHINN. Nous renvoyons nos lecteurs au billet que nous avons déjà consacré à ces collectionneurs-kleptomanes.
Si nous reconnaissons sans peine avoir succombé à certaines manies typiques de la bibliomanie, nous sommes encore loin des cas extrêmes évoqués plus haut, et nous espérons appartenir toujours à la grande famille des bibliophiles “sains d’esprit”, désireux de construire méthodiquement leur collection sans verser dans le fétichisme ! Plus que de bibliomanie, admettons que nous souffrons d’une certaine forme de “bibliolâtrie”, fondée sur un respect du livre ancien qui nous pousse à leur procurer un nouveau foyer. Comme le disait Jules RICHARD dans L’Art de former une bibliothèque : “La bibliomanie c’est la maladie ; la bibliophilie c’est la science. La première est la parodie de la seconde.”
Excellent billet. Merci de votre réflexion.