L’Encyclopédie, une vraie tour de Babel européenne
Dans la partie consacrée au règne de LOUIS XV dans sa monumentale Histoire de France, Jules MICHELET résume en une phrase une des plus fascinantes aventures éditoriales du Siècle des lumières : “L’Encyclopédie fut bien plus qu’un livre. Ce fut une faction. À travers les persécutions, elle alla grossissant. L’Europe entière s’y mit.”
Cette réflexion a le mérite de mettre en exergue un aspect souvent méconnu de l’histoire mouvementée de l’Encyclopédie. En effet, si la renommée et l’influence de cette œuvre ont très largement outrepassé les frontières, les collaborateurs et les contributeurs qui l’ont forgée n’étaient pas tous originaires du royaume de France. Nombreux sont les étrangers qui ont rejoint le projet comme membres actifs, nous permettant d’apprécier l’ouvrage comme le fruit d’une collaboration intellectuelle à l’échelle européenne.
La France, et plus particulièrement Paris, constitue alors le cœur intellectuel de l’Europe, dans la mesure où beaucoup d’écrivains et de savants venus des pays environnants se retrouvent dans la capitale française. Par leur présence, ils confèrent un prestige indéniable à une vie intellectuelle parisienne déjà synonyme d’art de vivre léger, élégant et attractif. Élément déterminant pour le prestige de la France de l’époque, sa langue a désormais acquis un statut de langue internationale privilégiée par les écrivains et les élites cultivées.
Les contingents germanique et helvétique
Deux des plus célèbres membres de cette “légion étrangère” de l’Encyclopédie sont originaires d’Allemagne ; il s’agit de Friedrich Melchior GRIMM (ci-dessous à gauche) et de Paul Heinrich Dietrich von HOLBACH (ci-dessous à droite), plus connu sous son nom francisé de Paul-Henri Thiry, baron d’HOLBACH.
Arrivé à Paris en 1749, GRIMM se fait connaître du milieu des écrivains et des philosophes, se liant en particulier avec Jean-Jacques ROUSSEAU, qui l’introduit dans le cercle des encyclopédistes. Critique littéraire et musical réputé, auteur d’une fameuse Correspondance littéraire, philosophique et critique qui lui vaut une solide renommée dans l’aristocratie lettrée européenne, GRIMM s’impose comme une figure marquante du milieu des encyclopédistes, par ses liens personnels avec nombre d’entre eux, dont son grand ami DIDEROT. Pour autant, son apport direct est assez symbolique, puisqu’il ne signe finalement que deux articles.
Beaucoup plus significative est la participation du baron d’HOLBACH, son “compatriote” dont il faut préciser qu’arrivé fort jeune en France il y a vécu la plus grande partie de sa vie. Très impliqué dans l’entreprise encyclopédique, ce proche de DIDEROT, animateur d’un salon très fréquenté par les savants et les gens de lettres, aurait à lui seul signé au moins 429 articles, majoritairement consacrés à la chimie, la minéralogie et la métallurgie. Mais ce nombre reste aujourd’hui sujet à caution car cet auteur est parfois soupçonné d’avoir rédigé un grand nombre d’articles anonymes. Athée revendiqué et philosophe matérialiste, il sera reconnu en France jusqu’à sa mort comme une figure importante de l’esprit des Lumières.
Si ROUSSEAU, véritable “star” de l’Encyclopédie, est de très loin le plus connu d’entre eux, d’autres Suisses ont également activement participé au projet. Citons en particulier Antoine Noé POLIER de BOTTENS, théologien et ami de VOLTAIRE, Jean et Jean-Edmé ROMILLY, Théodore TRONCHIN, célèbre pour avoir milité pour l’inoculation en France, Albrecht von HALLER, Louis NECKER de GERMANY ou encore Pierre SOUBEYRAN.
Mais après ce tour d’horizon des encyclopédistes étrangers, c’est sur le parcours de deux autres personnages, respectivement originaires de Pologne et du Portugal, que nous allons maintenant nous attarder.
Un Polonais éclectique
Descendant d’une famille lituanienne très ancienne et très fortunée, Michał Kazimierz OGINSKI (ci-dessous) commence par se distinguer dans une carrière à la fois civile et militaire au service de la République des Deux Nations, née de l’union du royaume de Pologne et du grand-duché de Lituanie.
Esthète, très érudit, sympathisant de l’esprit des Lumières, ce grand aristocrate est également un mélomane réputé et un musicien accompli. Jouant de plusieurs instruments, il fait preuve de dons exceptionnels au violon et à la harpe. Son “grand tour” des royaumes, qui le mène en France, à Rome, en Prusse, à Dresde et en Autriche, lui permet de faire la démonstration de ses talents et lui vaut d’acquérir une réputation européenne.
Pour parfaire son éducation militaire, il gagne la France afin de servir dans l’armée comme volontaire. À Paris et à Versailles, il est invité, seul ou en compagnie d’une formation musicale, à donner des concerts qui lui assurent une rapide célébrité à la cour. Il devient ensuite aide de camp du duc d’Orléans, qu’il assiste sur le front de Saxe.
L’année suivante à son retour de guerre, il est de nouveau très sollicité pour se produire dans les cours de Versailles et de Lunéville – cette dernière organisée autour de son compatriote Stanislas LESZCZYNSKI, ancien roi de Pologne et duc de Lorraine –, mais aussi dans les salons parisiens, dont celui de madame GEOFFRIN. C’est là qu’en 1760 il fait la connaissance de DENIS DIDEROT, venu assister à une démonstration de harpe à pédales, mise au point vers 1720 mais encore quasi inconnue en France. Il est subjugué par la performance d’OGINSKI, ainsi que par l’instrument : “Rien n’est plus simple que des cordes tendues et trois morceaux de bois. Le comte en joue d’une légèreté étonnante. Il ne laisse pas imaginer, par l’extrême facilité qu’il a, qu’il exécute les choses les plus difficiles. La harpe me plaît : elle est harmonieuse, forte, gaie dans les dessus, triste et mélancolique dans le bas, noble partout, du moins sous les doigts du comte.”
Malgré sa publication suspendue depuis 1759, la rédaction de l’Encyclopédie n’en continue pas moins, sous l’égide du chevalier de JAUCOURT et de DIDEROT. Ce dernier convainc notre noble Polonais de rédiger l’article dédié à la Harpe, qui figure dans le tome VIII publié en 1765, et sera complété en 1767 dans le cinquième recueil de planches (partie consacrée à la lutherie), par une magnifique illustration de la “harpe organisée” (ci-dessous).
Bien qu’il ne l’ait jamais revendiquée, certains attribueront à OGINSKI l’invention de la harpe, dont il ne s’est pourtant contenté que de décrire le mécanisme et le fonctionnement. Même si notre homme est présumé avoir participé à l’élaboration d’autres articles, celui rédigé sur la harpe est le seul dont nous pouvons lui attribuer clairement la paternité. En 1761, il rentre en Pologne pour poursuivre une brillante carrière, et nous le retrouvons en 1764 parmi les candidats malheureux qui se présentent à la succession royale contre le futur Stanislas PONIATOWSKI. En compensation de son échec, il devient voïvode de Vilnius et dès lors utilise sa fortune pour entretenir savants et artistes dans son château de Słonim qui abrite une imprimerie, des troupes de théâtre, une école de danse et un orchestre.
Mais bientôt attisé par l’ingérence grandissante de la Russie, le soulèvement de l’aristocratie polonaise engendre une terrible guerre, à la fois civile et étrangère. OGINSKI mène des opérations contre les troupes russes et, après la défaite des confédérés en 1772 il part en exil avant de pouvoir en 1776 regagner son pays où il retrouve une place éminente en tant que mécène mais aussi administrateur énergique et homme politique engagé. De nouveau impliqué dans la guerre russo-polonaise de 1792, qui se solde par une nouvelle défaite militaire et un nouveau partage du pays, OGINSKI se retire définitivement de la vie publique, laissant sa place à un fils qui deviendra un homme politique important et un compositeur célèbre.
Un mot enfin sur le second Polonais de l’Encyclopédie : le physicien Jan Stefan Ligenza KURDWANOWSKI, un militaire lui aussi attaché à la cour de Lunéville. C’est à cet homme que nous devons un article, complexe et riche en équations, consacré à Pile, un terme d’artillerie.
Un médecin portugais
Issu d’une famille de commerçants fortunés et instruits, descendant de juifs convertis, António Nunes RIBEIRO SANCHES (ci-dessous, son portrait très austère) renonce à une carrière de jurisconsulte à Lisbonne pour se consacrer à l’étude de la médecine.
Il suit les cours à l’université de Salamanque, puis voyage en Europe afin de se perfectionner dans son art. Enthousiasmé par l’œuvre de BOERHAAVE, il rejoint Leyde en 1727 pour y suivre pendant trois ans les cours de ce praticien révolutionnaire. En 1730, le gouvernement russe écrit au célèbre médecin, lui demandant de lui indiquer des confrères compétents qui accepteraient de s’installer en Russie pour exercer et enseigner la science médicale. C’est dans ces conditions que BOERHAAVE recommande RIBEIRO SANCHES, qui arrive à Moscou en octobre de l’année suivante.
Le Portugais, après avoir formé des chirurgiens, des pharmaciens et des sages-femmes, se trouve transféré aux services de l’armée, en qualité de médecin du corps des cadets de Saint-Pétersbourg. Sa réputation grandissant rapidement, il est nommé en 1740 médecin de la cour et second médecin de la régente Anna LEOPOLDOVNA, qui lui témoigne une grande confiance. Malgré une relative disgrâce sous le règne d’ELISABETH Ière, sa compétence reste appréciée, de sorte qu’en 1744, c’est à lui qu’il revient de soigner, avec succès, la jeune fiancée du prince héritier, la future CATHERINE II. Las de l’ambiance paranoïaque qui règne à la cour et, prétextant une maladie des yeux pour cesser d’exercer, il quitte la cour en 1747 puis la Russie, tout en conservant des liens étroits avec son ancienne patrie d’adoption.
Âgé de 48 ans, il s’installe à Paris, où il va passer le reste de son existence. Bien accueilli par le monde intellectuel et savant, bénéficiant d’un précieux réseau de correspondants en Russie et en Europe, il se consacre désormais à l’écriture, en français et en portugais. Ses revenus sont très limités, mais il peut compter sur des pensions octroyées par l’impératrice CATHERINE II et le gouvernement portugais. Très impliqué dans les questions de santé publique, d’hygiène et de prophylaxie, il focalise son étude sur la transmission de la syphilis en développant des théories originales. En 1750, il publie ainsi une Dissertation sur l’origine de la maladie vénérienne, dans laquelle il démontre qu’elle n’a point été apportée d’Amérique, mais qu’elle a commencé en Europe par une épidémie.
Bien que rebuté par les mondanités, il se trouve introduit dans le milieu philosophique, où il fait la connaissance de DIDEROT. À sa demande, il rédige pour l’Encyclopédie un article détaillé, comprenant des descriptions, des citations et des traitements curatifs en latin, sur la grosse vérole (par opposition avec la petite vérole ou variole), autre nom de la syphilis, une maladie vénérienne particulièrement redoutable, qui était alors essentiellement traitée avec du mercure.
Membre de plusieurs académies, respecté et influent aussi bien en France qu’au Portugal, travailleur acharné, RIBEIRO SANCHES multiplie les publications. À sa mort, en octobre 1783, il laisse un grand nombre de manuscrits non publiés, qui remplissent 27 volumes reliés in-folio. En 1787, L’Encyclopédie méthodique de PANCKOUCKE reprendra, dans son dictionnaire consacré à la médecine, un de ses articles inédits, traduit du portugais et intitulé Affections de l’âme.
Nous n’avons pas pu passer en revue tous les encyclopédistes restés dans l’ombre pour la postérité, mais nous vous proposons, si vous le souhaitez, de retrouver ces “illustres inconnus”, qui ont eu le mérite d’apporter leur pierre, même modeste, à ce monument majeur de l’Europe des lumières, sur le site de l’Édition Numérique Collaborative et CRitique de l’Encyclopédie (ENCCRE), dans la rubrique Contributeurs.