L’Encyclopédie des Lumières, une œuvre collective
La célèbre Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers (ci-dessous) est généralement désignée sous le titre, facile à mémoriser, d’Encyclopédie de DIDEROT et d’ALEMBERT ; appellation qui permet de la distinguer aisément de ses concurrentes, soit l’encyclopédie dite d’Yverdon et celles qui lui succéderont.
L’hommage rendu aux deux encyclopédistes est légitime, car c’est bien grâce à l’action énergique de ces deux directeurs de publication que cette oeuvre monumentale pourra être menée à son terme, le binôme éclipsant totalement le mérite des libraires, qui étaient pourtant à l’origine du projet. Rappelons malgré tout que, dès 1760, d’ALEMBERT se met en retrait de l’entreprise et laisse à son collègue le soin d’assumer seul la lourde charge éditoriale jusqu’en 1772, date de la sortie des derniers volumes. Soulignons également que DIDEROT ne poursuit pas l’aventure jusqu’à son terme, se tenant à l’écart du projet des Suppléments de l’Encyclopédie.
L’appellation Encyclopédie de DIDEROT et d’ALEMBERT a le tort majeur de gommer le fait que l’encyclopédie résulte d’un travail collectif qui mobilise un grand nombre de participants, désignés sous le terme générique d’encyclopédistes (ci-dessous, une illustration du XIXe siècle représentant une séance de lecture dirigée par DIDEROT).
Le nombre exact de contributeurs reste sujet à caution, certains ayant jugé prudent de ne pas signer leurs articles, d’autres ayant définitivement sombré dans l’anonymat. Au final, plus de la moitié des articles ne sont pas signés ou ne permettent pas d’être clairement attribués. L’estimation du nombre de contributeurs identifiables oscille entre 139 et 200, graveurs et dessinateurs inclus. Notons enfin que beaucoup d’articles sont le fruit d’une collaboration entre plusieurs auteurs.
Autre caractéristique de ce travail collectif, la contribution effective de chacun de ces encyclopédistes est hétérogène en qualité, ce que, par la suite, DIDEROT reconnaît avec honnêteté : “Parmi quelques hommes excellents, il y en eut de faibles, de médiocres et de tout à fait mauvais. De là cette bigarrure dans l’ouvrage, où l’on trouve une ébauche d’écolier à côté d’un morceau de maître ; une sottise voisine d’une chose sublime, une page écrite avec force, pureté, chaleur, jugement, raison, élégance au verso d’une page pauvre, mesquine, plate et misérable.”
Enfin, les contributeurs sont d’une productivité très inégale, certains ne fournissant qu’un article, tandis que d’autres en revendiqueront plusieurs centaines. Mais, à l’exception de DIDEROT, à qui sont attribués près de 6 000 articles, de d’ALEMBERT et de DAUBENTON – ces deux derniers pouvant revendiquer respectivement près de 1 700 et 900 articles -, les plus importants contributeurs de l’Encyclopédie, méconnus du grand public, ne bénéficient que d’une renommée limitée. Les noms d’Antoine-Gaspard BOUCHER d’ARGIS (4 500 articles juridiques), d’Edmé-François MALLET (plus de 2 000 articles et des parties d’articles) ou de Jacques-Nicolas BELLIN (plus de 1 000 articles), sont loin de pouvoir rivaliser en renommée avec ceux de Jean-Jacques ROUSSEAU (environ 390 articles), de VOLTAIRE (une quarantaine d’articles), du baron d’HOLBACH (425 articles signés), de Jean-François MARMONTEL (une trentaine d’articles) ou de MONTESQUIEU (un seul article, d’ailleurs inachevé).
JAUCOURT, le forçat volontaire
Mais l’injustice la plus flagrante touche un autre personnage, complètement oublié de la mémoire collective, qui, aux côtés de DIDEROT et d’ALEMBERT, sera en réalité le “troisième homme” de l’entreprise ; il s’agit de Louis de JAUCOURT (ci-dessous, un des seuls portraits connus de lui).
Celui dont le dévouement lui vaudra d’être surnommé par DIDEROT ʺl’esclave de l’Encyclopédie” est en effet à lui seul l’auteur de près de 17 266 articles sur les 72 000 que comptent les 17 volumes de textes ; chiffre qui en fait, et de très loin, le principal rédacteur de l’ouvrage. Pourtant, en dehors d’une rue de Paris qui porte son nom depuis 1885, quelle trace cet encyclopédiste particulièrement prolifique a-t-il laissée dans notre mémoire collective ?
Né à Paris en 1704, Louis de JAUCOURT, qui sera par la suite surnommé le chevalier de JAUCOURT, est issu d’une ancienne famille noble d’origine champenoise, convertie à la Réforme dès la seconde moitié du XVIe siècle. Bien qu’officiellement convertis au catholicisme sous le règne de LOUIS XIV, les JAUCOURT restent surveillés d’un œil très soupçonneux par les autorités ecclésiastiques, qui ne se privent pas de mettre en cause la sincérité de leur abjuration et les considèrent comme des protestants déguisés. Ce soupçon n’est sans doute pas dénué de fondement, car c’est bien grâce à un réseau familial huguenot que notre homme émigrera, afin de bénéficier, sous des noms d’emprunt, d’une formation universitaire très poussée à l’étranger.
En 1720, il débute des études de théologie à Genève mais, peu attiré par la carrière religieuse, il se rend à Cambridge pour étudier les mathématiques et la physique. Il gagne ensuite Leyde où, suivant les cours de médecine du célèbre Herman BOERHAAVE, il se trouve consacré docteur en 1730. C’est lors de ce séjour qu’il se lie d’amitié avec Théodore TRONCHIN, futur encyclopédiste, ami et correspondant de VOLTAIRE, ROUSSEAU et GRIMM. TRONCHIN qui, grâce à sa biographie de LEIBNIZ publiée en 1734 connaîtra une certaine popularité, contribuera ensuite, jusqu’en 1740, à la Bibliothèque raisonnée des ouvrages savants de l’Europe.
Rentré en France vers 1736 ou 1737, afin de récupérer un héritage menacé de confiscation “pour fait de religion”, JAUCOURT, qui parle désormais sept langues, est vite remarqué par le milieu littéraire et savant pour son importante érudition dans des domaines aussi variés que la littérature, les sciences, la philosophie, la théologie, l’histoire, la chimie, la botanique et les beaux-arts. À Paris, il fréquente MALESHERBES, VOLTAIRE et en particulier MONTESQUIEU, dont il admire sans réserve les conceptions philosophiques.
Depuis 1730, JAUCOURT a entrepris de rédiger, en latin, un Dictionnaire universel de médecine (Lexicon medicum universale) de six gros volumes qu’il projette de faire imprimer en Hollande, sans doute pour contourner la censure royale. Mais en 1750 le manuscrit disparaît dans un naufrage, au grand dam de son auteur qui n’avait pas pris la précaution d’en conserver une copie intégrale.
C’est l’année suivante, au moment où sort le premier tome de l’Encyclopédie, que DIDEROT reçoit une lettre du chevalier accompagnée de deux propositions d’articles et lui offrant de participer à l’aventure. Séduite par la qualité avérée de l’échantillon fourni, l’équipe éditoriale accepte immédiatement d’intégrer le chevalier en son sein. À partir de cette date, ce travailleur infatigable passera le plus clair de son temps à lire et rédiger des articles pour l’Encyclopédie.
Doté d’un caractère doux et affable, pieux mais tolérant, peu avide de gloire et de reconnaissance, menant une vie rangée de célibataire endurci, sans vice ni excès connu, JAUCOURT reste étranger aux querelles d’égos, aux polémiques et aux règlements de compte parfois mesquins qui agitent régulièrement le cénacle des encyclopédistes. D’ALEMBERT fait cet éloge de notre homme dans la préface du troisième volume : “L’Encyclopédie lui appartient de trop près pour ne pas du moins lui donner ici de faibles marques de sa reconnaissance.”
Quand le privilège dont bénéficie l’Encyclopédie est révoqué en 1759, événement fâcheux qui interrompt pour plusieurs années sa publication “officielle”, et alors que d’ALEMBERT quitte le navire, DIDEROT n’abandonne pas la partie. Il peut alors pleinement compter sur son fidèle JAUCOURT qui, de fait sans en avoir le titre, devient le second responsable éditorial, tout en demeurant le principal rédacteur. C’est ainsi qu’en 1760, DIDEROT écrira à son sujet : “Cet homme est, depuis six à sept ans, au centre de six à sept secrétaires, lisant, dictant, travaillant treize à quatorze heures par jour, et cette position-là ne l’a pas encore ennuyé.” Porté par la passion il va même jusqu’à payer ses collaborateurs de ses propres deniers, au point d’être contraint, en 1761, de vendre sa maison de Compiègne au libraire LE BRETON, qui lui en laissera l’usufruit.
À partir de 1762, DIDEROT s’occupe quasi-exclusivement des volumes de planches, laissant à son compère la très lourde tâche de superviser les derniers volumes de textes. Ceux-ci, les tomes VIII à XVII, sont publiés au cours de l’année 1765 sous une adresse étrangère fictive (ci-dessous) destinée à contourner l’interdiction royale.
Malgré les coups du sort, si l’Encyclopédie arrive à son terme, du moins pour la partie discours car les volumes de planches se succèderont jusqu’en 1772, c’est en grande partie grâce à notre discret bourreau de travail, qui semble avoir trouvé dans ce monument éditorial le véritable sens de sa vie. Pendant des mois, il ne cesse de compiler infatigablement, allant jusqu’à dicter quatre articles par jour. Plus de la moitié des deux derniers volumes sont directement rédigés de sa main, et il a l’insigne honneur de pouvoir signer le tout dernier article de l’ouvrage, Zzuéné (ci-dessous).
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Comme l’écrira en 1995 Jean HAECHLER dans L’Encyclopédie de DIDEROT et de… JAUCOURT : “Sans DIDEROT, l’Encyclopédie n’aurait pas vu le jour ; sans JAUCOURT, elle n’eût point été menée à son terme.”
JAUCOURT, à l’écart du monde mais pas des critiques
Bien qu’il soit volontairement resté dans l’ombre, JAUCOURT ne manque pas d’être la proie de la rancœur et de la médisance, certains de ses critiques soulignant sa personnalité terne voire parfois asociale. Lucide sur son manque de charisme et de charme, JAUCOURT se décrit lui-même en ces termes : “Un homme né sans besoins, sans désirs, sans ambition, sans intrigue… [qui] s’est bien promis d’assurer son repos par l’obscurité de sa vie studieuse”. Cette modestie excessive, liée à une vie personnelle sans relief et un caractère pondéré, expliquent sans doute son manque de notoriété, alors que par ailleurs d’autres détracteurs, irrités par l’étendue de son savoir et son côté touche-à-tout, l’accusent de pédantisme. Enfin, il est également accusé de plagiat, bien qu’il n’ait jamais dissimulé ses sources et ses emprunts, il est vrai très nombreux. Jusqu’à l’époque contemporaine, nombreux sont ceux qui ne voudront voir en lui qu’un “littérateur”, un polygraphe et un simple compilateur sans génie propre, comme si la quantité impressionnante de ses articles devait immanquablement aller de pair avec la faible qualité de leur contenu.
Pourtant, s’il prend soin de s’appuyer sur d’autres auteurs, dont certains de ses collègues encyclopédistes et surtout sur son mentor MONTESQUIEU, il avance également ses propres analyses et théories. Ne reculant pas devant les sujets qui fâchent, il prouve qu’il n’est pas qu’un simple copiste qui aurait usurpé sa place parmi les auteurs des Lumières. C’est ainsi qu’il se signale par sa dénonciation, certes toujours émise en termes mesurés et en arguments “rationnels”, du despotisme, du dogmatisme, de l’intolérance, du fanatisme et des superstitions. L’Encyclopédie lui est redevable d’articles emblématiques, comme Inquisition, Gouvernement, Conscience, Démocratie, Guerre, Égalité, France, Liberté naturelle, Liberté civile, Religion, Liberté politique, Peuple, Loi fondamentale, Monarchie absolue, Monarchie limitée, République, etc.
Les deux chapitres qui, rédigés de sa main, sont encore aujourd’hui le plus souvent repris, sont ceux sur l’esclavage et la traite négrière qu’il condamne avec éloquence, démontant méthodiquement les arguments des partisans de cette “honte de l’humanité” : “Il n’y a donc pas un seul de ces infortunés que l’on prétend n’être que des esclaves, qui n’ait droit d’être déclaré libre, puisqu’il n’a jamais perdu la liberté ; qu’il ne pouvait pas la perdre ; & que son prince, son père, & qui que ce soit dans le monde n’avait le pouvoir d’en disposer ; par conséquent la vente qui en a été faite est nulle en elle-même… On dira peut-être qu’elles seraient bientôt ruinées, ces colonies, si l’on y abolissait l’esclavage des nègres. Mais quand cela serait, faut-il conclure de là que le genre humain doit être horriblement lésé, pour nous enrichir ou fournir à notre luxe ? Il est vrai que les bourses des voleurs de grand chemin seraient vides si le vol était absolument supprimé : mais les hommes ont-ils le droit de s’enrichir par des voies cruelles & criminelles ?”
Son labeur achevé, JAUCOURT se retire à Compiègne et ne fait guère plus parler de lui, renonçant à participer aux Suppléments de l’Encyclopédie, qui seront publiés entre 1776 et 1777. On lui prête le projet d’un Dictionnaire historique, qui ne verra jamais le jour, et c’est (là encore) dans l’anonymat le plus complet que notre encyclopédiste décèdera le 3 février 1780.
Méconnu du grand public, celui dont on a dit qu’il cumulait les rôles d’“abeille et fourmi de l’Encyclopédie” fera malgré tout l’objet de multiples travaux universitaires, dont voici un petit aperçu : Le chevalier de JAUCOURT, un combattant des Lumières, par Thomas FERENECZI ; Le chevalier de JAUCOURT, un ami de la Terre, par Madeleine MORRIS ; Le chevalier de Jaucourt. L’homme aux dix-sept mille articles, par Gilles BARROUX et François PÉPIN ; et enfin un mémoire de master de mai 2017, soutenu par Sandra GOMES : Le chevalier de JAUCOURT : philosophie, idées politiques et ampleur de l’implication dans l’Encyclopédie.