Les mathématiques, une science fondamentale
Pour beaucoup d’entre nous, à commencer par les deux auteurs de ce blog, les mathématiques demeureront à jamais une source d’incompréhension… Pour autant, même hermétique aux maths, nul ne peut contester l’importance et le rôle primordial de cette matière dans tout progrès technique et scientifique. Considérée depuis l’Antiquité comme une science fondamentale, la science mathématique est définie comme un langage logique utile pour structurer des démonstrations complexes et définir des abstractions, ce qui fait d’elle un outil philosophique majeur. En son temps, PLATON plaçait la science mathématique au centre de son système de pensée, et ISOCRATE pouvait même déclarer : “Les mathématiques sont une gymnastique de l’esprit et une préparation à la philosophie. »
C’est donc en toute logique que les mathématiques vont occuper une place privilégiée dans des projets encyclopédiques d’envergure qui chercheront à réaliser une synthèse didactique entre les arts et les lettres, mais également, et on l’oublie parfois, entre les sciences et les techniques. Guidés par la curiosité, et mettant de côté nos réticences et nos préjugés forgés de longue date, nous allons aujourd’hui nous pencher sur quelques grandes réalisations encyclopédiques vouées aux mathématiques.
Les premières encyclopédies consacrées aux maths
Dès l’ébauche des premières encyclopédies modernes, comme le Lexicon technicum de John HARRIS et la Cyclopaedia (ci-dessous) d’Ephraïm CHAMBERS, les textes sur les mathématiques y occupent une place de choix, accompagnés de planches destinées à présenter de manière synthétique les théories et les fonctionnements des techniques présentées.
Quand démarre le chantier de l’Encyclopédie, qui à l’origine devait se résumer à une simple traduction du livre de CHAMBERS, son binôme éditorial est composé d’un philosophe, DIDEROT, mais aussi d’un mathématicien accompli : Jean LE ROND d’ALEMBERT. Celui-ci profite de la tribune qui lui est offerte pour diffuser les principes et les règles mathématiques au-delà d’un public savant et éduqué. Pour autant, il s’efforce de rester dans l’esprit de l’entreprise encyclopédique et de tendre à une simplification du discours scientifique : “On ne sauroit rendre la langue de la raison trop simple et trop populaire : non seulement c’est un moyen de répandre la lumière sur un plus grand espace, c’est ôter encore aux ignorants un prétexte de décrier le savoir. Plusieurs s’imaginent que toute la science d’un mathématicien consiste à dire corollaire au lieu de conséquence, scholie au lieu de remarque, théorème au lieu de proposition. Ils croient que c’est une espèce de rempart inventé pour défendre les approches : ne pouvant forcer la place, ils se vengent en insultant les dehors.”
D’ALEMBERT est l’auteur du plan d’ensemble de la science mathématique répartie dans l’Encyclopédie : arithmétique, algèbre élémentaire et “infinitésimale”, géométrie élémentaire et “transcendante”. Lui-même se réserve la rédaction des articles fondamentaux des mathématiques pures et appliquées dont, au final, il en revendiquera près de 1500. Il délègue certains articles à des auteurs plus obscurs mais néanmoins très méritants, comme l’abbé de LA CHAPELLE et Jean-Joseph RALLIER des OURMES. Notons qu’à l’époque le champ des mathématiques s’élargit vers l’astronomie, l’optique et la mécanique. Comme nous avons déjà eu l’occasion de le rappeler, une des faiblesses de l’Encyclopédie vient de son organisation par ordre alphabétique qui, pratique de prime abord, présente l’inconvénient majeur de disperser les thématiques principales dans différents volumes.
C’est pour pallier ce défaut que Charles-Joseph PANCKOUCKE met en chantier le grand projet d’une Encyclopédie méthodique, structurée en 27 disciplines principales. L’une d’entre elles, contenue dans trois tomes dédiés aux mathématiques, est éditée entre 1784 (ci-dessous) et 1789 ; elle se trouvera ultérieurement complétée par un volume de planches.
Au premier abord, ce dictionnaire thématique peut apparaître comme le simple recueil des articles consacrés aux mathématiques dans l’Encyclopédie et ses Suppléments, édités, rappelons-le, par PANCKOUCKE. Mais, à bien y regarder, il ne se résume pas à une simple compilation. En effet, outre un certain nombre d’articles inédits, l’abbé BOSSUT y a rédigé une longue introduction consacrée à l’histoire des mathématiques ; Joseph Jérôme LEFRANÇOIS de LALANDE a réécrit les articles dédiés à l’astronomie ; et Nicolas de CONDORCET a apporté sa contribution sur les probabilités, tandis qu’un énigmatique CHARLES, dit le géomètre, justifiant son surnom, a pris en charge les chapitres consacrés à la géométrie.
Il en résulte un ouvrage indéniablement plus synthétique et plus facile à consulter grâce à une table de lecture qui subdivise le contenu en dix sous-disciplines. En revanche, le dictionnaire souffre d’un certain déséquilibre car, si certains sujets ont été révisés et actualisés, d’autres sont restés en l’état sans que soient prises en compte les évolutions apparues depuis le milieu du XVIIIe siècle. En effet, grâce à des figures comme Leonhard EULER ou Joseph-Louis LAGRANGE, les progrès réalisés au cours de cette période ont été considérables, la relève étant principalement assurée par Carl Friedrich GAUSS, LEGENDRE et CAUCHY.
Aux XIXe et XXe siècles, une science désormais omniprésente
Dès lors, le XIXe siècle connaît une incroyable effervescence dans le domaine des mathématiques comme dans celui des sciences en général. De nouvelles et ambitieuses encyclopédies voient alors le jour, parmi lesquelles l’Encyclopédie mathématique, ou Exposition complète de toutes les branches des mathématiques (1845), rédigée par un certain Alexandre SARRAZIN de MONTFERRIER qui tente de réaliser une synthèse grand public en s’appuyant sur les travaux controversés de Josef HOËNÉ-WRONSKI.
De fait, ce n’est que vers 1898 que se concrétise le projet le plus abouti, avec la parution de l’Enzyklopädie der mathematischen Wissenschaften mit Einschluss ihre Anwendungen (Encyclopédie des sciences mathématiques incluant leurs applications).
Dès 1894, cet ouvrage est initié par trois brillants universitaires allemands : Wilhelm Franz MEYER, Heinrich WEBER et Felix KLEIN (grâce auquel l’Encyclopédie prend le surnom de Klein’s Encyclopedia). Ses six gros tomes, divisés en 23 livres, seront publiés entre 1898 et 1933. En dépit d’une querelle latente entre les mathématiciens des universités de Leipzig, Tübingen et Göttingen d’une part, et ceux de Berlin qui bouderont le projet, cet ouvrage prend rapidement une envergure européenne, avec la participation de savants italiens, français et britanniques et ce, malgré les tensions accrues entre leurs nations respectives.
Cette encyclopédie, dont le but avoué est “de présenter une exposition simple et concise, complète autant que possible, du corpus des mathématiques modernes et de ses conséquences, tout en donnant une bibliographie détaillée sur le développement historique des méthodes historiques depuis le début du XIXe siècle”, engendrera même une édition française parallèle, qui sera publiée à partir de 1904. Initialement supervisée par Jules MOLK, l’Encyclopédie des sciences mathématiques pures et appliquées (ci-dessous) constitue à la fois une traduction et une réécriture de l’ouvrage allemand par de grands universitaires français.
Loin de se perdre dans des récriminations et des procès, les deux maisons d’édition, l’allemande et la française, collaborent à la création d’une encyclopédie “bis”, en grande partie nouvelle et surtout actualisée, qui ne s’achèvera qu’en 1916, la guerre ayant eu entretemps raison de cette pacifique entreprise franco-allemande. Mais le mouvement est lancé et la volonté des universités de réaliser une grande encyclopédie générale des mathématiques ne faiblira plus.
Bien que largement ignorées du grand public, les recherches sur les mathématiques se poursuivent, la plus grande difficulté étant de pouvoir réaliser une synthèse complète qui prenne en compte les avancées permanentes réalisées par les mathématiciens universitaires répartis à travers le monde. C’est le défi auquel s’attaque, entre 1954 et 2007, une encyclopédie japonaise, l’Iwanami Sūgaku Jiten, à travers quatre éditions, dont certaines versions sont traduites en anglais sous le titre de Encyclopedic Dictionary of Mathematics.
Pendant ce temps, en URSS, Ivan VINOGRADOV publie en 1977 une Matematicheskaya entsiklopediya qui fait l’objet d’une traduction anglaise sous le nom d’Encyclopædia of Mathematics (ci-dessous). Mais, du fait de corrections et d’ajouts, le projet prend de l’ampleur, pour aboutir, entre 1987 et 1994, à la publication de dix volumes, dont un volume d’index, édités par les éditions Kluwer Academic Publishers. Ces volumes seront suivis de trois tomes de suppléments, imprimés entre 1997 et 2002.
La carrière de cet ouvrage ne s’achève pas là, puisqu’à la suite d’une collaboration entre les éditions Springer et la Société mathématique européenne, il est mis en ligne en accès gratuit. Ce site ne se contente pas de présenter, dans la version papier, 8 000 entrées qui détaillent 50 000 notions de mathématiques, il adopte également l’organisation d’une encyclopédie participative ouverte aux changements et aux ajouts.
De leur côté, les éditions Springer, spécialisées dans les publications scientifiques très pointues, posent également, et ce dès 1988, les bases d’une immense encyclopédie thématique : l’Encylopaedia of Mathematical Sciences. Toujours active, cette collection, riche à ce jour de 91 volumes, a adopté un système flexible qui lui permet de bâtir une œuvre encyclopédique en regroupant une collection d’ouvrages indépendants les uns des autres, méthode qui permet d’en actualiser le contenu en permanence. Soulignons que de son côté Cambridge University Press a édité une collection intitulée Encyclopedia of Mathematics and its Applications, dont le catalogue ne recense pas moins de 159 références.
Le triangle mystérieux…
Pour terminer notre voyage dans l’austère pays de l’encyclopédisme mathématique sur une note plus “ludique”, nous voudrions évoquer une dernière encyclopédie, consacrée à une question dont l’existence échappe certainement à la plupart d’entre nous : la multiplicité insoupçonnée des centres compris dans un triangle ! Professeur à l’université d’Evansville, mais également musicien et compositeur, Clark KIMBERLING s’est spécialisé dans l’étude de cette figure géométrique. Sans rentrer dans les détails techniques (qu’en toute franchise nous ne maîtriserions pas), signalons que cet homme a publié en 1998 un livre dans lequel il identifie 400 centres possibles dans un triangle. Partant des résultats de ses recherches, il établit une Encyclopedia of Triangle Centers (ETC), qui est mise en ligne sur le site de son université. Depuis, cette liste s’est considérablement étoffée, puisqu’en décembre 2018 elle ne comptait pas moins de 30 451 centres de triangle. Nous laissons les amateurs se plonger dans cette étude vertigineuse, présentée dans la petite vidéo ci-dessous.