Il peut arriver, comme c’est le risque pour toute œuvre littéraire et éditoriale, que la mise en chantier d’un dictionnaire ou d’une encyclopédie ne soit pas couronnée de succès. En effet une telle entreprise nécessite beaucoup de temps et d’argent pour concevoir, imprimer, distribuer l’ouvrage, et les obstacles qu’elle rencontre sont si nombreux qu’ils peuvent venir à bout des volontés les plus affirmées.
Bien des projets d’envergure ont disparu sans laisser de traces, mais pour certains d’entre eux il nous reste les témoignages d’une ébauche, d’un plan d’ensemble voire d’un début de réalisation. Nous vous proposons de découvrir quelques-unes de ces “encyclopédies fantômes” qui, d’une manière ou d’une autre, sont toutes en lien avec la célèbre Encyclopédie de Diderot et d’Alembert.
Intéressons-nous pour commencer à Samuel FORMEY. Il s’agit un pasteur prussien descendant de huguenots, homme de foi très engagé dans ses prêches, mais aussi homme de lettres fasciné par le bouillonnement intellectuel de l’Aufklärung et par la personnalité de Christian WOLFF.
FORMEY est également un journaliste extraordinairement prolifique, caractéristique que ses ennemis attribueront à son goût démesuré pour l’argent. Futur secrétaire perpétuel de l’Académie de Prusse, il est sensible aux raisonnements philosophiques et aux débats d’idées qui agitent l’Europe “éclairée”, même s’il veille à ne pas franchir certaines limites. Il forme le projet de composer son propre dictionnaire universel, et dans ce but commence par collecter une riche documentation. Apprenant que des libraires parisiens envisagent de publier une encyclopédie basée sur celle de CHAMBERS, de sa propre initiative il leur livre la plus grande partie des matériaux réunis pour son propre ouvrage, soit 1 800 pages manuscrites, contre un dédommagement de 300 livres que lui verse BRIASSON. Cette masse de notes sera par la suite publiée in extenso dans l’Encyclopédie et utilisée comme documentation par les encyclopédistes. Bien que non officiellement intégré à l’équipe éditoriale, FORMEY devient de facto un des plus importants collaborateurs de cette grande aventure éditoriale.
En dépit de son adhésion spontanée, il ne se départit pas d’un certain esprit critique vis-à-vis de cette œuvre monumentale et multiplie ses passes d’armes, par écrits interposés, avec VOLTAIRE, ROUSSEAU et même DIDEROT. Il est pour le moins paradoxal que FORMEY se soit associé à une entreprise dont il ne pouvait que désapprouver les attaques contre la religion, la remise en question de l’ordre social et la volonté affirmée de faire primer la raison sur toute autre considération. Ces réticences finissent par le décider de rédiger lui-même une version de l’Encyclopédie qui ne contiendrait rien de susceptible de pouvoir porter offense « à la religion, au gouvernement et aux bonnes mœurs ».
Dans ses écrits préparatoires, il s’attarde sur les nombreuses erreurs relevées dans les cinq tomes déjà publiés, pointant également le fait que l’Encyclopédie, devenue trop volumineuse à son goût, est d’un coût élevé : « C’est le prix considérable de ce livre, qui permet à peu de personnes d’en faire l’acquisition, sans compter que la grosseur des volumes & l’immensité des détails ne conviennent pas à tout le monde. » Posant ce constat, il évoque l’idée, qu’il prétend lui avoir été soufflée par des “personnes distinguées”, d’une “encyclopédie réduite”. Il se fixe même un objectif ambitieux : « J’atteindrai bientôt les Encyclopédistes, & alors je donnerai régulièrement un volume après que celui du grand ouvrage auquel il répondra aura paru. » Même s’il prétend vouloir retranscrire “l’essence de l’original”, enrichi et corrigé par d’autres sources, il s’agit bel et bien d’un projet de réécriture s’apparentant à du plagiat.
Début janvier 1756, il fait éditer un prospectus dans lequel il expose son programme à MALESHERBES. Pressentant les résistances à venir, il écrit également à la Société royale de Londres pour obtenir un soutien qu’il n’obtiendra pas. Le 13 février, D’ALEMBERT lui adresse un courrier qui, pour courtois qu’il soit, n’en est pas moins très direct : « Je doute qu’il [le projet] soit goûté ni par les libraires, ni par les auteurs de l’Encyclopédie. Il ne peut que faire tomber, s’il est mal exécuté, un ouvrage auquel vous avez travaillé. » Trois jours plus tard, D’ALEMBERT s’adresse directement à MALESHERBES, à la demande expresse des libraires qui voient là un danger direct pour la rentabilité et la pérennité de leur entreprise : « Personnellement, il m’importe peu que l’Encyclopédie soit réduite, démembrée, déchirée, persécutée, supprimée ; mais le procédé de monsieur FORMEY ne me paroit ni juste ni honnête, & la demande des libraires me paroit équitable. J’ajoute que monsieur FORMEY désoblige tous nos auteurs. » Soucieux de laisser à ce dernier une chance de sauver les apparences, D’ALEMBERT lui écrit un mois plus tard : « Je n’ai jamais douté que l’entreprise de l’Encyclopédie réduite ne vous ai été suggérée… si vous me demandez conseil, je crois que vous ferez sagement & honnêtement de renoncer. » Quoi qu’il en soit, le projet n’aboutira pas, FORMEY n’ayant pas réussi à obtenir l’autorisation escomptée.
Fin de l’histoire ? Eh bien non, car notre encyclopédiste rebelle persévère dans son idée, mais à une échelle beaucoup plus réduite que celle de son très ambitieux projet initial. Prétendant exécuter la commande du prince HENRI, frère du roi de Prusse, il publie à Halle, en 1767, un Dictionnaire instructif où l’on trouve les principaux termes des sciences et des arts.
Dans sa préface, il revient sur son encyclopédie avortée, déclarant qu’il y avait renoncé face aux inquiétudes des libraires et des auteurs. Pour son nouvel ouvrage, il revendique l’Encyclopédie comme une source d’inspiration — « Je me suis borné à la considérer comme une simple table de mots dont je pouvois suivre le fil » — au service d’une œuvre nouvelle à visée pédagogique. Mais après examen il est possible de constater que cent des cent dix-neuf articles attribués à FORMEY dans l’Encyclopédie figurent dans son Dictionnaire instructif, même si ce n’est parfois que sous forme partielle. Il reprend également, en les modifiant, les articles d’autres encyclopédistes, en corrigeant tout ce qui pourrait prêter à polémique. Même si on peut considérer qu’il s’agit d’une petite revanche vis-à-vis de ses collègues, celle-ci ne porte guère à conséquence, l’ouvrage étant très loin de connaître le succès, au point même de n’être redécouvert que récemment. FORMEY participera par la suite à l’Encyclopédie d’Yverdon qui sera plus en accord avec ses idées.
Passons maintenant à un autre encyclopédiste, que l’on peut sans peine qualifier de majeur, puisque il s’agit de Denis DIDEROT. Suite à l’interdiction de l’Encyclopédie sur le sol français prononcée en 1758, CATHERINE II de Russie propose en 1762 à ce dernier de continuer son travail à Riga, sous sa protection. Peu amateur de voyages et de nature maladive, DIDEROT préfère rester en France tout en témoignant sa reconnaissance à la souveraine. Quand en 1765 le philosophe en manque d’argent vend sa bibliothèque, c’est la tsarine qui la lui achète en viager. Enfin, à partir de 1769, une société patronnée par CATHERINE II réalise la traduction de l’Encyclopédie en russe.
Se sentant l’obligé de sa bienfaitrice, DIDEROT finit par accepter son invitation, et il se rend à Saint-Pétersbourg en octobre 1773. Ce voyage est l’occasion pour l’écrivain de poursuivre un objectif : composer une nouvelle version de l’Encyclopédie en Russie où il espère pouvoir compter sur l’appui de la tsarine. Pendant plusieurs mois, DIDEROT et CATHERINE II s’entretiennent plusieurs fois par semaine sur des sujets philosophiques, mais l’encyclopédiste en profite également pour se renseigner sur la société, les mœurs et les coutumes de ce vaste empire et, intéressé par la langue russe, il se voit bientôt nommé membre étranger de l’Académie russe des sciences.
Les espoirs de DIDEROT seront vite déçus… Il s’aperçoit qu’il n’est guère à même d’influencer CATHERINE II pour en faire la souveraine “éclairée” dont il rêve. Ses tentatives pour corriger le système politique sont vouées à l’échec, et certaines de ses demandes de renseignements restent sans suite. Dès son arrivée il avait présenté son idée d’encyclopédie russe à la tsarine, en lui promettant un manuscrit dans un délai de six ans, mais celle-ci était restée évasive et avait laissé à DIDEROT le soin de négocier seul l’aspect financier du projet avec son conseiller BETZKI. Lorsqu’il quitte la Russie en mars 1774, il évoque encore le projet d’encyclopédie dans sa lettre d’adieu à la tsarine, mais, de retour en France, comprenant qu’elle n’entend pas donner suite à cette entreprise, et au final mécontent de son séjour, il décide de jeter au feu toutes ses notes sur la Russie.
Descendant d’une illustre famille de l’aristocratie française, Claude-Henri de ROUVROY de SAINT-SIMON est connu pour ses conceptions philosophiques qui l’amènent, depuis les découvertes de NEWTON, à considérer la science comme la nouvelle religion de l’humanité qui serait seule capable d’engendrer le progrès social et spirituel. Sa doctrine va servir de base à un mouvement d’inspiration socialiste fondé sur une morale laïque et un éloge de la fraternité de tous les hommes qui va prendre le nom de “saint-simonisme”, qu’il définit par ce principe : « Toute ma vie se résume à une seule pensée : assurer à tous les hommes le plus libre développement de leurs facultés. » La société voulue par SAINT-SIMON doit avoir pour base de gouvernement le système scientifique qui développe le savoir et les capacités des individus.
Alors que l’Europe est déchirée par les guerres napoléoniennes, SAINT-SIMON émet l’idée que la science a besoin d’être réorganisée et unifiée selon un programme qui doit se concrétiser par la réalisation d’une nouvelle encyclopédie élaborée par des savants venus de plusieurs pays. Il pousse même sa logique à promouvoir une collaboration des Français et des Britanniques, permettant d’éteindre la guerre entre les deux nations. Il expose ses vues dans deux écrits publiés aux alentours de 1810, intitulés respectivement Esquisse d’une nouvelle encyclopédie ou introduction à la philosophie du XIXe siècle, et Nouvelle encyclopédie. Ces écrits brefs et confidentiels ne rencontrent que de l’indifférence, et la belle idée de leur auteur semble destinée à rester lettre morte.
Mais la pensée de SAINT-SIMON va perdurer à travers plusieurs autres socialistes utopistes, dont le père ENFANTIN qui devient l’un des chefs de file du saint-simonisme. C’est dans l’entourage de ce personnage haut en couleur que le projet d’encyclopédie évoqué par SAINT-SIMON un demi-siècle plus tôt est relancé aux alentours de 1860. Dirigée par Michel CHEVALIER, cette encyclopédie, qui ambitionne d’être au XIXe siècle ce que l’Encyclopédie de DIDEROT et D’ALEMBERT avait été pour le XVIIIe siècle, bénéficie du soutien financier des frères PEREIRE. Les premiers travaux préparatoires sont entamés, mais le projet ne progresse que très lentement, miné par des dissensions entre les collaborateurs, à l’intérieur du groupe des saint-simoniens entre eux comme entre les saint-simoniens et les auteurs “extérieurs” et, après deux années de travail, le projet se verra à son tour abandonné.