Après avoir présenté dans le premier billet, des dictionnaires franchement parodiques, nous nous tournons maintenant vers une autre catégorie, où l’humour est toujours est toujours l’objectif premier mais étroitement associé à une démarche poétique, créative et parfois même artistique comme dans le cas du surréalisme.
Comme l’indique Pierre-Henri KLEBER dans l’ouvrage qu’il a consacré à ce sujet, “la tentation du dictionnaire fut constante chez les Surréalistes. Le genre, propriété des académiciens, des censeurs, des professeurs de morale et de légalité linguistique, fut capté à des fins novatrices”. Conciliant contre toute attente “alphabet et déraison”, plusieurs dictionnaires, adoptant les codes lexicographiques pour mieux en détourner l’académisme et “subvertir” le langage, voient ainsi le jour.
Œuvre poétique sous forme d’un lexique, le Glossaire, j’y serre mes gloses , publié une première fois en 1925, de Michel LEIRIS joue avec la langue et les sonorités. Ses “définitions”, si on peut les appeler comme cela, sont autant d’anagrammes, d’associations d’idées, de jeux de mots et de poèmes liminaires.
Quelques exemples : « Calligramme : cage et gril des mots en flamme ; Fureur : feu rare ; métaphore : phare de phosphore ; forêt matée : épitaphe du fort en thème ; Ô : étOnnée, la bOuche mOlle s’arrOndit, gObe l’ObOle de l’hOstie ; Académie : macadam pour les mites ; ClergÉ : j’éclaire, à l’envers ; Icare : le hic qui le contrecarra, c’est la carence de la cire ; Morphine : Mort fine. »
Entre 1929 et 1930, la revue Documents, dirigée par les “Dissidents” en rupture avec André BRETON, héberge une rubrique intitulée ‹ dictionnaire ›, dans laquelle plusieurs auteurs comme Michel LEIRIS, Robert DESNOS, Marcel GRIAULE et Georges BATAILLE livrent des définitions de leur cru. Ces articles sont regroupés et publiés en 2016 par les édictions Prairial dans le Dictionnaire critique.
Mêlant sens de l’absurde, humour noir et considérations ethnologiques et psychologiques, ces articles n’ont rien de définitions conventionnelles, comme le démontre cet extrait : “Architecture : l’ordre humain est-il dès l’origine solidaire de l’ordre architectural, qui n’en est que le développement. Que si l’on s’en prend à l’architecture, dont les productions monumentales sont actuellement les véritables maîtres sur toute la terre, groupant à leur ombre des multitudes serviles, imposant l’admiration et l’étonnement, l’ordre et la contrainte, on s’en prend en quelque sorte à l’homme. Toute une activité terrestre actuellement, et sans doute la plus brillante dans l’ordre intellectuel, tend d’ailleurs dans un tel sens, dénonçant l’insuffisance de la prédominance humaine” ; “Abattoir : L’abattoir relève de la religion en ce sens que des temples des époques reculées … étaient à double usage, servant en même temps aux implorations et aux tueries. Il en résultait sans aucun doute (on peut en juger d’après l’aspect de chaos des abattoirs actuels) une coïncidence bouleversante entre les mystères mythologiques et la grandeur lugubre caractéristique des lieux où le sang coule”.
En 1938, BRETON et ses amis surréalistes réalisent, à l’occasion de l’Exposition internationale du surréalisme, un dictionnaire que l’on pourrait presque qualifier de “conventionnel”, le Dictionnaire abrégé du surréalisme
Véritable panorama et glossaire du mouvement surréaliste, ce dictionnaire présente des citations de ses membres, mais également des emprunts à d’autres auteurs. Le terme “Anachronisme” reprend une phrase de Salvador DALI : « Cataclysme sentimental pétillant d’arrière-pensées de peau nouvelle », tandis que “Bagne” est assorti d’une citation d’André BRETON : « Le bagne avec ses brèches blondes, comme un livre sur les genoux d’une jeune fille. » Certaines définitions sont des cadavres exquis, comme par exemple : « Art : coquille blanche dans une cuvette d’eau » ou « Lune : merveilleux vitrier ».
L’aventure lexicographique se poursuit après la seconde guerre mondiale. Un groupe artistique, réuni sous le nom collectif de DA COSTA, publie une encyclopédie parodique, Le Da Costa encyclopédique. Commençant par la lettre E et le fascicule n° 7, sa sortie était annoncée par une publicité tapageuse pastichant le Grand Larousse : « Le plus sûr et le plus vaste répertoire des connaissances de notre temps. Indispensable aux orateurs, professeurs, hommes de lettres, théologiens, étudiants et artistes. 73 942 articles, 86 853 gravures, 2 600 planches et cartes».
Cette aventure ne dura que trois fascicules publiés entre mars 1947 et juillet 1949. Par la suite, une équipe très largement renouvelée publia quelques numéros du Mémento universel Da Costa.
À côté des dictionnaires parodiques et détournés aux définitions humoristiques, loufoques, surréalistes ou absurdes, il nous reste encore une catégorie à découvrir : les lexiques imaginaires. Si la langue française est riche et imagée, elle n’a pas pu prendre en compte toutes les nouveautés et les situations. Certains écrivains particulièrement imaginatifs ont voulu le pallier en proposant d’hilarants néologismes et en forgeant des mots-valises. On a déjà eu un aperçu de cette technique dans Le fictionnaire de la raison inutile, cité dans le premier billet.
Guidés par un amour de la langue qui n’exclut pas l’humour et la poésie, Christine MURILLO, Grégoire OESTERMANN et Jean-Claude LEGUAY ont l’idée d’un dictionnaire de mots désignant les multiples petites misères et accidents de la vie quotidienne. Ils présentent ainsi leur travail : « Certains tracas, on se croyait seul à les subir alors qu’on était nombreux à les partager. Dès lors, les répertorier et leur donner un nom nous apparut de nécessité publique. » Les quatre tomes du Baleinié, dictionnaire des tracas sortent entre 2003 et 2013.
Petit échantillon non exhaustif de ce nouveau vocabulaire : « Double-riquesta : tentative d’aplatissement extrême pour se glisser entre deux tables de restaurant ; Bême : addition démesurée parce qu’on est le dernier à partir ; Bibouplelouler : mettre un jeton dans l’auto-tamponneuse, et s’apercevoir qu’on est seul sur la piste : Abrataphier : se prendre la manche dans la poignée de la porte un bol de café dans la main ; Duguelonette : jupe coincée dans votre collant au sortir des toilettes ; Boulbos : camion qui vous masque systématiquement le panneau sur l’autoroute ; Valvarope : chemise encore humide qu’on doit enfiler ; Esquériner : se garer en heurtant le pare-chocs de la voiture de derrière alors que son conducteur est à l’intérieur ; Jubjoter : émerger d’un rêve sans savoir la fin et tenter d’y retourner pour connaître la suite ; Pani-pané : insomnie rythmée par : “J’rallume la lumière ou j’laisse faire le moustique ?” ; Davernude : personne qui vous embrasse comme du bon pain et dont vous êtes incapable de vous souvenir du nom ; Belgoyer : se pencher pour ramasser ses clefs et faire tomber stylo, lunettes, monnaie et téléphone portable ; et ainsi de suite !
À noter que la locution ‹ Ousse › est ajoutée devant un mot pour l’accentuer. Par exemple : « Dadu : bruit malpoli que le fauteuil en cuir a fait quand vous vous êtes assis dedans » et « Ousse-dadu : Silence du même fauteuil quand vous vous rasseyez pour prouver que ce n’est pas vous ».
Si la fine équipe du Baleinié a totalement fabriqué des mots, en jouant sur l’onomatopée et les sonorités, la démarche d’Alain CRÉHANGE est de partir des mots existants pour en concevoir de nouveaux. Il adopte le principe des mots-valises, qui permet de fusionner deux mots en un. À travers ses mini-dictionnaires se dessine un lexique farfelu, poétique et très rafraîchissant.
Morceaux choisis : « Agaricooper : champignon reconnaissable à son chapeau de cowboy ; Crocodicille : grand reptile aquatique qui, avant de dévorer ses proies, les contraint à modifier leur testament en sa faveur ; Mugicienne : chanteuse dont la voix évoque assez fidèlement la vache normande ; Beloton : dans une course cycliste, groupe de participants qui, ne faisant pas partie de l’échappée, en profitent pour faire une partie de cartes ; Carnaque : ville du Morbihan célèbre pour ses alignements de faux menhirs ; Labradar : chien de chasse doté d’un flair exceptionnel ; Anarchiviste : spécialiste qui conserve des documents historiques en s’assurant, par un classement chaotique à l’extrême, que personne ne se risquera à les consulter ; Abyssitter : mer de substitution qui garde les fosses, pendant que les harengs sont sortis : Plutsch : tentative de coup d’État qui tombe à l’eau : Circonspectre : fantôme prudent ; Zozologie : étude des drôles d’oiseaux et autres animaux curieux », etc.
Avant d’achever ce billet, nous voudrions citer quelques-uns des (nombreux) dictionnaires qui auraient pu faire partie de ce billet, mais sur lesquels nous reviendrons sans doute : le Dictionnaire Labrune, de Denis BENEDETTI, « un dictionnaire conçu pour échouer à tous les examens ; si, après la lecture de cet ouvrage, vous réussissez votre vie, on vous le rembourse » ; Meaning of liff, de Douglas ADAMS ; Dictionnaire des mots qu’il y a que moi qui les connais, par Jean YANNE ; le Dictionnaire amoureux de l’humour, par Jean-Loup CHIFFLET ; le Dictionnaire de la bêtise et des erreurs de jugement, de Guy BECHTEL et Jean-Claude CARRIÈRE, etc.
Nous invitons d’ailleurs nos lecteurs à nous faire partager leurs propres découvertes et leurs coups de cœur dans cette famille particulière de dictionnaires insolites !
!
Tout à fait passionnant !
J’ai une petite collection de dictionnaires insolites… mais tous les dictionnaires ne sont-ils pas plus ou moins insolites ?
Votre travail l’est également.
Bien à vous,
Marcel Saint Pol