Ouvrages à la fois exhaustifs et normatifs, destinés à recueillir et à diffuser un savoir auprès d’un large public, fruits d’un long travail de collecte et de synthèse, les dictionnaires et les encyclopédies donnent au premier abord l’image d’ouvrages “sérieux”. Conçus pour guider, informer et aider les lecteurs à combler des lacunes ou à appréhender un domaine de connaissance, ils imposent d’emblée un certain respect, au risque de se révéler parfois intimidants.
Mais, au-delà de sa fonction pratique habituelle, la définition des mots, la forme du dictionnaire peut également être détournée pour servir de support littéraire, permettant ainsi aux auteurs de développer une pensée ou une philosophie tout en mettant en valeur leur style et leur personnalité. Nous rencontrons plusieurs exemples de ce type dans la collection Dicopathe avec, en premier lieu, le Dictionnaire philosophique de VOLTAIRE.
Mais, et c’est le cas qui nous intéresse aujourd’hui, la forme de dictionnaire peut aussi être adoptée pour réaliser un pastiche humoristique et/ou artistique. C’est ainsi que des écrivains et des humoristes, reprenant la forme et les codes du dictionnaire, en détournent la finalité première pour présenter une création littéraire, souvent parodique, issue de leur seule imagination, ce qui exclut les compilations réalisées à postériori. Nous trouvons la trace de dictionnaires “parodiques” dès le XVIIIe siècle, ce subterfuge étant parfois utilisé pour tenter de contourner la censure en permettant à l’auteur de se dissimuler derrière un pseudonyme.
Ainsi la Théologie portative, ou Dictionnaire abrégé de la religion chrétienne, attribuée à un certain abbé BERNIER, est en fait issu de la plume acide et insolente du baron d’HOLBACH.
Véritable brûlot athéiste et anticlérical, il pastiche à merveille le style, les expressions et la dialectique des guides et des manuels destinés aux religieux et aux ecclésiastiques. Pour mieux ridiculiser les abus du clergé, il fait mine, avec une candeur et une emphase feintes, de soutenir des énormités obscurantistes et fanatiques.
Entamé dès 1847, mais laissé inachevé à la mort de son auteur, le Dictionnaire des idées reçues, de Gustave FLAUBERT, n’est publié qu’en 1911. Il n’est toujours pas établi s’il voulait le publier tel quel ou le joindre comme appendice à son roman Bouvard et Pécuchet. Observateur amusé et impitoyable des travers et des ridicules de la société de son temps, il a regroupé sous forme de dictionnaire près d’un millier d’aphorismes, se rapportant aussi bien à des noms propres qu’à des noms communs.
En de très courtes définitions, FLAUBERT délivre des sentences définitives, faussement moralisatrices et qui font figure de poncifs. Ce livre revêt l’aspect d’une parodie de guide du savoir-vivre, qui devient un florilège éclectique de la bêtise et des préjugés. Pour FLAUBERT, il s’agissait d’établir « par ordre alphabétique, sur tous les sujets possibles, tout ce qu’il faut dire en société pour être un homme convenable et aimable ». Il entend pousser l’ironie et la parodie jusqu’au bout : « J’y démontrerais que les majorités ont toujours eu raison, les minorités toujours tort ; j’immolerais les grands hommes à tous les imbéciles, les martyrs à tous les bourreaux, et cela dans un style poussé à outrance. » Quelques exemples : « Fusillade : seul moyen de faire taire les Parisiens ; Architectes : tous imbéciles, oublient toujours l’escalier des maisons ; Courtisanes : mal nécessaire, sauvegarde de nos filles et de nos sœurs tant qu’il y aura des célibataires ; Agriculture : une des mamelles de l’État (l’État est de genre masculin, mais ça ne fait rien). On devrait l’encourager. Manque de bras ; Académie française : la dénigrer, mais tâcher d’en faire partie si on peut ».
Petit chef-d’œuvre d’humour grinçant et de “mauvais esprit”, le Dictionnaire du diable est une œuvre inclassable, à l’image de son flamboyant auteur, Ambrose BIERCE. Ancien combattant de la guerre de Sécession, il se lance avec succès dans la littérature et le journalisme avant de rejoindre, à l’âge de 71 ans, le Mexique en pleine révolution, pays où il va d’ailleurs disparaître sans laisser de traces. Commencé vers 1881, son Dictionnaire du diable n’est achevé qu’une vingtaine d’années plus tard. Publié une première fois en 1906 sous le titre de The Cynic’s Word Book (Lexique d’un cynique), il adopte sa forme et son titre définitif en 1911.
Encore plus caustiques que les aphorismes de WILDE, empreintes de misanthropie et de cynisme, ses définitions sont à la fois cruelles et désopilantes. En voici quelques unes : « Vieillesse : Période de la vie pendant laquelle nous composons avec les vices que nous continuons à chérir, en vilipendant ceux auxquels nous n’avons plus l’audace de nous adonner ; Égotiste : Personne de goût médiocre, plus intéressée par elle-même que par moi ; Abdication : Acte à travers lequel un souverain atteste qu’il est sensible à l’élévation de température de son trône ; Clarinette : Instrument de torture utilisé par une personne qui a du coton dans les oreilles. Il y a deux instruments qui sont pires qu’une clarinette : deux clarinettes ; Sorcière : 1. Horrible et repoussante vieille femme, en perverse activité avec le diable. 2. Belle et attirante jeune personne, dont les perverses activités dépassent le diable ; Voisin : Personne qu’on nous demande d’aimer comme nous-mêmes, et qui fait tout ce qu’il peut pour nous faire désobéir ». Nous revendrons plus en détail sur ce singulier ouvrage dans un billet ultérieur.
Faisons un saut de plusieurs décennies, pour arriver en 1985 afin d’aborder le Dictionnaire superflu à l’usage de l’élite et des biens nantis, de Pierre DESPROGES. À cette époque, l’humoriste est rendu célèbre par l’émission radiophonique : Le tribunal des flagrants délires, à laquelle il participe en jouant le rôle d’un procureur fantaisiste qui requiert devant un tribunal d’opérette. Venant à l’écriture, il se prête à l’exercice d’un dictionnaire parodique qui, totalement subjectif, lui donne l’occasion de développer sa verve, reconnaissable entre toutes, tantôt désabusée et élégante, parfois même lyrique, tantôt délirante et absurde, mais toujours affûtée et originale.
DESPROGES adopte comme parti-pris de ne livrer qu’une seule définition par lettre de l’alphabet, soit 26 noms communs et 26 noms propres « séparés par des pages roses pour faire joli ». Sa démarche est simple : « Il va de soi que les mots écartés du Dictionnaire superflu à l’usage de l’élite et des bien nantis ne l’ont pas été arbitrairement, mais à la suite d’un choix réfléchi et en étroite collaboration avec les plus hautes autorités morales, politiques et religieuses qui se puissent rencontrer dans mon bureau, c’est-à-dire moi et mon chat sur les genoux car octobre est frisquet. » Certains articles ne font qu’une ligne, d’autres s’étendent sur deux ou trois pages. Quelques extraits : « Torture : nom commun, trop commun, féminin, mais ce n’est pas de ma faute. Du latin tortura, action de tordre. Bien plus que le costume trois-pièces ou la pince à vélo, c’est la pratique de la torture qui permet de distinguer à coup sûr l’homme de la bête ; Alea jacta est : Ils sont bavards à la gare de l’Est ; Cannes : brille surtout pour son festival annuel du cinéma où les plus notables représentants de la sottise journalistique parasitaire côtoient les plus éminentes incompétences artistiques internationales, entre deux haies de barrières métalliques où, sinistrement empingouinés, le havane en rut ou la glande mammaire au vent, pressés, tassés, coincés, luisants comme des veaux récurés qu’on pousse à l’abattoir, tous ces humanoïdes chaleureusement surgelés se piétinent en meuglant sous les brames effrayants des hordes populaires ; National-socialisme : tombé en désuétude en 1945… prônait le racisme, le militarisme, le progrès social et l’assiduité aux carnavals métalliques avec flambeaux et oriflammes à grelots. »
L’Académie Alphonse ALLAIS, fondée en 1954, année du centenaire de l’écrivain, à l’initiative d’Henri JEANSON, entend perpétuer l’humour incisif, souvent loufoque et surréaliste, de sa figure tutélaire. Près de soixante ans après sa fondation, les membres de cette académie bien peu académique rendent hommage au « plus grand des humoristes français, le plus fécond, et le premier par ordre alphabétique », par l’entremise du Dictionnaire ouvert jusqu’à 22 heures. Le cahier des charges est simple : rester fidèle à l’esprit pince-sans-rire d’ALLAIS, grand orfèvre en matière de jeux de mots et de calembours habiles. La préface parle d’un « rire intelligent ». « L’humour fou, cette raisonnable déraison, n’est jamais coupé d’une forme de logique, sans laquelle le bizarre n’est pas drôle. Il faut un lien avec la vie… L’intelligence du non-sens n’est pas l’abstraction. »
Voici un petit florilège de définitions : « Énarque : grand serviteur de l’État, réputé pour son talent à rendre incompréhensible et complexe toute idée simple ; Politiquement correct : manière de parler par euphémismes, qui permet finalement de dire encore plus d’horreurs ; Niche fiscale : paradoxalement, le seul cas de figure où le contribuable n’est pas traité comme un chien ; Aquarium : bocal rempli d’eau que les chrétiens placeraient au-dessus de leur lit si le Christ n’avait pas été crucifié mais noyé ; Facteur : homme de lettres ; Foutre : forme amplifiée de l’interjection “fichtre !” Vous êtes déçu, n’est-ce pas ? ; Goujat : homme vulgaire qui n’ôte pas son chapeau quand il croise une grosse pétasse ; Zavatta : célèbre clown que l’on invoque pour s’enquérir de la santé d’autrui ; Burqua : mot d’origine non dévoilée ; Imbécile : spécimen sans valeur marchande car le marché est saturé ; Fainéant : collègue paresseux qui se refuse à faire mon travail ; Incendie de forêt : valse de chauds pins ; Fallope : épouse d’un mari trompé qui, de plus, a perdu son dentier. »
Pour terminer ce billet, qui sera suivi par un autre dans un futur proche, nous portons un dernier coup de projecteur sur un autre O.L.N.I. (objet littéraire non identifié), le Fictionnaire de la raison futile. L’auteur n’est connu que sous le nom de BRAGON THE BAT, qui se présente comme artiste, graphiste et écrivain. C’est de Bangkok, où il a résidé pendant 18 ans, qu’il publie son dictionnaire, soit-disant préfacé par Antoine DE CAUNES.
S’il joue avec le sens des mots et ne dédaigne pas les calembours, en inventant même parfois (arachitique, ignulte, prostipute, etc.), BRAGON assume sans ambiguïté le côté « politiquement incorrect » de ses définitions. Mordantes, loufoques, parfois potaches, très “lestes” et clairement irrévérencieuses, elles ne laissent pas indifférent, et c’est sans doute bien là son but. Petit échantillon : « Mode : forme de laideur si intolérable qu’elle change tous les 6 mois ; Je suis désolée, en langage féministe : Salaud, tu me le paieras ! ; Appoloplexie : maladie professionnelle de l’astronaute ; Logique : système d’erreurs organisé, une méthode de raisonnement qui permet de parvenir en toute confiance à une conclusion erronée ; Asile : héberge ceux qui déménagent ; on y va sans raison ; Kamikaze : individu qui, mystérieusement, portait un casque pour se suicider, et pour cette seule raison méritait un zéro pointé ; Je pars en Grèce : je grossis. »
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