Alain REY, la “rencontre du hasard avec le talent”
Les lexicographes et les linguistes font rarement partie des personnalités les plus connues et les plus appréciées du grand public, s’effaçant le plus souvent derrière leurs œuvres. Le seul d’entre eux qui soit parvenu à s’extraire de l’anonymat est Alain REY (ci-dessous), décédé le 28 octobre dernier à l’âge de 92 ans. Rendu célèbre par sa crinière blanche qui lui donnait l’apparence d’un professeur Tournesol ou d’un vieux mousquetaire, son sourire en coin, ses chemises bariolées, son érudition tranquille, sa curiosité universelle, sa faconde inépuisable et son enthousiasme communicatif, Alain REY (ci-dessous) avait réussi à s’imposer auprès du public comme l’incarnation même de la langue française. Personnalité réellement populaire, il aura contribué à communiquer sa passion à plusieurs générations, et à leur transmettre durablement le goût des mots.
Depuis sa disparition, les articles se multiplient dans les médias avec une ampleur inusitée pour un « manieur de mots ». Retraçant la carrière et l’œuvre d’Alain REY, Frédéric PENNEL, dans un article publié dans Marianne, utilise une belle formule pour qualifier le parcours du plus médiatique de nos lexicographes : “la rencontre du hasard avec le talent”. En effet, bien qu’amoureux des mots et de la lecture depuis sa plus tendre enfance, notre homme a longtemps hésité à s’engager dans un parcours professionnel. Après des études de lettres et d’histoire de l’art, qui ne l’empêchent pas de s’intéresser en parallèle aux mathématiques et à la musique, Alain REY se résout à intégrer Sciences Po. Son cursus achevé, il débute une carrière de journaliste politique, pour laquelle il montre peu de dispositions et d’appétence.
Au terme d’un service militaire dans les tirailleurs tunisiens, il s’installe à Alger. C’est dans cette ville qu’il choisit un jour de répondre à une annonce publiée dans le journal Le Monde. Elle est due à un avocat du nom de Paul ROBERT qui, depuis longtemps, caresse le projet de réaliser un nouveau dictionnaire alphabétique et analogique susceptible de prendre la relève du fameux Littré, dont la dernière édition date de 1877. Après avoir rédigé en juin 1950 un premier fascicule, couronné par l’Académie française, Paul ROBERT fonde, l’année suivante à Casablanca, sa propre maison d’édition baptisée « La Société du Nouveau Littré ». Dès lors il entreprend de réunir autour de lui une équipe de linguistes pour l’épauler dans une tâche qui s’annonce titanesque. Alain REY choisit de répondre à l’annonce et de postuler à un poste “consacré à des travaux paralittéraires”, comme défini dans l’annonce. À titre d’essai, il écrit, sous la forme d’un article de dictionnaire, un texte qui porte sur le mot Autel. Séduit par ce personnage pourtant dépourvu de toute formation universitaire en linguistique, ROBERT l’embauche comme collaborateur ; et voilà notre apprenti lexicographe embarqué dans ce qui se révèlera être une formidable aventure au long cours !
L’aventure des Grand et Petit Robert
Alain REY rejoint une équipe, réduite mais très motivée, dans laquelle figurent également Henri COTTEZ et Josette DEBOVE, qui deviendra son épouse en septembre 1954. D’entrée, chaque définition fait l’objet d’un examen minutieux qui prend en compte l’usage littéraire d’un mot mais aussi son usage dans différents médias, comme la presse, la télévision ou la radio. Dans cette démarche, le culturel et l’oral sont sollicités pour refléter au mieux une langue vivante avec toutes ses variations. Pour REY, qui devient rapidement un des personnages centraux de l’entreprise puis de la maison d’édition, “un dictionnaire se doit de refléter une langue qui est faite pour vivre et non pour être étudiée”. Les volumes de l’ouvrage qui, par la suite, sera baptisé Le Grand Robert, sont publiés entre 1954 et 1964. Dès sa sortie, cet imposant dictionnaire devient un des monuments emblématiques de la lexicographie française. Cette première mission accomplie avec brio, l’équipe s’attaque à une version abrégée de l’ouvrage, qui verra le jour en 1967 ; il s’agit du fameux Petit Robert. Puis, complétant l’ensemble, c’est au tour du Petit Robert des noms propres, également appelé Le Petit Robert 2, de faire son apparition dans les librairies en 1974. Depuis, la maison Le Robert, solidement installée sur ce socle éditorial, n’a cessé d’élargir son offre et de diversifier son catalogue en s’ouvrant aux langues étrangères, aux expressions et curiosités du français, à l’argot, aux parlers régionaux et au français “d’ailleurs”.
Le Dictionnaire historique de la langue française
Déjà très actif et très productif, Alain REY n’hésite pas à se lancer dans un nouveau projet : le Dictionnaire historique de la langue française. Chacun des 60 000 mots de cet ouvrage fait l’objet d’une véritable investigation “scientifique”, historique et linguistique : “Son étymologie, son entrée repérée et datée dans la langue, ses évolutions de forme, de sens et d’usage au cours des siècles : c’est le seul ouvrage de ce genre jamais publié à ce jour, qu’il s’agisse du français ou d’une autre langue. En explorant les emplois de chaque mot au cours des siècles, il révèle l’histoire des idées, des coutumes et des réalités.” Trois ans de travail acharné sont nécessaires pour achever l’ouvrage qui, publié pour la première fois en 1992, sera réédité à plusieurs reprises. Alain REY résume par ces mots l’objectif de cette nouvelle réalisation d’envergure : “Il manquait depuis toujours un dictionnaire qui fasse la synthèse de tout ce qu’on savait des mots français, depuis leur entrée repérée et datée dans la langue, soit depuis plus de dix siècles. En éclairant les rapports mystérieux entre le mot et les réalités auxquelles il renvoie, un tel kaléidoscope fournit d’importantes informations culturelles. Je porte en moi l’amour des mots français et de leur rapport avec d’autres langues.”
En préambule à l’édition de 2016 (ci-dessous, une interview donnée à cette occasion), REY livre sa conception de l’étude de la langue française : “Derrière les dizaines de milliers d’histoires que comptent les mots du français, derrière la variété des usages de cette langue dans cinq continents, ce dictionnaire dévoile l’unité profonde d’une manière de penser, d’une vision du monde.”
Le français, une langue métissée
Ardent défenseur de la langue, Alain REY déplorait l’usage d’anglicismes inutiles, mais sans prôner pour autant l’idée d’une langue académique qui resterait figée pour l’éternité par la notion du “bon usage”. Il demeurait partisan de la réforme de l’orthographe, se prononçant en particulier pour la féminisation des noms de métiers. Il rejetait l’idée d’un français “pur” car, “pour survivre et appréhender le monde, elle [la langue française] doit se nourrir d’emprunts, parfois dans un double mouvement d’aller-retour”. C’est ainsi que, dès l’origine, il entendait faire la preuve que le français évoluait en permanence, grâce à l’intégration de termes étrangers ou argotiques et à la construction de néologismes. Il tenait à démontrer que notre langue, pratiquée sur tous les continents, outrepassait largement le cadre franco-français. Jusqu’au bout, Alain REY n’a cessé de vouloir élargir le champ lexical de notre langue commune, en intégrant le langage de la rue, le français “non conventionnel”, les expressions régionales, mais aussi les québécismes, les belgicismes et les expressions venues d’Afrique francophone ou des Antilles. Parmi sa très impressionnante bibliographie, où cohabitent harmonieusement publications savantes et œuvres de vulgarisation, prenons le temps de citer son Dictionnaire culturel en langue française, véritable encyclopédie qui aborde l’ensemble des traductions culturelles et littéraires du monde.
Alain REY, personnage médiatique au service de la langue
Il serait incomplet et impardonnable d’achever notre hommage sans avoir salué la présence médiatique, quasi ininterrompue pendant des décennies, de notre linguiste national. Présent dans la presse écrite, il aura participé, aussi bien en tant qu’invité qu’intervenant, à de multiples émissions de radio et de télévision, consacrées à la littérature, à l’actualité ou au divertissement. Nul n’a oublié qu’entre 1993 et 2006 il a tenu sur France Inter la courte mais savoureuse chronique Le Mot de la fin. Son émission Démo des mots sur France 2, entre 2004 et 2005, est également présente dans toutes les mémoires. Enfin, au printemps dernier, dans un de nos billets hebdomadaires, nous avions également présenté son dernier projet basé sur l’utilisation d’Internet : Le Robert en ligne.
La disparition d’Alain REY est durement ressentie par tous les amoureux des mots, même si, pour finir sur une note positive, il peuvent encore s’appuyer, entre autres, sur les bons offices de Jean PRUVOST ou de Muriel GILBERT, pour perpétuer une vulgarisation “intelligente” et décontractée du français. Pour conclure notre billet, nous vous proposons d’apprécier la verve et l’érudition du “maître” dans les deux vidéos ci-dessous : la première consacrée au verbe Épivarder, la seconde à l’étymologie du mot Hashtag.