Décédé le 22 mai dernier, Philip ROTH était unanimement considéré comme l’un des plus grands écrivains américains contemporains. Devenu mondialement célèbre en 1969 avec son roman Portnoy’s complaint, il avait mis un terme à sa carrière d’écrivain en octobre 2012 après avoir publié plus de trente romans. Quelques mois avant d’arrêter l’écriture, ROTH s’était trouvé au cœur d’une polémique qui avait défrayé la chronique par son côté ubuesque. Elle opposait l’écrivain à WIKIPÉDIA, la célèbre encyclopédie en ligne.
Le litige trouve en partie son origine dans le ressentiment ancien que nourrit l’écrivain envers les nouvelles technologies, n’hésitant pas à déclarer : « Je suis pessimiste sur l’avenir de la lecture. Je ne peux pas parler pour d’autres pays que le mien, mais aux États-Unis la lecture sérieuse, concentrée, intelligente, est une activité qui ne cesse de reculer. Face à l’écran et à son pouvoir hypnotique, la lecture de romans est un art désormais mourant. La forme romanesque, comme vecteur d’informations sur le monde et l’expérience humaine, et comme plaisir, est devenue obsolète .»
La source de son conflit avec WIKIPÉDIA remonte à la publication d’un de ses romans les plus connus, The Human Stain, publié aux États-Unis en 2000 et traduit en France en 2002 sous le titre de La tâche. ROTH y met en scène Coleman SILK, un professeur de lettres de l’université d’Athéna, qui voit sa carrière détruite par une accusation de racisme. Dans le livre, l’enseignant, s’inquiétant de l’absence répétée de deux de ses étudiants, apostrophe l’assemblée en ces termes : « Does anyone know these people? Do they exist or are they spooks? » Or, si le terme Spook signifie littéralement spectre, il est également utilisé pour désigner de manière péjorative des personnes de couleur. SILK, ignorant que les deux étudiants en question étaient afro-américains, voit une cabale se déclencher contre lui et doit faire front à une hystérie politiquement correcte sans jamais révéler publiquement qu’il a lui-même des origines afro-américaines.
Dès la sortie du livre, des critiques et des universitaires font le rapprochement entre Coleman SILK et une figure réelle du milieu littéraire américain, Anatole BROYARD. Éditeur, critique et écrivain, celui-ci a totalement rejeté et dissimulé son ascendance afro-américaine, refusant son assimilation à cette communauté. Cette analyse se trouve largement reprise dans différents médias et finit par figurer en bonne place dans la fiche Wikipédia dédiée au livre.
Philip ROTH s’insurge contre cette théorie. Pour imaginer le personnage de SILK, il affirme s’être directement inspiré de Melvin TUMIN, un de ses amis. Ce professeur de Princeton, malgré son passé de militant pour les droits civiques, avait fait l’objet en 1985 d’une véritable chasse aux sorcières pour avoir prononcé la fameuse phrase reprise mot à mot dans le roman. ROTH insiste sur le fait qu’il ne connaissait presque rien sur BROYARD, n’ayant eu l’occasion de le croiser qu’à une seule reprise. Au cours d’une interview donnée en 2008, il a l’occasion, au détour d’une phrase, d’invalider le lien supposé entre SILK et BROYARD sans pour autant citer le nom de TUMIN.
Quoi qu’il en soit, l’auteur passe à l’offensive à l’été 2012 et demande à Wikipédia de supprimer de sa fiche la référence à BROYARD. Le 20 août 2012, la fiche est corrigée par Blake BAILEY, opération justifiée en ces termes : « J’ai retiré la référence à Anatole BROYARD à la demande de Philip ROTH. Je suis son biographe. » Cette affirmation est immédiatement contestée par d’autres contributeurs, et la théorie incriminée se trouve aussitôt rétablie dans l’encyclopédie numérique. ROTH remonte alors au créneau mais, bien que Wikipédia reconnaisse qu’il s’agit bien d’une demande de l’auteur lui-même, l’écrivain a la surprise de se voir opposer l’argument suivant : « Je comprends votre point de vue, selon lequel l’auteur fait autorité de son propre travail, mais nous exigeons des sources secondaires. »
Dans le but louable d’éviter que l’encyclopédie participative ne devienne un repère de mythomanes, d’imposteurs et de provocateurs, Wikipédia a mis en place des procédures très strictes dont la principale consiste à ce que chaque élément cité puisse être rattaché à des sources fiables et vérifiables. En résumé, seules les sources officiellement publiées et donc consultables peuvent être retenues. Cette précaution implique qu’une source primaire émanant d’un simple individu doit, pour être validée, se voir corroborée par des écrits ou un article de presse, et ce quel que soit le niveau d’expertise et de qualification de la personne en question. La méthode adoptée par Wikipédia est censée garantir la qualité des articles, mais aussi leur neutralité en permettant aux différents points de vue de s’exprimer, du moment qu’ils sont solidement documentés.
Surpris qu’un auteur ne puisse être considéré comme une source suffisamment crédible sur son œuvre, ROTH publie une lettre ouverte dans le New Yorker du 6 septembre 2012.
L’écrivain n’y va pas par quatre chemins et n’hésite pas à pointer l’absurdité de la situation : « Je suis Philip Roth. J’ai récemment eu l’occasion de lire pour la première fois la note de l’encyclopédie WIKIPÉDIA concernant mon roman “La tâche”. Cette note contenait une affirmation fausse que je souhaitais faire retirer. Cette information ne provenait pas de l’univers de la vérité, mais des ragots littéraires — elle ne contient aucun élément véridique. »
Il consacre une large part de l’article à marteler avec force qu’il ne connaissait rien de BROYARD, soucieux de mettre un terme définitif au rapprochement fait avec son personnage : « Je n’ai jamais déjeuné avec BROYARD, je ne suis jamais allé avec lui dans un bar, un dîner, je ne l’ai jamais rencontré dans une soirée ou un restaurant. »
WIKIPÉDIA est bien embarrassée par cette mise en cause très médiatisée et s’efforce d’y répondre en justifiant ses procédures : « On s’indigne que l’apport d’un auteur puisse être accepté sans vérification, mais après tout, si cela avait été pour une grande société, aurait-on réagi de la même manière ? L’encyclopédie repose sur la vérifiabilité des informations qui sont fournies. Celles de ROTH étaient peut-être intéressantes, mais il ne les avait jamais écrites quelque part. Sans sources, impossible de corroborer. »
Contre toute attente, la polémique va rapidement s’éteindre, car entre-temps l’article de ROTH, repris par d’autres médias, a fini par acquérir le statut de source secondaire, permettant ainsi à l’écrivain d’obtenir gain de cause et de faire publier sa version sur le site. Même si la théorie SILK=BROYARD est toujours évoquée sur la fiche WIKIPÉDIA, elle est invalidée par la mention du point de vue de ROTH.
Cette affaire trouve un dernier épilogue avec l’intervention d’un ultime protagoniste en la personne de Bliss BROYARD, fille et biographe de l’écrivain. Celle-ci défend la légitimité des interprétations faites autour de son père et du livre de ROTH, déniant à ce dernier le droit de détenir un monopole sur le sujet.
Ci-dessous une vidéo retrace très clairement les étapes et les enjeux de cette étrange polémique.