Nous avons pu déjà observer à plusieurs reprises qu’au cours de l’histoire nombreux sont les dictionnaires qui se sont attiré les foudres de la censure et se sont vu condamner par les autorités civiles et religieuses. Considérés par leur contenu comme des attaques contre l’ordre et la morale, certains ouvrages ont été frappés d’interdiction, de publication, de diffusion, pouvant même, dans certains cas, être condamnés au bûcher. L’Ancien Régime a déjà connu son lot de dictionnaires condamnés dont les plus emblématiques ont été l’Encyclopédie de DIDEROT et D’ALEMBERT et le Dictionnaire philosophique de VOLTAIRE. Au cours du XIXe siècle, en particulier sous le Second Empire, la censure se durcit, et les parutions deviennent strictement surveillées, certains ouvrages faisant même l’objet de rigoureuses procédures judiciaires. Celles-ci sont d’autant plus sévères que l’auteur s’engage résolument contre le pouvoir en place et utilise son ouvrage comme une tribune pour propager ses convictions politiques et sociales.
C’est ainsi que l’éditeur et écrivain Maurice LACHÂTRE, républicain convaincu, anticlérical militant et sympathisant des thèses socialistes, se retrouve à plusieurs reprises poursuivi en justice. Ayant déjà connu les tribunaux en 1857 à la suite de la parution des Mystères du peuple d’Eugène SUE dont il était l’éditeur, LACHÂTRE est de nouveau condamné en 1858 pour son Dictionnaire universel (ci-dessous à gauche), vaste entreprise encyclopédique, dont il a dirigé la publication entre 1852 et 1856. Ce livre dans lequel il ne fait guère mystère de ses opinions progressistes, lui vaut d’écoper d’une peine maximale, soit 6 000 francs d’amende et cinq ans de prison, l’ouvrage lui-même étant saisi et détruit. Pour échapper à la prison, LACHÂTRE doit s’enfuir à Barcelone. Cet exil lui épargne l’obligation d’avoir à reprendre le chemin du tribunal correctionnel de Paris pour voir son Dictionnaire français illustré (ci-dessous à droite), qu’il définissait comme « un Dictionnaire d’idées aussi bien qu’un Dictionnaire de mots », lourdement condamné à son tour.
Pour la petite histoire, signalons que l’infatigable LACHÂTRE, rentrant de son exil fin 1864, commence quelques mois après son retour à vendre sous forme de livraisons son Nouveau dictionnaire universel. Avant de pouvoir se réjouir de la chute du régime de NAPOLÉON III, il aura quand même le déplaisir de voir, en janvier 1869, son Histoire des papes condamnée à la destruction. Malgré ses prises de position progressistes, le Grand dictionnaire du XIXe siècle, de Pierre LAROUSSE, échappe pour sa part aux démêlés judiciaires, mais n’évite pas une mise à l’index qui, il est vrai, s’avèrera peu efficace.
Ancien membre de l’équipe du Dictionnaire universel, Alfred DELVAU, que l’on retrouve à plusieurs reprises dans la collection Dicopathe, passe également par la case tribunal. Libre-penseur, volontiers provocateur et haut en couleurs, il attire l’attention des pouvoirs publics avec son Dictionnaire érotique moderne. Pourtant l’auteur avait fait preuve d’une certaine prudence en prenant soin de le publier à Bruxelles en 1864.
En 1865, l’ouvrage est condamné à la destruction par le tribunal de la Seine. Mais, comme souvent dans ce genre de cas de figure, cette condamnation fait une publicité bienvenue à un livre qui, assez confidentiel au départ, se vend dès lors très bien sous le manteau.
À notre époque, dans beaucoup de pays la censure officielle ne constitue plus une menace majeure, mais force est de constater une judiciarisation croissante de la société. L’un des symptômes les plus visibles de cette évolution réside dans la multiplication des procès, y compris dans l’édition. Dans ce domaine, les procédures judicaires sont la plupart du temps engagées pour des litiges commerciaux liés aux contrats et aux droits d’auteur (voir à ce sujet notre billet consacré à l’affaire du Maxidico) mais parfois certaines affaires éclatent sous des prétextes farfelus ou au mieux insolites. Il n’y avait aucune raison véritable pour que les dictionnaires et les encyclopédies, à l’instar de toute production éditoriale, soient longtemps épargnés par cette tendance.
Cette mésaventure est arrivée récemment à l’un des dictionnaires les plus célèbres et des plus renommés de la langue anglaise, qui vient par ailleurs de célébrer ses 90 ans d’existence, l’Oxford Dictionary.
Véritable institution du monde anglophone, ce dictionnaire de référence qui se décline en plusieurs versions, dont l’Advanced Learner’s Dictionary utilisé par plus d’une centaine de millions d’étudiants ou de personnes pratiquant l’anglais comme langue secondaire ou professionnelle, est visé par une plainte déposée au début du mois de mai dernier devant la haute cour d’État de Lagos au Nigéria. Le plaignant est un juriste activiste dénommé Ogedi OGU qui, en premier lieu, attaque l’université d’Oxford, auteur intellectuel et scientifique de l’ouvrage et, en second lieu, la maison d’édition Oxford University Press qui le publie.
L’objet du litige ? Possesseur de l’Oxford Reference Dictionary, édition 2005, et de l’Oxford English Mini Dictionary, version 2006, le juriste se serait basé, pour délivrer des avis à ses clients, sur la définition qui y est donnée du mot Mortagee. Selon ses dires, se fiant à la définition donnée par le dictionnaire, il aurait utilisé ce terme dans un sens erroné, ce qui aurait eu pour effet de ruiner sa réputation de juriste. Pour OGU, le problème réside dans le fait que les auteurs de l’Oxford Dictionary auraient confondu le mot Mortagee, défini comme l’emprunteur dans une transaction hypothécaire, avec Mortgagor qui désigne l’emprunteur dans un sens général. OGU soutient que cette confusion regrettable lui a été très dommageable dans son usage professionnel
En novembre 2016, il charge son avocat de rédiger une lettre précontentieuse à l’adresse de l’université et de la maison d’édition. Selon l’avocat, dans leur lettre de réponse les deux institutions reconnaîtraient des erreurs dans la définition, mais rejetteraient toute responsabilité dans les déboires professionnels du plaignant. Leur ligne de défense est ainsi résumée : « Nos dictionnaires ne sont disponibles que comme un outil de référence ; ils ne sont jamais présentés par l’OUP [Oxford University Press] comme une alternative à la recherche de conseils juridiques ou financiers indépendants, et nous ne pouvons assumer la responsabilité de la décision d’un individu de les utiliser comme tels » (« Our dictionaries are made available as a reference tool only ; they are never held out by OUP as being an alternative to seeking independent legal or financial advice, and we cannot take responsibility for an individual’s decision to use them as such. »)
Suite à cette fin de non-recevoir, le juriste a décidé de porter l’affaire devant les tribunaux, réclamant une indemnité de dix millions de nairas, soit environ 20 500 livres anglaises. Une autre exigence s’ajoute à la demande principale : joindre aux dictionnaires un avertissement précisant que l’on ne peut s’appuyer sur leur définition pour établir un conseil ou une décision judiciaire ou financière : « The dictionaries are made available as a reference tool only, and that anyone who relies on definition of words in their dictionary as an alternative to seeking independent legal or financial advice, does so at his own risk. » La procédure est désormais engagée sans que la date du procès ait encore été fixée.
Même si l’on n’est qu’au début de cette procédure, le procès à venir sonne comme un avertissement pour les éditeurs, et le verdict, quel qu’il soit, servira de cas d’école. Les lexicographes devront-ils dans un avenir “calibrer” leurs définitions pour éviter de se retrouver devant les tribunaux ? Le monde du dictionnaire est régulièrement agité par des polémiques plus ou moins justifiées, à l’image celles déclenchées par le Petit Robert pour sa définition jugée trop clémente de Frotteur ou par les propos très ambigus sur l’homosexualité et le viol du Grand dictionnaire des malaises et des maladies. Pour l’instant, elles n’ont pas encore débouché sur des procès et, l’agitation médiatique retombée, se sont le plus souvent éteintes d’elles-mêmes, mais qu’en sera-t-il dans un avenir proche ?
Toujours heureux et content de lire vos appréciations et commentaires de très bonnes tenues et pointues.
Merci, continuez comme cela !
Pierre 28