L’exploration d’un sixième continent: la bêtise!
Si on peut considérer que, depuis l’aube des temps, les explorateurs, les aventuriers, les scientifiques, les artistes et les intellectuels ont sans cesse repoussé les limites des capacités de l’humanité, nous allons aujourd’hui nous attarder sur deux lexicographes particulièrement audacieux. Pour eux il ne s’agit pas de grimper sur l’Everest, de descendre au fond de la fosse des Mariannes ou de partir pour un voyage interstellaire. Non, leur mission consiste à plonger dans une matière infinie, insondable et renouvelée en permanence, dont nous pouvons dire qu’à l’image de l’univers elle est en expansion constante : la bêtise humaine !
Grand misanthrope devant l’Éternel, EINSTEIN a un jour déclaré : « Seules deux choses sont infinies : l’univers et la bêtise humaine ; en ce qui concerne l’univers, je n’en ai pas acquis la certitude absolue. » Convenons volontiers que, à l’instar du rire, la bêtise est le propre de l’humanité, puisqu’elle se définit comme un « défaut d’intelligence et de jugement » (Petit Robert) de l’animal censément rationnel que nous sommes.
Le dictionnaire de la bêtise
Nos deux aventuriers ont nom Guy BECHTEL, romancier et historien, et Jean-Claude CARRIÈRE, auteur particulièrement prolifique, tour à tour romancier, scénariste, adaptateur, dramaturge et metteur en scène de théâtre. Comme ils nous le racontent eux-mêmes, la tâche de réaliser un dictionnaire sur cette surabondante matière ne fut guère aisée : « Commencé à l’aveuglette il y a quatorze ans, poursuivi par intermittence, traversé de doutes terribles, vingt fois menacé d’abandon, finalement achevé dans une fièvre de dix mois. » En amoureux des livres, méticuleux et perfectionnistes, ils ont ratissé un domaine très large pour en extraire la “substantifique moelle”, comme aurait dit RABELAIS : « À nous deux, il nous est arrivé de lire vingt livres par jour, passant de GOBINEAU au Manuel du gradé d’artillerie lourde et de l’Entraînement des vélocipédistes à TERTULLIEN. »
Le Dictionnaire de la bêtise et des erreurs de jugement est finalement publié en 1965 (ici une interview des deux auteurs à l’époque de la sortie du livre). Sa première version contient 2 500 extraits de textes retenus parmi 6 000 sélectionnés au départ. Les entrées vont de la phrase lapidaire au long développement scientifique, en passant par la poésie et les textes administratifs et militaires. La seconde édition de 1983 (ci-dessous à gauche) en propose 1 000 de plus, avec bien sûr une limite chronologique repoussée à 1982. En 1991 ce livre sera réédité (ci-dessous à droite) dans une version complétée par Le livre des bizarres que les deux compères avaient édité à part en 1981.
Nous pouvions nous attendre à une énième anthologie de phrases stupides et savoureuses, mais pour autant la démarche de CARRIÈRE et BECHTEL ne se veut pourtant ni goguenarde, ni condescendante, ni même moqueuse. Les deux auteurs ne se donnent pas le beau rôle de ceux qui incarneraient la sagesse et le bon goût face à une “connerie” immémoriale en se plaçant au-dessus de la mêlée et en alimentant un sentiment de supériorité intellectuelle un peu factice. Au contraire, d’emblée ils témoignent d’une certaine humilité face à leur sujet : « Nous n’avons jamais eu l’intention de combattre la bêtise, et cela pour la bonne raison qu’elle est invincible… Il ne fut jamais question pour nous d’un combat où, chevaliers élus de la bonne cause, nous aurions brandi l’étendard de la clairvoyance. Bien au contraire, il ne faut se faire aucune illusion sur les bienfaits intellectuels que pourrait apporter ce dictionnaire. Ils sont tout à fait imaginaires. Jamais le spectacle d’une planche d’anatomie n’a guéri le moindre malade. »
Allant à contre-courant des idées reçues, CARRIÈRE et BECHTEL entendent réhabiliter la bêtise, indissociable de l’humanité et indispensable auxiliaire du progrès humain, dont en quelque sorte elle représente l’image inversée, le pendant négatif : « Qui ne voit que, sans la bêtise, l’intelligence n’existerait pas ?… Non, nous ne souffrons pas de la bêtise. C’est tout le contraire : nous en jouissons, nous en profitons. Pour tout dire, il est évident que la première vertu de la bêtise est d’être féconde. »
Jugeant que l’histoire et la vision officielle de l’humanité sont tronqués par le fait qu’on ne retient au final d’une période historique que ce que l’intelligence et la beauté ont produit, il entendent démontrer que « dévoiler les sottises d’une époque, c’est sans doute la faire mieux comprendre que par le seul inventaire des splendeurs d’alors », car « la bêtise, hélas, c’est avant tout le miroir d’un temps… Dans ce manichéisme de l’esprit, qui nous dit que le bien doit exclure le mal ? »
Toutes les bourdes lamentables, les jugements péremptoires, les périphrases incongrues, les préjugés en tout genre, les contre-sens comiques, les réflexions absurdes et pompeuses, les phrases contradictoires, les démonstrations pseudo-scientifiques bancales et loufoques, les comparaisons et les figures de style grotesques, les déclarations fielleuses, fanatiques, voire même délirantes, cités dans cet ouvrage ont en commun d’avoir été assenés avec beaucoup de sérieux, et souvent beaucoup d’emphase, sans que leurs auteurs aient eu conscience de sortir des énormités. C’est ainsi qu’un auteur professe doctement en 1891 que « pour que les billes aient une rotation normale, il est nécessaire qu’elles soient rondes », tandis que Charles NODIER pouvait se permettre d’écrire qu’« une femme qui voterait les lois, discuterait le budget, administrerait les deniers publics, ne pourrait être qu’un homme ».
Encore plus étonnante est la théorie exposée par un certain Jean REVEL en 1888 : « Les Égyptiens voyaient-ils plus grand que nous ? Était-ce la concavité de leur lentille oculaire ou les réfractions spéciales aux atmosphères surchauffées ? Les dimensions naturelles des objets leur paraissent-elles décuplées ? Leur manifestation artistique est-elle une question de cristallin ou d’optique aérienne ? Quelle est la déformation primitive qui détermine chez eux le genre colossal ? »
Certes nous jugeons ces textes à travers le prisme culturel et idéologique de notre époque, de sorte que notre subjectivité est indiscutable. Mais certaines citations rapportées dans ce dictionnaire respectent fidèlement des opinions largement partagées à l’époque ou du moins considérées comme “respectables”. Souvent ce n’est qu’avec un recul du temps que ces phrases peuvent nous paraître aujourd’hui ridicules, farfelues ou parfois même atroces. À d’autres moments, certaines citations nous semblent hors de propos, bien innocentes et sans réel potentiel “comique” à un non-initié qui ne dispose pas du considérable bagage culturel de nos deux érudits.
Reconnaissons humblement que nous n’abordons pas forcément le Dictionnaire de la bêtise avec la même ambition intellectuelle et “anthropologique” en partageant le regard neutre et bienveillant des deux auteurs. Cependant ne boudons pas notre plaisir et partons à la découverte de perles dans lesquelles la bêtise s’apparente parfois à une forme de sublime ou de poésie surréaliste.
Un collier de perles
SCALINGER : « Celui qui a couché avec une femme est mordu le lendemain s’il s’approche d’une ruche. »
DUMAS : « Ah, ah ! dit don Manoel en portugais. »
Aldo BRANDIRALLI : « Sans la conscience de classe, l’acte sexuel ne peut pas apporter de satisfaction, même s’il est répété à l’infini. »
DEBAY : « La modération dans les plaisirs de l’amour est de toute nécessité pour l’homme qui veut transmettre son sexe à l’embryon. »
Monseigneur DE QUÉLEN : « Non seulement Jésus-Christ était fils de Dieu, mais encore il était d’excellent famille du côté de sa mère. »
La Charente libre (août 1975) : « Une inversion regrettable dans notre édition d’hier nous a fait mettre le tableau concernant le prix de la viande de porc à la place de celui traitant des départs en vacances des personnes âgées. »
CAZAUVIEILH : « Les marins sont des hommes utiles et nécessaires sans lesquels la marine n’existerait pas. »
Journal La liberté (1908) : « Jugez, messieurs, de l’étonnement de l’honorable témoin que voilà, quand, rentrant de l’atelier, il trouve sa femme au lit, la tête fendue et la porte défoncée. »
Édouard de POMIANE : « Seules les nations ultracivilisées qui ont eu une Renaissance artistique ont une gamme de fromages. »
Revue militaire française (1927) : « Lorsque, sur un sol vierge et nu, l’on ne voit aucun ennemi, c’est qu’il n’y en a pas. »
Bulletin des armées (1917), dans un article consacré à la marche sportive : « Le pied qui est en arrière ne doit abandonner le contact avec le sol que lorsque celui qui est devant y a déjà pris appui. »
LESSER : « Les mouches communes sont émollientes, abstergeantes, et font croître les cheveux lorsque, après les avoir écrasées, on les applique sur la partie chauve. »
COTTU : « À proprement parler, il n’existe que deux formes de gouvernement : le gouvernement de tous ou de quelques-uns, et le gouvernement d’un seul. »
Ernest CHARLES : « Les femmes qui empoisonnent leurs bons parents ne sont jamais complètement vertueuses. »
DE FONVIEILLE : « L’œil est en réalité la main qui permet au néant intelligent qui se traîne à la surface de la Terre de fraterniser avec les soleils situés dans les profondeurs des cieux. »
Émile BAYARD : « Avec quel subtil esprit de la convenance encore la sobriété du chameau s’accorde avec l’aridité du désert ! »
Nicolas VENETTE : « Si un homme lascif a perdu sa jambe, il s’acquittera beaucoup mieux qu’un autre de son devoir envers sa femme, parce que, les parties mutilées ne recevant point d’aliment, le sang s’arrête dans les parties de la génération et les rend plus fortes et plus lascives que dans les autres hommes. »
Pour conclure, n’oublions pas cette simple maxime, immortalisée par Pierre PERRET : « On est toujours le con de quelqu’un. » Qui sait comment seront jugés et appréciés par les générations à venir les idées et les écrits de notre époque ? Sans doute à notre tour ne manquerons-nous pas de faire don à la postérité de pensées qui, un jour, seront reprises dans un dictionnaire de la bêtise du futur ?
Enfin signalons que, 34 ans après leur première réalisation commune, BECHTEL et CARRIÈRE ont récidivé en 1999 avec un Dictionnaire des révélations historiques et contemporaines contenant des paradoxes sociaux et politiques, des errata de l’histoire, des inventions osées, des doutes, des secrets, des prédictions sur le passé comme sur l’avenir avec des élucubrations, des silences, du vrai, du faux, de l’entre-deux et ici et là quelques balivernes qui, sous prétexte de corriger ce que contiennent dictionnaires, manuels et encyclopédies, délivre des informations “alternatives” qui, sans leur caractère volontairement parodique, auraient pu figurer dignement dans le Dictionnaire de la bêtise.
Comme souvent sur Dicopathe, nous laissons le mot de la fin à notre cher Georges BRASSENS :