Le non-sens en musique
L’art et la littérature ont toujours joué avec le langage pour créer de nouveaux modes d’expression ou enrichir le lexique de l’humanité par des néologismes. Dans le domaine de la musique, des onomatopées et des sonorités se substituent souvent à des paroles “intelligibles”, mais il est plus rare d’assister à la création originale d’une langue revendiquée comme telle. C’est le cas de JONSI du groupe SIGUR ROS, qui compose souvent ses chansons dans un langage inconnu, aux intonations vaguement scandinaves, baptisé vonlenska, qui lui vient au fil de l’écriture. Une fois la composition achevée, il remplace les paroles par des mots islandais ou il conserve sa chanson telle que sortie de son imagination. Le vonlenska n’est, en aucun cas, une langue construite, puisque les sons émis n’ont aucune signification et ne pourraient permettre d’élaborer un quelconque lexique. Il en est de même pour les hymnes en dogorien composés par Étienne PERRUCHON, qui sont censés être issus d’un pays d’Europe centrale imaginaire, le Dogora. Pour composer ces chants, l’auteur a inventé une langue aux intonations slaves totalement dépourvue de sens. Dans la galaxie du rock, des œuvres musicales atypiques vont pourtant faire appel à de véritables langues construites ex nihilo ; c’est l’objet de ce billet.
Le kobaïen, un langage venu d’ailleurs
La première langue, et la plus connue, est le kobaïen tout droit sorti de l’imagination foisonnante de Christian VANDER, un compositeur né en 1948 à Nogent-sur-Marne. Fils adoptif du pianiste Maurice VANDER (VANDERSCHUEREN pour l’état civil) et très tôt initié au jazz, il a l’opportunité de rencontrer, grâce à ses parents, de grands musiciens comme Chet BAKER et Elvin JONES. Mais c’est la musique de John COLTRANE qui lui procurera un véritable choc esthétique qui le marquera à jamais. Initié à la batterie à l’âge de 13 ans, il rejoint son premier groupe trois ans plus tard avant de créer, en 1969, sa propre formation avec le guitariste Laurent THIBAULT. La formation prend le nom de Uniweria Zekt Magma Composedra Arguezdra, qui sera bientôt abrégé en Magma (ci-dessous le groupe en 1973, avec VANDER au premier rang, au milieu, et plusieurs membres dont certains arborent le célèbre logo de Magma).
D’emblée, Magma va développer un univers musical très singulier, au croisement du rock progressif, du classique, du free-jazz et de la musique contemporaine expérimentale. Mais sa plus grande originalité réside dans l’utilisation d’une langue inventée.
Selon VANDER, sa musique est liée au concept du Zeuhl, qu’il définit comme “une sorte de mémoire cosmique en relation avec l’univers, qui aurait mémorisé tous les sons existants dans les profondeurs de notre esprit. C’est lorsqu’on arrive à se dégager de toutes choses en musique que cette mémoire entre en activité pour correspondre avec l’univers tout entier”. Il en résulte une musique “multidirectionnelle et spirituelle“. Dans Kobaïa, leur premier double-album qui sort en 1970, nous retrouvons dix morceaux novateurs dont l’orchestration est totalement déroutante pour les néophytes. Cette œuvre raconte l’histoire d’un groupe d’humains “éclairés” qui, jugeant que l’avenir sur Terre est compromis, embarquent dans un vaisseau spatial à destination de Kobaïa, une planète lointaine décrite comme un paradis. Après avoir fait souche dans ce nouvel éden, certains des immigrants reviennent sur Terre pour vanter la beauté de Kobaïa et inciter les volontaires à les y rejoindre. Hélas, les Terriens devenant agressifs, les Kobaïens quittent définitivement leur ancienne planète qu’ils abandonnent à son sort. Cette épopée est chantée dans cette langue venue d’une autre galaxie (ci-dessous, une des chansons du troisième album studio du groupe, Mekanïk Destruktïw Kommandöh, édité en 1973).
À travers ce conte philosophique SF, VANDER a également posé les bases du kobaïen qui, d’album en album, finit par se construire un véritable lexique, même si sa grammaire et sa syntaxe restent très sommaires. Notre batteur, dont le nom “traduit” serait Zëbëhn Straïn dë Ğeuštaah, précise d’ailleurs que nous n’avons pas affaire à “un langage qui a été conçu de manière intellectuelle, comme l’espéranto. Ce sont des sons qui venaient parallèlement à la composition de la musique”. Il explique ainsi la raison de ce choix :“ Je trouvais l’anglais un peu faible. Le français n’était tout simplement pas assez expressif. Que ce soit pour l’histoire ou pour le son de la musique, j’ai voulu créer une langue vraiment vivante, la vraie langue du cœur.”
Sortis de la bouillonnante imagination du musicien, les termes en kobaïen, caractérisés par des consonances germaniques et slaves, sont censés avoir une vraie signification. Pour autant, VANDER ne fournit pas de véritable lexique pour une langue qu’il veut mystique, ésotérique et incantatoire. Elle s’écrit avec un alphabet latin enrichi de multiples signes diacritiques, en particulier des trémas. Grâce aux éléments présents dans les notes des pochettes ou aux explications de l’auteur, qui préfère mettre en avant le caractère spontané “musical et organique” de ce langage que de l’analyser rationnellement, un glossaire est accessible sur Internet, entre autres sur le site Zeuhl, ou encore ici.
Ainsi, en kobaïen, Haamtak et Sewolawen signifient respectivement Haine et Silence, Zess correspond à Maître, Malaẁëlëkaahm à Incantations, et Sïrï à Cri, tandis que Hür signifie Salut à toi ! Notons au passage que tous les sons présents dans les chansons de Magma ne sont pas des mots, puisqu’on y trouve également des onomatopées s’apparentant à celles du scat, ce qui ne facilite pas un travail de décodage qui reste incomplet.
Nous vous invitons à vous plonger dans le kobaïen pour tenter de traduire le couplet suivant :
Wurdah dëh reuG Ïrkahn Meurdëk
Da Feltëš komëštah
D/ët nünd ëk da ëhrdzort fuh osk
Ün dïs brukëhnzanïogah
Weuhrlip Kobaïa
Zeuhl Wortz
Le kobaïen ne cesse de s’enrichir au fur et à mesure de la sortie des disques de VANDER, dont le dernier remonte à 2019. Magma a fait école et essaimé en fondant un courant musical “zeuhl”, auquel se rattachent les groupes Koenji Hyakkei, Art Zoyd, Univers zéro, Ruins, Eider stellaire, Happy Family et Weidorje fondé par deux anciens musiciens de Magma.
Le klokobetz, une création linguistique de NOSFELL
Rejoignons maintenant un autre univers artistique et musical, celui du Klokochazia, pays fictif sorti de l’imagination d’un dénommé NOSFELL. Ce dernier décrit cette contrée en ces mots : “Ce pays est composé d’une île principale et de plusieurs plus petites. Il n’est pas géré par des hommes, mais par son histoire. Il y a sept forces fécondes, comme des personnages impalpables, qui ont la faculté de donner naissance à des êtres, par eux-mêmes, sans s’accoupler. (…) C’est un pays qui a un peu une double histoire. Il a vécu un changement d’ère et donc de culture.” Né à Saint-Ouen en 1977, cet artiste inclassable, ancien étudiant des langues orientales, a développé son propre idiome, le klokobetz.
Pour tout dire, NOSFELL – contraction de Labyala Fela Da Jawid Fel (“celui qui marche et qui guérit” en klokobetz) – est le seul locuteur d’un langage aux tonalités gutturales, qui emprunte aussi bien à l’allemand qu’au berbère, au japonais et à l’anglais. Il en aurait posé les bases dès l’enfance, en discutant avec son père qui, maîtrisant sept langues, s’amusait par moment à mélanger les mots de diverses origines pour composer des phrases qu’il invitait son fils à déchiffrer.
Pour avoir un aperçu du klokobetz et découvrir l’univers musical de NOSFELL, vous pouvez visionner la vidéo ci-dessous.
Ce langage conserve tout son caractère ésotérique car aucun lexique ou dictionnaire n’a été rédigé par l’artiste. Il serait tentant de n’y voir qu’une série d’onomatopées et de sons dénués de sens choisis pour leur valeur musicale. Pourtant, le chanteur se veut catégorique : “Cette langue a bien une grammaire. Les mots ont des fonctions (sujet, verbe, complément, etc.) et ils trouvent leur place dans la proposition à l’aide d’enclises ou encore de formes de contractions précises, adverbialisations, etc. Les règles de contraction permettent de créer de nouveaux mots ou d’alléger la proposition. Le klokobetz est avec moi depuis toujours. Il y a un dictionnaire. Le klokobetz est là, même si je ne joue pas de musique. Je l’encadre grâce à la musique.” Dans une autre interview, il précise encore : “Mon travail est sous influence directe d’un sémiologue comme Roland BARTHES et, sur la forme, mon set est très linguistique.” Il précise même qu’il y a 189 graphèmes ainsi que des règles syntaxiques particulières à cette langue poétique, qu’il définit également “comme une couleur de la pensée”. Précisons quand même qu’il chante également en anglais et en français, alternant parfois différentes langues dans une même chanson.
En 2019, NOSFELL a levé un coin du voile en publiant le Codex klokobetz, une “vision encyclopédique du pays de Klokochazia, de sa culture et de sa langue”. Ce livre-concept, sorti sous la forme de coffret, est présenté dans la vidéo ci-dessous. Composé d’un abécédaire, d’un arbre “étymo-généalogique” ainsi que d’une carte, il est rédigé avec un alphabet inconnu, de sorte que le “mystère” du klokobetz n’a pas fini de solliciter notre curiosité et notre imagination…
Bravo et Merci pour cet article très enrichissant!