La pratique du palimpseste
À la suite des désastres, des guerres et des autres fatalités tragiques qui ponctuent l’histoire de l’humanité, la grande majorité des écrits produits entre l’Antiquité et la fin du Moyen Âge ont disparu corps et biens. Nombre de ces livres ne nous sont connus que par des extraits, des citations, des résumés succincts et même, bien souvent, par leur seul titre… Pourtant, des miracles peuvent survenir, permettant à des écrits supposés irrémédiablement perdus de ressurgir inopinément du passé, grâce à l’archéologie, à des investigations, ou tout bonnement à la chance. Une autre méthode, basée à la fois sur la science et le hasard, a aussi permis de grandes avancées : la recherche et le déchiffrement des palimpsestes.
Ce terme a pour origine le mot grec Palímpsêstos, qui signifie “gratté de nouveau“. Il désigne des supports réutilisés après l’effacement de leur texte, soit par grattage généralement à l’aide d’une pierre ponce, soit par application d’un enduit sur le texte initial. Matériaux coûteux et solides, le papyrus et le parchemin ont permis, après plusieurs vies, de conserver sur plusieurs siècles la trace des textes antérieurs qu’ils ont abrités. Même grattées avec soin, puis lavées avec du lait et du son d’avoine, les inscriptions effacées y ont laissé des traces, plus ou moins lisibles dans la “scriptio inferior”, terme qui désigne le texte sous-jacent, quand « scriptio superior » s’applique à celui réécrit (ci-dessous le Codex Ephraemi rescriptus et le Codex Guelferbytanus 64). À noter que le support peut, dans certains cas, avoir été réutilisé à plusieurs reprises, de sorte que le contenu caché se révèle hétéroclite. C’est ainsi que le Codex Nitriensis recèle en sous-couche à la fois des extraits de l’Iliade, de l’Évangile selon saint Luc et des Éléments d’EUCLIDE.
Motivée par un souci de recyclage, cette pratique, qui pourrait être assimilée à un acte de vandalisme, aura par un curieux paradoxe permis de sauver involontairement des écrits voués à disparaître. Ce principe se retrouve en peinture avec le pentimento, mais aussi dans des monuments quand les bâtisseurs réutilisent des éléments plus anciens ou dissimulent, sous un nouveau décor, des fresques ou des mosaïques qui seront redécouvertes plus tard. Dans le domaine de la recherche d’œuvres littéraires, cette technique d’investigation est prometteuse, car le potentiel de découvertes est immense. En effet, la pratique du palimpseste, habituelle au Moyen Âge, se prolongera jusqu’à la fin du XIVe siècle pour faire place au papier de chiffons, beaucoup moins onéreux mais difficilement réutilisable.
La pratique du palimpseste est connue depuis longtemps, mais ce n’est qu’à partir du XIXesiècle, avec des moyens encore rudimentaires, que le déchiffrement de manuscrits superposés – travail particulièrement délicat nécessitant doigté et patience – va se développer, de manière de plus en plus scientifique. La quête de ces textes cachés permettra d’obtenir des résultats spectaculaires voire inespérés comme nous allons le voir à travers quelques exemples.
Commençons par les Institutes de GAÏUS. Ce juriste du IIe siècle de notre ère avait couché par écrit son cours magistral portant sur les principaux domaines du droit. Ce livre connaîtra un succès qui, aux siècles suivants, ne se démentira pas et servira de source d’inspiration à l’empereur JUSTINIEN. La trace de l’ouvrage disparaît après le VIe siècle, et le texte de GAÏUS est définitivement considéré comme perdu à tout jamais. En 1816, Barthold Georg NIEBUHR est nommé ambassadeur de Prusse à Rome. En route vers sa nouvelle affectation, ce brillant historien spécialiste de l’Antiquité romaine, déjà rompu à la manipulation des palimpsestes, profite du trajet pour visiter des bibliothèques afin d’y dénicher des textes rares.
Les tâtonnements des déchiffreurs
C’est donc en connaisseur avisé qu’il découvre, dans la bibliothèque capitulaire de Vérone, un codex qui comporte manifestement un texte “enfoui” sous les Lettres de saint Jérôme retranscrites au VIIIe siècle. Il peine à identifier le livre sous-jacent mais, grâce à son ami Friedrich Carl Von SAVIGNY, une conclusion s’impose à lui : il s’agit bien du manuel de GAÏUS. Les historiens se réjouissent immédiatement de la mise au jour de ce très précieux témoignage de la jurisprudence antique qui va permettre d’éclairer le rôle jusque-là méconnu des multiples institutions romaines et de découvrir tout un pan de l’histoire de cette période. De surcroît, la copie des Institutes, datée des environs de l’année 500, est quasiment complète, les feuillets ayant été conservés en intégralité dans leur ordre initial. Mais l’enthousiasme des antiquisants aura des conséquences plus néfastes. Source historique majeure, le manuscrit “sursollicité” va se dégrader, d’autant que plusieurs chercheurs appliquent des produits chimiques sur le parchemin pour faire ressortir plus nettement le texte antique. Il en résulte que le codex sort de ces manipulations très endommagé (un fac-similé ci-dessous) et quasi inutilisable. Fort heureusement, des photographies prises au début du XXe siècle permettront de garder le souvenir de l’ouvrage dans sa forme originelle.
Quelques années plus tard, c’est au tour du De Republica de CICÉRON de ressusciter. Jusqu’en 1818, on n’en connaissait que quelques brèves citations, ainsi que le dernier livre qui servait de conclusion à ce traité politique. À cette date, Angelo MAÏ, alors préfet de la bibliothèque du Vatican, débusque une partie du texte porté disparu sur un manuscrit. Désigné sous l’appellation de Vaticanus 5757, ce document porte en scriptio superior un texte de saint Augustin d’Hippone. La difficulté consiste bien entendu à distinguer les deux séries d’écriture. Identifiée, l’œuvre de l’écrivain romain, rédigée en grandes onciales, est en partie visible par transparence. Mais, frustré de ne pouvoir tout déchiffrer et emporté par l’enjeu de sa découverte, notre conservateur imagine d’appliquer sur le document divers réactifs chimiques, en particulier de l’acide gallique, afin de faire ressortir des pages non visibles. Si l’opération permet effectivement de restituer quelques phrases ici et là, elle a pour effet de colorer les feuilles de parchemin d’un brun sale et foncé (un exemple ci-dessous).
À certains endroits déjà fragilisés, le texte devient presque illisible et le support reste dégradé, ce qui va compliquer la suite du travail. Un des successeurs de MAÏ fait dérelier le livre pour laver les feuillets à l’alcool afin d’enlever les couches sombres. Éclaircie, chaque page est enserrée entre des cartonnages, les plus abîmées étant recouvertes d’une mince couche de gélatine. La dégradation accélérée du manuscrit est ainsi stoppée et le texte rendu définitivement lisible par cette opération. Les pages sont photographiées, de sorte qu’une grande partie du De Republica est désormais définitivement tirée de l’oubli.
Le fameux Palimpseste d’ARCHIMÈDE
C’est une autre découverte qui fera couler beaucoup d’encre… Le document découvert en scriptio inferior, dans un livre recouvert d’un texte liturgique, n’est rien moins qu’un codex de 90 pages contenant une copie rédigée à Byzance vers 950 de la compilation des travaux d’ARCHIMÈDE par ISIDORE de MILET. Après le sac de la ville par les croisés en 1204, le codex parviendra au monastère grec de Mar Saba en Palestine. Le contenu scientifique de l’ouvrage n’ayant pas été jugé suffisamment important, ses pages seront finalement déliées, grattées, lavées puis pliées en deux pour être réutilisées. En 1229, le manuscrit original échoue à Constantinople dans la bibliothèque du patriarcat grec de Jérusalem. Six siècles plus tard, en 1899, l’érudit Athanase PAPADOPOULOS-KERAMEUS repère et déchiffre par transparence quelques lignes qu’il arrive à retranscrire et à publier. Lorsqu’il les lit, l’historien danois Johan Ludwig HEIBERG a la conviction qu’elles ne peuvent être que d’ARCHIMÈDE, dont il est un des grands spécialistes. En 1906, il se rend sur place pour étudier attentivement le manuscrit à l’œil nu, sans recours à la chimie, et il prend soin de le photographier. Au bout d’un patient et méticuleux travail de déchiffrement, il met au jour six textes de son auteur favori, dont trois considérés comme perdus : Des corps flottants, De la méthode et le Stomachion, également connu sous son titre latin de Loculus Archimedius. Ci-dessous, une page du manuscrit où apparaît assez clairement le texte initial.
En partant de ses clichés, HEIBERG retranscrit le contenu original du palimpseste entre 1910 et 1915. Entretemps, on perd dès 1908 la trace du codex qui, en 1998, réapparaît à l’occasion d’une vente aux enchères chez Christie’s à New York. Il fait alors partie de la collection privée d’un bibliophile français qui, vers 1923, l’aurait acquis en Turquie auprès d’un moine. Jugeant que le livre a été dérobé et vendu illégalement dans le contexte de la guerre gréco-turque, le patriarcat de Jérusalem conteste la vente et revendique la propriété de l’ouvrage. L’affaire est portée devant les tribunaux, mais la justice tranche en faveur du dernier propriétaire. Le manuscrit est alors acheté pour 2 millions de dollars par un riche particulier, qui restera anonyme mais dont nous savons qu’il travaille dans “l’industrie de haute technologie”. Abîmé par des moisissures et des icônes peintes après coup par un faussaire pour le rendre plus attrayant, le Palimpseste d’Archimède est, depuis 1999, conservé au Walters Art Museum de Baltimore.
Dans ce cadre, le manuscrit pourra bénéficier de la technologie moderne la plus pointue. En effet, il est désormais loin le temps où des érudits s’abîmaient la vue ou avaient recours à des “bricolages” parfois nuisibles. Les rayons X, la lumière ultraviolette et, plus récemment, l’imagerie multispectrale permettent d’obtenir aujourd’hui des résultats étonnants sans nuire à l’intégrité du support. Dans le cas du Palimpseste d’Archimède, une technique utilisant la fluorescence au rayon X – basée sur le fer contenu dans l’encre – permettra de sauver une bonne partie du texte non déchiffré. Le livre d’ARCHIMÈDE, enfin complet, est désormais numérisé et depuis ne cesse de fasciner la communauté scientifique.
Les techniques modernes et, en particulier la très performante imagerie multispectrale, vont désormais grandement faciliter la recherche de palimpsestes et permettre de dénicher régulièrement des trésors littéraires. En 2022, deux œuvres majeures sont mises au jour grâce au projet Rescapalm (Rescuing and Editing a Severely Chemicalized Ancient Palimpsested Manuscript) dans des manuscrits très endommagés par les “bidouillages” chimiques du passé. C’est ainsi qu’un catalogue d’étoiles, rédigé par HIPPARQUE, a été découvert dans le Codex Climaci Rescriptus, ouvrage sur lequel apparaissait en scriptio superior un Nouveau Testament rédigé en araméen. Autre trouvaille remarquable, le plus ancien exemplaire connu d’un traité platonicien dû à APULÉE de Madaure, qui était enfoui dans un codex remanié du IXe siècle, le Veronensis XL38. Ci-dessous, une vidéo présente le travail accompli par cette équipe internationale de chercheurs.
2023 sera marquée par la découverte d’un traité astronomique, dont on ne connaissait jusque-là que le nom, de PTOLÉMÉE, un des plus célèbres scientifiques de l’Antiquité. Le Météoroscope était ainsi dissimulé dans un manuscrit conservé à la Veneranda Biblioteca Ambrosiana de Milan. Originaire du célèbre monastère de Bobbio, ce codex était déjà connu pour abriter trois textes “clandestins”. Le dernier n’était pas identifié, jusqu’à ce que la technologie permette de le déchiffrer complètement et de l’attribuer au savant gréco-égyptien. Le manuscrit original, rédigé en grec vers le début du VIIe siècle, avait été effacé au siècle suivant pour y inscrire en latin les Étymologies d’ISIDORE de Séville.
Les palimpsestes ouvrent de nouvelles perspectives pour les historiens, car de nombreuses trouvailles permettent de faire avancer les connaissances dans de nombreux domaines, comme par exemple dans l’histoire des religions, en permettant la découverte de versions anciennes de livres sacrés. Ainsi, en 1892, les sœurs Agnès et Margaret SMITH ont déniché dans un recueil de vies de saints, le Codex Sinaiticus Syriacus, la plus ancienne version connue des quatre Évangiles en syriaque, datée du IIe siècle et donc largement antérieure à la version “standard” qui s’imposera trois siècles plus tard, permettant ainsi de juger de l’évolution du texte en quelques siècles.
Le palimpseste religieux le plus connu, concernant la religion musulmane, est identifié sous l’appellation de “Palimpseste de Sanaa“, plus poétique que son nom officiel de DAM 01-27.1. En 1972, de fortes pluies avaient entrainé la chute d’un mur de la grande mosquée de la cité yéménite. Au cours des travaux de rénovation, un millier de manuscrits – dont 926 Corans – sont trouvés dans une cache sous les combles. Parmi les documents exhumés, souvent dans un état très dégradé, se trouve un grand volume contenant 38 feuillets disjoints. D’autres pages seront découvertes par la suite, portant leur nombre à 80. Après analyse, il s’avère que sous cette copie du Coran, datant du VIIIe siècle, se trouvait une version plus ancienne. Le carbone 14 a permis de fixer une datation antérieure à 669, soit quelques décennies seulement après la mort de MAHOMET. Or, jusque-là, les spécialistes envisageaient que la mise par écrit du Coran n’avait été réellement effective qu’au mieux à la fin du VIIe siècle ou au début du VIIIe. La tradition islamique veut que le calife OTHMAN, avant d’être assassiné en 656, aurait souhaité mettre fin aux différences dans les récitations du texte et établi une classification unique des sourates. Un Coran “standard” est ainsi imposé à l’ensemble des croyants. Or, la version retrouvée à Sanaa comporte de nombreuses différences avec ce “corpus”, qui font depuis l’objet de nombreux débats de nature historique, linguistique et théologique.
https://www.youtube.com/watch?v=twY80hvwvjQLe palimpseste n’était donc pas une pratique exclusivement occidentale. Les dessins du manuscrit mixtèque, le codex Anute, ont ainsi été tracés sur un ensemble plus ancien, qui a pu partiellement être reconstitué grâce à l’imagerie multispectrale.
Pour terminer, rappelons qu’à côté des palimpsestes d’autres documents recyclés font également l’objet de recherches approfondies, désormais facilitées par les technologies permettant de lire au travers des ouvrages. Matériau solide, le parchemin fut également réutilisé, en particulier après l’invention de l’imprimerie, pour réaliser des reliures. Régulièrement, des fragments, mais aussi parfois des pages complètes, sont ainsi mis au jour. C’est un sujet passionnant sur lequel nous aurons l’occasion de revenir plus longuement dans un billet ultérieur.