Un pillage institutionnalisé
Le pillage figure en bonne place parmi les principaux fléaux causés par la guerre. Dans un contexte où la loi ordinaire se trouve suspendue et où la puissance publique s’efface devant la loi du plus fort, le vol et la spoliation peuvent se donner libre cours, étant aussi bien pratiqués par la soldatesque, la pègre opportuniste, ou encore par de simples citoyens livrés à eux-mêmes. Mais une autre forme de pillage, cette fois officiel et organisé en haut lieu, peut également sévir bien en arrière de la ligne de front, loin du fracas des armes.
La Seconde Guerre mondiale a été particulièrement marquée par des actes de ce type, qui ont permis à des personnages sans scrupule, dotés de pouvoirs exorbitants, de commettre des “réquisitions” à grande échelle. Les méfaits d’Hermann GÖRING, ponte du régime nazi et proche d’Adolf HITLER, sont notoires comme voleur et trafiquant d’œuvres d’art. Profitant de son pouvoir pour “faire son marché” dans les musées et les collections européennes, ses pillages, désormais bien documentés, ont généré une abondante littérature et de nombreux reportages. Mais le vol à grande échelle effectué par les serviteurs du parti nazi ne s’est pas limité aux tableaux, sculptures et autres objets précieux ; il a également visé des bibliothèques ainsi que des services d’archives et de documentation. Cette tâche était dévolue à une organisation montée dans ce but, connue sous le nom de Sonderkommando Künsberg, ainsi baptisée du nom de son chef, un pur produit du national-socialisme.
Eberhard von KÜNSBERG, prédateur en chef
Né en 1909 à Spire, Eberhard Max Paul Freiherr von KÜNSBERG (ci-dessous) rejoint très tôt les jeunesses hitlériennes avec la bénédiction de ses parents. En 1929, il adhère au NDSAP tout en entamant des études de droit à Munich. Il rejoint simultanément le Nationalsozialistischer Deutscher Studentenbund, l’association des étudiants nationaux-socialistes, un organisme où il assurera diverses responsabilités.
Diplômé en 1934, il intègre la S.S. et devient chef à plein temps du 15e SS-Reiter Standarte, basé à Ratisbonne. Remarqué par HIMMLER, l’homme devient assistant de recherche au ministère des Affaires étrangères, où il grimpe rapidement les échelons au commencement de la guerre. En octobre 1939, il est missionné à Varsovie pour s’emparer des dossiers du ministère polonais des Affaires étrangères et des missions diplomatiques hostiles et neutres, pour le compte du ministère des Affaires étrangères. La documentation saisie sera ensuite analysée à des fins de renseignement et utilisée pour alimenter des opérations de propagande. L’année suivante, KÜNSBERG procède à une opération similaire au Danemark et en Norvège.
Pour avoir donné pleine satisfaction dans l’exécution de la tâche qui lui a été confiée, il se voit mandaté pour monter une équipe en vue de la grande offensive à l’Ouest. Un “Sonderkommando” (unité spéciale) est mis sur pied, composé de membres du ministère des Affaires étrangères, de la Geheime Feldpolizei (Sûreté militaire) et du Nationalsozialistische Kraftfahrkorps (Corps automobile du parti national-socialiste). En mai 1940, le groupe compte un effectif de 38 commis et 75 chauffeurs. Accompagnant la progression des troupes, le commando occupe successivement les ministères des Affaires étrangères de La Haye, Bruxelles et Paris. Dans la capitale française, les dossiers des autorités françaises et des ambassades des États en guerre avec l’Allemagne seront confisqués avec l’aide active du nouvel ambassadeur Otto ABETZ.
Très vite, KÜNSBERG, qui se sent pousser des ailes, va largement outrepasser sa mission. Il va en effet mettre la main sur les bibliothèques de plusieurs ministères parisiens, dont celle de l’Intérieur – riche de 100 000 volumes -, des Finances et de la Défense. Il fait aussi main basse sur les archives des partis politiques, des syndicats, des loges maçonniques, des bureaux de presse, et finalement sur les collections de particuliers juifs. Habité par sa mission, KÜNSBERG s’efforce de traquer les biens et les documents cachés dans différents domaines, dont les châteaux de la Loire où ont été déplacées une partie des archives diplomatiques du Quai d’Orsay, allant même jusqu’à pousser ses investigations dans la zone libre. Parmi ses plus belles prises de guerre figure l’original du Traité de Versailles – document particulièrement honni par le Führer -, retrouvé au château de Rochecotte et envoyé en Allemagne comme trophée.
Tête brûlée, l’homme agit la plupart du temps de sa propre initiative, sans respecter la hiérarchie. Ce comportement, qui lui vaut le surnom de “corsaire moderne“, lui attire rapidement l’hostilité de l’OKH et des autorités d’occupation, d’autant que, dans sa chasse aux trésors, l’unité de KÜNSBERG va bientôt se trouver en concurrence avec d’autres services, en particulier l’Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg (ERR). Dès juillet 1940, cette dernière unité est chargée d’opérer des saisies dans les bibliothèques d’État en ciblant les ‘”manuscrits précieux pour l’Allemagne”. Ce groupe opère également dans les greffes des autorités ecclésiastiques, les loges maçonniques, les bibliothèques de documentation slaves, et plus généralement dans tous les lieux culturels appartenant à des Juifs. Bref, cet organisme bénéficie d’un véritable permis de piller, un de ses objectifs étant d’alimenter le futur Führermuseum de Linz. Les activités de pillage sont également pratiquées par deux organisations SS : la fameuse Ahnenerbe, qui opère de manière plus ciblée, et le RSHA (office de sécurité du Reich). Quatre des plus hauts dignitaires nazis – RIBBENTROP, GÖRING, ROSENBERG et HIMMLER – sont personnellement impliqués, parfois associés mais souvent concurrents, dans la captation des biens culturels et des bibliothèques de l’Europe occupée. Enfin, certains services de la Wehrmacht ne vont pas, eux non plus, se priver de puiser dans les services d’archives et les musées militaires des territoires occupés.
Quittant la France, le Sonderkommando KÜNSBERG, qui entretemps s’est doté d’une escorte armée, suit l’armée au cours de la campagne des Balkans et de Grèce au printemps 1941, pillant divers bâtiments de Belgrade sciemment épargnés par les bombardements. C’est ainsi que l’équipe peut s’emparer des précieuses cartes du pays qui faisaient défaut à la Wehrmacht, ainsi que des statistiques démographiques et ethniques du recensement yougoslave de 1931, qui seront utilisées par la suite pour planifier des massacres et des déplacements de population.
Une armée de prédateurs
En juin 1941, l’offensive contre l’Union soviétique va permettre au commando de donner sa pleine mesure. Le jour même du déclenchement de l’opération Barbarossa, ses hommes forcent l’entrée de l’ambassade soviétique de Berlin. Sur les talons des troupes combattantes, l’organisation se militarise de plus en plus, désormais pourvue d’un bon équipement et d’un personnel qualifié composé d’historiens de l’art et de traducteurs. Dès lors, le groupe se fractionne en trois Einsatzkommandos, opérant chacun dans un groupe d’armées lancées à l’assaut de l’URSS. Riche d’un effectif de près d’une centaine de personnes, chaque équipe est bien pourvue en matériel (ci-dessous une colonne de l’unité opérant autour de la Baltique). Dotée de nombreux véhicules, d’un ravitaillement et d’un matériel radio, chaque unité parfaitement autonome a toute latitude d’agir rapidement loin de ses bases, tout en organisant des dépôts à l’arrière pour pouvoir stocker le butin.
En août, au terme d’une évolution amorcée depuis plusieurs mois, le commando, désormais appelé le Sonderkommando Künsberg, est intégré à la Waffen-SS en dépit des réticences de RIBBENTROP. Pour l’occasion, KÜNSBERG bénéficie de la pleine autorité disciplinaire d’un commandant de bataillon, tout en conservant une relative indépendance. C’est ainsi que les administrations (ci-dessous, en Estonie, un bâtiment officiel de Narva en septembre 1941), les archives, les instituts scientifiques, économiques et techniques, les services de documentation – telle la bibliothèque universitaire de Lviv pillée en deux semaines -, mais aussi les musées, les écoles, les résidences des personnalités politiques et les monastères, recevront la visite de nos tristes sires.
Le Sonderkommando fait souvent de belles prises, au détriment des Soviétiques qui n’ont pas toujours le temps d’évacuer ou détruire leur documentation avant de se replier. À Kiev, le contenu de la bibliothèque de l’Académie des sciences, riche de plusieurs centaines de milliers de documents, est confisqué, ainsi qu’un important matériel cartographique confidentiel. Sur le front nord, l’Einsatzkommando participe au pillage des palais autour de Leningrad. À son triste palmarès s’inscrit le vol des 10 000 livres de la bibliothèque Alexandre de Tsarskoïe Selo, la saisie de 30 000 livres au palais de Gatchina et de 11 500 volumes au palais de Pavlovsk.
En novembre, la Pravda publiera un témoignage très circonstancié d’un ancien membre du commando : “Je sais par les récits de mes camarades, que la compagnie 2-I de notre bataillon a saisi des objets de valeur dans les palais de la banlieue de Léningrad. À Tsarskoïe Selo, une compagnie a saisi et exporté le contenu de la propriété d’un grand palais – le musée de l’impératrice Catherine. Le papier peint en soie chinoise et les sculptures dorées ont été retirés des murs. Le sol de composition d’un motif complexe a été démonté. Des milliers de livres en français et plus de 6 milliers de livres et manuscrits en russe ont été retirés du palais de l’empereur Alexandre. La 4e unité dans laquelle je me trouvais a saisi le laboratoire d’un institut de recherche médicale à Kiev. Tous les équipements, ainsi que le matériel scientifique, la documentation et les livres, ont été exportés vers l’Allemagne. Nous avons reçu de riches trophées dans la bibliothèque de l’Académie ukrainienne des sciences, où se trouvent les manuscrits les plus rares d’écritures persanes, abyssiniennes, chinoises, des chroniques russes et ukrainiennes, les premiers exemplaires de livres imprimés par l’imprimeur pionnier russe Ivan Fedorov et des éditions rares d’œuvres de Shevchenko, Mitskevich, Ivan Franko ont été retenus. Le contenu des musées d’art ukrainien, d’art russe, d’art occidental et oriental de Kiev, ainsi que le musée central Shevchenko, a été transféré à Berlin. Parmi ces œuvres d’art se trouvaient des peintures, des études et des portraits peints par Repin, des peintures de Vereshchagin, Fedotov, Nikolai Ge, des sculptures d’Antokolsky, etc.” À ce stade de la guerre, les listes de lieux à perquisitionner manu militari à Moscou et à Léningrad sont déjà prêtes, mais elles n’auront pas, et pour cause, l’occasion d’être utilisées.
À partir de 1942, l’utilité du Sonderkommando se voit remise en question, car tous les principaux centres de documentation ont été fouillés. Désormais, l’offensive militaire ayant été enrayée par les Russes, la priorité revient aux questions militaires. Par ailleurs, le groupe mené par KÜNSBERG fait doublon avec ceux de l’ERR et du RSHA, lesquels supportent mal de devoir compter avec un rival de plus en plus gênant. En février, ses investigations dites “politiques” sont suspendues et, l’année suivante, son personnel scientifique se voit réaffecté. Enfin, au mois d’août, le reste de l’équipe va se transformer en un bataillon de la Waffen-SS, engagé dans la lutte contre les partisans.
En seulement quelques années, cette troupe de pilleurs en uniforme aura détourné, en plus des archives, 304 694 objets divers. N’étant pas comme ses “concurrents” chargée de venir garnir une institution précise, son butin se verra récupéré et dispersé, aussi bien dans les ministères que dans les institutions SS. C’est ainsi que nombre de livres volés intègreront la bibliothèque de l’Institut de recherche sur la question juive, créée à Francfort par ROSENBERG, le quartier général d’HIMMLER, la chancellerie ou la bibliothèque de l’École des cadres du parti nazi. Avec un certain cynisme, une partie des objets récupérés fera même, en mars 1942, l’objet d’une exposition à Berlin intitulée sans ambiguïté “L’expérience de l’utilisation du Sonderkommando du ministère des Affaires étrangères en Russie pour confisquer des fonds“. En plus de livres précieux, d’encyclopédies et d’atlas, ce sont des cartes secrètes sur la localisation des gisements minéraux, des documents sur la recherche scientifique ou sur des sujets militaires qui seront alors présentés au public.
KÜNSBERG poursuivra sa carrière au sein du ministère des Affaires étrangères, mais le personnage semblera avoir fini par faire l’unanimité contre lui et, à partir de l’été 1943, il tombera en disgrâce. HIMMLER dira alors de lui : “Il est temps que nous l’élevions correctement.” Début 1944, il sera transféré au front où il sera enrôlé dans une division de cavalerie SS, anéantie lors de la bataille de Budapest en février 1945. Il sera officiellement déclaré mort en 1949. Quant à l’entreprise de pillage des nazis, elle se poursuivra sans trêve jusqu’à la fin du conflit avec, à la manœuvre, l’ERR et le RSHA qui continueront à cibler en particulier les biens appartenant à des Juifs ou à des loges maçonniques. Enfin, pour conclure, n’oublions pas que, parallèlement à ces vols purs et simples, une entreprise de censure et de perquisitions chez les éditeurs et les bibliothèques sera menée dans les pays occupés. Nous vous renvoyons sur ce sujet à notre précédent billet consacré aux listes Bernhard et Otto.