PALISSOT : un ennemi résolu de l’Encyclopédie
Les motivations des ennemis des philosophes des Lumières, et donc de l’Encyclopédie, sont très diverses. Si certains “anti-encyclopédistes” se font avant tout les défenseurs de la religion et de la morale, d’autres dénoncent une stratégie pernicieuse qui, sous couvert de vertu scientifique, cherche à saper les fondements de l’ordre établi, de l’autorité des institutions et de la monarchie elle-même. D’autres plumes acerbes raillent la présomption et l’orgueil démesuré d’un groupe d’intellectuels qui s’arrogent le droit de définir et fixer par eux-mêmes le savoir universel. Un autre motif, à la fois très humain et très puissant, mais jamais reconnu explicitement par ceux qui en sont animés, peut également être identifié : celui de la rancœur pure et simple d’avoir été écartés de l’aventure encyclopédique. C’est dans cette catégorie, celle des aigris et des revanchards, qu’il convient de ranger un des adversaires les plus farouches de l’Encyclopédie : Charles PALISSOT de MONTENOY (ci-dessous). La guerre personnelle qu’il va mener en solitaire est animée par la très forte hostilité qu’il nourrit à l’égard de plusieurs philosophes écrivains, tout particulièrement Jean LE ROND d’ALEMBERT et Denis DIDEROT .
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Pour comprendre cette animosité tenace, il faut revenir sur la carrière littéraire de ce personnage désormais tombé dans l’oubli. Fils d’un conseiller du duc de Lorraine, c’est un élève très brillant à l’intelligence précoce, diplômé à seize ans, qui se lance très jeune dans l’écriture. Après des essais peu fructueux dans le domaine de la tragédie, il se consacre avec plus de bonheur à la poésie et surtout à la comédie. Mais PALISSOT est déçu de voir son talent cantonné à ce seul genre, et il souffrira toujours de ne pas pouvoir s’affirmer comme un auteur à part entière. En dépit d’un succès limité, il commence à se faire un nom et intègre, en 1753, la Société des sciences et des belles-lettres de sa ville natale de Nancy. Parvenant à tisser un réseau de relations bien placées, il s’attire les bonnes grâces de CHOISEUL et rencontre VOLTAIRE à Genève.
Lors de son passage à Nancy en 1755, il est chargé par le duc STANISLAS d’organiser un divertissement dans le cadre des fêtes publiques données pour l’inauguration de la grande place. Il achève pour l’occasion une pièce intitulée Le Cercle ou les Originaux, sur laquelle il travaillait depuis un an déjà. S’inspirant des Fâcheux de MOLIÈRE, son modèle absolu, il dresse une galerie de pédants ridicules, dont une femme savante et un “poète infatué” dans lesquels chacun peut reconnaître VOLTAIRE et madame du CHÂTELET. Dans cette pièce, croyant peut-être complaire à STANISLAS qui avait publié en 1751 une réfutation au Discours sur les sciences et les arts, PALISSOT se montre particulièrement féroce avec ROUSSEAU. Sous les traits de BLAISE-NICODÈME, il le dépeint comme un philosophe confus et prétentieux.
La réponse ne se fait pas attendre ; elle vient du comte de TRESSAN, un futur encyclopédiste, bien en cour auprès de l’ancien roi de Pologne, qui monte une véritable cabale pour exiger l’interdiction de la pièce et l’expulsion du dramaturge de Nancy. Grâce au soutien de CHOISEUL et à la grande modération de ROUSSEAU qui ne goûte guère cette tentative de censure, PALISSOT échappe à la disgrâce ; mais il restera marqué par l’épisode, se sachant à jamais ostracisé du cercle des philosophes et des encyclopédistes, dont il fait désormais ses ennemis personnels. Notons quand même qu’il continuera à correspondre avec VOLTAIRE, qui adoptera souvent à son égard une attitude ambivalente, affichant, du moins en façade, une certaine sympathie pour le personnage. PALISSOT se sent persécuté et nourrit une amertume qu’il laisse éclater au grand jour en 1757 dans un essai écrit au vitriol : Petites lettres sur les grands philosophes.
Dans ce jeu de massacre, il prend plusieurs auteurs comme cibles, mais c’est clairement DIDEROT qu’il choisit comme tête de Turc. Le traitant de plagiaire, il passe allégrement à la moulinette sa pièce Le Fils naturel, qui aurait été copiée sur GOLDONI. Bien entendu, l’Encyclopédie n’échappe pas à l’ire de notre dramaturge rancunier : “Au lieu de former un corps de doctrine, [l’Encyclopédie] n’est qu’un cahos (sic) de contradictions, où l’on trouve autant de systèmes & de principes différens qu’il y a d’auteurs qui ont fourni des articles. Tout cela est d’une digestion dure pour l’amour-propre.” Dans un autre passage de l’essai, il enfonce le clou :“Écoutez & profitez, Auteurs infortunés, que vingt ans de travaux obscurs n’ont point encore tirés de l’oubli. Sortez de vos cabinets, devenez Encyclopédistes, attelez-vous au char de la nouvelle philosophie ; colportez seulement quelques ouvrages de ces Messieurs, rompez des lances & faites confesser aux passans que le Fils naturel est un chef-d’œuvre, une merveille, une découverte plus précieuse au monde littéraire, que ne le fut à l’Europe celle de l’Amérique, & vous voilà célèbres, immortels & peut-être un jour académiciens.”
Les Philosophes, un brûlot contre l’Encyclopédie
Son attaque virulente n’a qu’une audience assez limitée mais, entre 1757 et 1759, PALISSOT aura le plaisir un peu malsain de voir l’Encyclopédie traverser plusieurs tempêtes successives. Les encyclopédistes devront en effet affronter tour à tour une cabale consécutive à l’attentat de DAMIENS, la brouille autour de l’article Genève, le départ de d’ALEMBERT, et surtout le scandale engendré par la publication par un de leurs proches, HELVETIUS, de l’essai De l’esprit. Du fait de ces attaques conjuguées, le Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers finit par être condamné par le parlement de Paris puis, suite à la révocation de son privilège, officiellement interdit de commercialisation. Mis à l’Index, le livre est condamné à être brûlé et sa parution se trouve interrompue, même si la rédaction se poursuit clandestinement. C’est le moment de la pire crise de l’histoire de l’Encyclopédie que choisit PALISSOT pour porter l’estocade à ses ennemis jurés, avec un “brûlot” littéraire qui, sous la forme d’une comédie, va faire autrement plus de bruit et de dégâts que ses opus précédents ; elle s’intitule Les Philosophes (ci-dessous).
Au printemps 1760, le Tout-Paris littéraire bruisse d’une rumeur : une pièce très polémique de PALISSOT, soutenue par de nombreux appuis haut placés, est en préparation à la Comédie-Française. D’ALEMBERT s’en fait l’écho dans sa correspondance avec VOLTAIRE, en commentant la nouvelle en ces termes : “Il ne manquait plus à la philosophie que le coup de pied de l’âne.” La première représentation est donnée le 2 mai devant une salle comble et dans une ambiance fiévreuse. Les jours suivants, le succès de la pièce est confirmé, pour le plus grand bonheur du parti antiphilosophique.
Reprenant le canevas des Femmes savantes, l’auteur met en scène une brochette de pédants et de savants d’opérette qui tentent de manipuler une femme du monde, CYDALISE (dans laquelle certains veulent reconnaître madame GEOFFRIN), dans le but de capter sa fortune. Les spectateurs n’ont aucun mal à reconnaître les encyclopédistes derrière plusieurs personnages : DORTIDIUS, un sot malhonnête, sournois et imbu de lui-même, incarne DIDEROT ; VALÈRE, le philosophe cupide, intrigant, à la parole creuse et à la pensée fumeuse, est manifestement HELVÉTIUS ; enfin, THÉOPHRASTE, un autre charlatan du même acabit, est une caricature de l’académicien et encyclopédiste DUCLOS. De son côté, un autre protagoniste, le valet CRISPIN, ridiculise à dessein les idées de ROUSSEAU sur la nature, au point de se déplacer sur scène comme un quadrupède.
La comédie est publiée sous forme de livre et, quelque temps après, une préface sera mise en vente séparément. PALISSOT y multiplie les sarcasmes contre les encyclopédistes, qu’il fustige ainsi : “Une secte impérieuse, formée à l’ombre d’un ouvrage dont l’exécution pouvait illustrer le siècle, exerçait un despotisme rigoureux sur les sciences, les lettres, les arts & les mœurs […] L’Encyclopédie, cet ouvrage qui devait être le Livre de la nation, en était devenu la honte ; mais, de ses cendres mêmes, il était né des prosélytes, qui sous le nom d’esprits forts, inspiraient à des femmes des idées d’anarchie & de matérialisme.” À l’appui d’un propos à charge, il cite à de nombreuses reprises le Discours préliminaire et des articles de l’Encyclopédie, ainsi que des extraits attribués à des encyclopédistes. Ses adversaires, dont GRIMM, d’ALEMBERT, l’abbé MORELLET et même VOLTAIRE, que PALISSOT a pourtant pris soin de flatter en lui adressant son manuscrit en avant-première, décortiquent ce texte pour démontrer que certaines citations sont absentes du texte original et que d’autres ont été déformées et tronquées. Cette vigoureuse contre-attaque obligera PALISSOT, qui a eu l’imprudence de se référer à des sources indirectes et peu fiables, à faire amende honorable.
La réplique du parti philosophique
Pendant plusieurs semaines, la polémique suscitée par Les Philosophes va agiter le Tout-Paris et faire enrager les encyclopédistes et leurs soutiens. À leur tour, ces derniers ne reculeront pas devant la calomnie, les coups bas et la médisance pour accabler leur ennemi déclaré. DIDEROT, au premier rang des détracteurs de PALISSOT, brocarde méchamment son opposant dans le Neveu de Rameau. Les autres membres du parti philosophique volent au secours de leur chef de file en publiant de multiples libelles et pamphlets. Citons en particulier Les Quand, de Charles-Marie de LA CONDAMINE, et Un Disciple de Socrate aux Athéniens, par MARMONTEL. Plusieurs parodies voient également le jour : Les Philosophes manqués, Le Petit Philosophe, Les Originaux, ou Les Fourbes punis, etc.
Après avoir occupé les esprits pendant plusieurs mois, les remous engendrés par Les Philosophes finissent par s’apaiser, reléguant de nouveau son auteur au second plan des préoccupations des encyclopédistes, qui choisissent désormais d’ignorer l’importun pour éviter de lui donner trop d’importance. PALISSOT disparaît brusquement du devant de la scène, au point de rencontrer des difficultés à monter ses pièces suivantes. Il tente bien de raviver la querelle dans une série de pièces, en 1764 La Dunciade ou la Guerre des sots, en 1770 Le Satirique ou l’Homme dangereux, dont il veut faire croire qu’elle avait été écrite contre lui par un auteur anonyme, et enfin Les Courtisanes . Ces pièces ne rencontrent guère le succès escompté, les ennemis du pamphlétaire ayant beau jeu de brocarder son envie supposée de déclencher un scandale pour se “remettre en selle”. En 1782, PALISSOT parvient néanmoins à faire rejouer ses pièces polémiques, mais il doit se faire une raison : son heure de gloire est passée… Malgré la protection de Marie-Joseph CHÉNIER, il ne réussit pas à entrer à l’Institut, en butte à la rancune tenace de Jacques-André NAIGEON, un encyclopédiste disciple de DIDEROT. Son ralliement opportuniste à BONAPARTE lui permettra d’intégrer le Conseil des anciens et de devenir bibliothécaire administrateur de la bibliothèque Mazarine. Jusqu’à la fin de sa vie il se flattera de son amitié avec VOLTAIRE, pourtant moins acquise qu’il ne semblait le croire, et il publiera en 1806 Le Génie de Voltaire apprécié dans tous ses ouvrages.
S’il n’a pas connu le sort peu enviable d’Abraham CHAUMEIX et de Jean-Jacques LEFRANC de POMPIGNAN, durablement ridiculisés par les encyclopédistes au point de devoir se retirer de la vie publique parisienne, PALISSOT, qui décèdera en juin 1814, ne réussira guère à s’imposer comme un écrivain majeur. Sa postérité toute relative ne retiendra de lui que son âpre combat contre les philosophes des Lumières et contre l’Encyclopédie…
sur les ennemis de “l’encyclopédie”, lire “madame de Genlis” par Jacques de Broglie…. Attention c’est un pavé!