Les ennemis de l’Encyclopédie
Un an avant que l’infortuné Abraham CHAUMEIX ne publie ses Préjugés légitimes contre l’Encyclopédie – ouvrage qui a fait l’objet d’un billet précédent -, les Encyclopédistes et leurs soutiens avaient dû affronter une guérilla, par pamphlets interposés, qui sera nommée « la campagne contre les Cacouacs », ou encore « l’affaire des Cacouacs ».
Nous sommes alors en 1757. La publication de l’Encyclopédie, interrompue entre février 1752 et novembre 1753, se poursuit bon an mal an, et le septième tome doit voir le jour avant la fin de l’année. Pour autant, les nombreux ennemis de l’entreprise, alliés dans un groupe hétéroclite que l’on appelle « les anti-Encyclopédistes », ne désarment guère. Bien au contraire, car depuis l’attentat perpétré le 5 janvier par Robert-François DAMIENS contre le roi LOUIS XV, le “parti philosophique” est montré du doigt par de nombreux polémistes qui veulent lui en faire endosser la responsabilité morale. La police et le Parlement se font beaucoup plus soupçonneux, tandis que le pouvoir durcit la censure, la surveillance et la répression. L’Encyclopédie se retrouve sur la sellette, désignée par ses adversaires comme un ouvrage subversif et dangereux pour un contenu “idéologique” susceptible d’enflammer les esprits simples.
L’affaire des Cacouacs
Dans son premier volume du mois d’octobre 1757, le Mercure de France publie un texte anonyme, au titre peu évocateur d‘Avis utile, qui sera connu ensuite sous l’appellation de Premier Mémoire sur les Cacouacs (ci-dessous, le texte reproduit dans une édition ultérieure).
Ce court opuscule satirique, qui ne fait que quelques pages, veut alerter les lecteurs sur la présence dans la bonne société de “barbares” méchants et sournois appliqués à “contrefaire le ton de la bonne compagnie” pour infiltrer les “cercles les plus agréables”. La présentation de cette étrange tribu débute ainsi : “Vers le quarante-huitième degré de latitude septentrionale, on a découvert nouvellement une nation de sauvages, plus féroces et plus redoutables que les Caraïbes ne l’ont jamais été. On les appelle Cacouacs ; ils ne portent ni flèches, ni massues ; leurs cheveux sont rangés avec art ; leurs vêtements, brillant d’or, d’argent et de mille couleurs, les rendent semblables aux fleurs les plus éclatantes, ou aux oiseaux les plus richement panachés. Ils semblent n’avoir d’autre soin que de se parer, de se parfumer et de plaire.” Pour l’auteur, gare à ceux qui se laissent prendre par leur apparence de civilité, car “toutes leurs armes consistent dans un venin caché sous leur langue ; à chaque parole qu’ils prononcent, même du ton le plus riant, ce venin coule, s’échappe et se répand au loin. Par le secours de la magie qu’ils cultivent soigneusement, ils ont l’art de le lancer à quelque distance que ce soit. Comme ils ne sont pas moins lâches que méchants, ils n’attaquent en face que ceux dont ils croient n’avoir rien à craindre ; le plus souvent ils lancent leur poison par-derrière”.
Histoire de bien noircir ce portrait, le pamphlétaire anonyme précise que ces individus “ne respectent aucune liaison de société, de parenté, d’amitié, ni même d’amour ; ils traitent tous les hommes avec la même perfidie“. De plus, ces “monstres” sont irrécupérables, car “toute leur substance n’est que venin et corruption ; la source en est intarissable et coule toujours. Ce sont peut-être les seuls êtres dans la nature qui fassent le mal précisément pour le plaisir de faire du mal”.
Bien que non nommément cités, ce sont bien les philosophes qui se trouvent visés par cette diatribe. Ils sont suspectés d’insinuer du “poison” dans les oreilles de leurs victimes, et de leur mettre en tête “les idées les plus sinistres & les plus cruelles”. D’ailleurs, personne ne s’y trompe et le terme « Cacouac », forgé à partir du mot grec Kakos (mauvais), est bientôt utilisé comme sobriquet pour désigner les intellectuels des Lumières en général, mais plus particulièrement les Encyclopédistes, stigmatisés comme porte-étendards des idées nouvelles.
Le brûlot de MOREAU
L’auteur du pamphlet n’est pas connu, les spécialistes hésitant le plus souvent entre l’abbé GIRY de SAINT CYR et Jacob-Nicolas MOREAU. Ce dernier, même s’il n’a jamais reconnu explicitement cette paternité, a le plus souvent la préférence des exégètes, d’autant qu’un mois plus tard il publiera le Nouveau Mémoire pour servir à l’histoire des Cacouacs, brûlot autrement plus développé et féroce que le premier.
Trouvant que le premier opus n’était pas assez détaillé, MOREAU dresse une description méthodique et approfondie des mœurs de cette population singulière sous la forme d’un récit. À l’instar d’un aventurier prisonnier d’une tribu d’Indiens, le narrateur reste captif parmi eux avant d’être accepté comme un des leurs. Mêlant observations “anthropologiques” et récit d’aventures burlesques, ce conte philosophique retrace les mésaventures du narrateur, qui ne sont pas sans évoquer celles de Gulliver ou de Zadig.
Le ton du texte se veut docte et apaisé, loin du style de l’Avis utile qui, selon MOREAU lui-même, avait “quelque chose d’aigre et amer”. Le narrateur fait mine de nourrir une sympathie compréhensive et bienveillante envers les Cacouacs, qui “ne sont point des sauvages”. Mais en réalité il s’agit bien d’une charge virulente contre les Encyclopédistes, présentés comme des êtres à la pensée fumeuse, bien que dogmatiques et amoraux. Il les dépeint comme des matérialistes forcenés, attachés à une conception dévoyée de la nature et, pour couronner le tout, apatrides et athées, dont “l’anarchie est une des maximes fondamentales”.
Recourant à la caricature, MOREAU nous décrit une secte, dans laquelle les cerveaux des nouveaux membres sont déformés par des livres tels que Les Pensées sur l’interprétation de la nature, Le Discours sur l’inégalité parmi les hommes, Le Dictionnaire philosophique ou Le Traité du gouvernement civil. DIDEROT, ROUSSEAU, d’ALEMBERT et VOLTAIRE, sans oublier BUFFON, LOCKE et MONTESQUIEU, sont vilipendés sans être nommés explicitement, comme les maîtres à penser de cette peuplade. L’Encyclopédie enfin est raillée au cours d’une cérémonie d’initiation à laquelle est soumise notre narrateur. Quatre jours après son arrivée, il est mené par un vieillard dans une tente dont le sol est “jonché de débris d’une foule de livres qui avaient été mis en pièces. C’étaient les dépouilles des erreurs et des préjugés vaincus. J’y lus des noms que le monde entier était accoutumé à respecter ; les histoires les plus anciennes et les plus authentiques ; les philosophes les plus renommés”.
Le seul mobilier de cette pièce est composé d’une table, sur laquelle reposent “sept coffres [allusion évidente aux sept volumes parus de l’Encyclopédie] d’un pied de long sur un demi-pied de large et sur un pouce et demi d’épaisseur. Ils étaient revêtus d’un maroquin bleu et ne paraissaient distingués l’un de l’autre que par les sept premières lettres de l’alphabet”. Son guide “ouvre alors avec respect deux ou trois des coffres que j’avois devant les yeux. J’y observois avec surprise un assemblage confus des matières les plus hétérogènes ; de la poudre d’or mêlée avec la limaille du fer & les scories du plomb. Ses diamans à demi cachés dans des monceaux de cendres, les sels des plantes les plus salutaires confondus avec les poisons les plus funestes”. On lui souffle alors au visage ce mélange, qui doit “l’élever à la perfection”. Cette “poudre aux yeux” a un effet radical : “Je sentois le cahos (sic) se former & se débrouiller dans ma tête & mon âme brûler d’un feu que je n’avois point encore éprouvé l’idée principale, celle qui me parut remplacer d’abord toutes les autres fut celle de ma propre excellence […]. Il me sembloit que mon esprit s’étendît en surface à l’infini. Je crus que toutes les sciences venoient s’y ranger dans l’ordre qu’elles devoient tenir entre elles ; à mesure qu’elles se plaçoient mon trouble diminuoit, je me trouvois pénétré de reconnoissance pour la nature qui m’avoit fait un être beaucoup plus parfait que mes semblables ; je me fusse cru élevé au-dessus de l’humanité même”. Finalement, le narrateur sera libéré au cours d’une guerre contre la tribu voisine des Aléthophiles (en grec, les “amis de la vérité”), après que les Cacouacs seront mis en fuite par de simples sifflets.
La parade des Encyclopédistes puis diverses escarmouches
Bien entendu, Philosophes et Encyclopédistes sont furieux de ce libelle d’une redoutable efficacité, dont MOREAU lui-même se flatte avec une satisfaction non dissimulée qu'”il eut le plus grand retentissement et produisit une vraie révolution dans la République des lettres” . En réplique, les offensés raillent « l’avocat sans cause », qu’ils soupçonnent d’être un “pensionné de la cour”. L’année suivante, le jeune Jean-François de LA HARPE écrit un court essai, qu’il intitule L’Aléthophile, dans lequel il attaque FRÉRON, PALISSOT et ʺl’auteur des Cacouacs”, dont il dénigre les “vains efforts pour obscurcir la gloire de ces auteurs respectables, qui font l’honneur de la Nation en l’éclairant, & le désespoir de leurs ennemis en les méprisant”. Des années plus tard, MOREAU arguera qu’il avait usé d’un droit à la critique qui était à la base de la philosophie des Lumières, et qu’en réalité il s’agissait plus pour lui d’une plaisanterie que d’une attaque directe.
Malgré leur ressentiment, les Encyclopédistes sont rapidement confrontés à une polémique bien plus dangereuse, qui survient avec la parution, en juillet 1758, d’un traité intitulé De l’esprit. Écrit par Claude-Adrien HELVÉTIUS, qui a pris la précaution de ne pas signer l’ouvrage, ce livre, imprégné par la thèse matérialiste, déclenche un immense scandale. Son auteur est un proche des Encyclopédistes, qui se retrouvent malgré eux pris dans la tourmente. ROUSSEAU a beau condamner l’ouvrage et DIDEROT en faire une critique détaillée, l’occasion est belle pour les anti-Encyclopédistes, avec à leur tête le parti dévot, d’attaquer de nouveau les Cacouacs. Cette attaque prend la forme d’un nouvel écrit qui, censé avoir été édité à “Cacopolis”, est publié à la fin de l’année 1758. Il a pour titre le Catéchisme et décisions des cas de conscience à l’usage des Cacouacs.
La paternité de ce nouveau pamphlet est attribuée à l’abbé GIRY de SAINT CYR, sous-précepteur du Dauphin et académicien. Celui-ci brocarde à son tour l’esprit philosophique, qu’il taxe de pédanterie et de fumisterie comme l’atteste cette phrase qu’il place dans la bouche du narrateur : “La vue claire et distincte de notre supériorité nous remplit d’une juste confiance dans l’infaillibilité de nos assertions. Nos discours en reçoivent une force invincible, qui subjugue tous les esprits plus efficacement que la raison. Ne néglige pas, ô mon fils, un moyen si facile pour assurer le triomphe de la vérité, et, si tu trouves quelquefois des hommes rebelles à tes leçons, souviens-toi qu’un ton affirmatif est plus fort qu’une preuve, et qu’un air de mépris et de dédain est la meilleure de toutes les réfutations.”
Reprenant le récit là où MOREAU s‘était arrêté, GIRY DE SAINT CYR décrit le patriarche Cacouac qui décide de coucher la doctrine de la secte sur papier. Un jeune élève est alors introduit dans l’assemblée afin d’être initié à ce nouveau catéchisme. Dès lors, l’ouvrage prend la forme d’un jeu de questions-réponses, avec une série de dialogues philosophiques portant sur différents thèmes (Dieu, la formation de l’univers, l’immortalité de l’âme, l’homme en société, la morale, le libre arbitre, etc.). Les réponses sont essentiellement composées de citations extraites d’ouvrages de philosophes, de sorte que ce catéchisme prend la forme d’un “dossier à charge” contre l’esprit des Lumières. Parmi les œuvres citées, on reconnaît celles déjà désignées par MOREAU, auxquelles s’ajoutent le fameux livre d’HELVÉTIUS, Les Lettres persanes, L’Esprit des lois, Lettres juives, La Philosophie du bon sens, Les Lettres philosophiques et les différents essais de LA METTRIE. L’Encyclopédie est également mise à contribution par GIRY de SAINT CYR, qui puise allégrement dans Le Discours préliminaire, et différents articles comme Bêtes, Fanatisme, Cynisme, Évidence, Gouvernement, Athée, Animal, Existence, etc.
Cette fois, les défenseurs de l’Encyclopédie, placés depuis longtemps dans le collimateur des autorités civiles et religieuses, n’ont guère le loisir de répondre en bonne et due forme à la nouvelle provocation. En effet, en mars 1759 l’ouvrage est mis à l’index par le Pape, et son privilège révoqué par le Conseil du roi. Les anti-Encyclopédistes triomphent, même si, grâce à leurs appuis haut placés, le travail va se poursuivre de manière clandestine pendant plusieurs années. Malgré ce coup d’arrêt, les Encyclopédistes vont prendre une petite revanche toute symbolique. À l’instar des Gueux de Hollande, ils vont eux-mêmes adopter le sobriquet de « Cacouacs » pour en effacer la teneur parodique. C’est ainsi que, dès 1758, ROUSSEAU publie anonymement La Reine fantasque, dont le sous-titre est : “Conte cacouac”. De même, dans leur correspondance, VOLTAIRE et d’ALEMBERT vont, pendant de longues années, utiliser ce terme pour désigner leurs amis philosophes. DIDEROT, quant à lui, reprendra le terme à son compte, déclarant en 1761 : “Je suis cacouac en diable […], il n’y a guère de bon esprit et d’honnête homme qui ne soit plus ou moins de la clique.”
Pour plus de détails sur cet épisode de l’histoire de l’Encyclopédie, nous vous conseillons un ouvrage de référence : L’affaire des Cacouacs : Trois pamphlets contre les philosophes des Lumières par Gerhardt STENGER, auteur également de Diderot, le combattant de la liberté.