Les éditeurs et les libraires sous l’Occupation
La convention d’armistice du 22 juin 1940 à peine signée entre l’Allemagne et la France, les troupes d’occupation, qui exercent une autorité directe sur plus de la moitié du territoire, vont vouloir surveiller et régenter la vie intellectuelle et culturelle. Cette mise au pas, qui fait alterner tentatives de séduction et mesures arbitraires, vise tout particulièrement le milieu littéraire et éditorial parisien. Créé dès le 18 juillet par le commandement militaire de la zone occupée, le Propaganda-Abteilung Frankreich (Département de la propagande en France), qui emploiera jusqu’à un millier de personnes, a pour directive de “ruiner l’influence morale et économique du pays” afin de maintenir la France dans un statut de vassalité et de soumission, tout en veillant à “acquérir l’adhésion de l’opinion française à la politique de collaboration en la persuadant de l’infériorité de la France et de la supériorité allemande”.
Le premier objectif affiché des autorités d’occupation consiste à épurer les catalogues des différentes maisons d’édition et des bibliothèques publiques. Selon un haut responsable, cette action est d’autant plus indispensable que, selon lui : “Il est important de savoir que l’écrivain a en France […] une influence plus grande sur le public que chez nous dans le Reich.” Dès lors, il s’agit de soustraire de la diffusion publique toute œuvre jugée antinazie et, par extension, antiallemande, politique qui laisse une grande latitude dans l’interprétation des critères choisis.
Un répertoire de livres interdits
Un premier registre de livres blacklistés, classés par maison d’édition, est rapidement établi. Baptisé du nom de Liste Bernhard, il compte 143 références, parmi lesquelles nous retrouvons des écrits et des témoignages d’opposants au national-socialisme comme Philippe BARRÈS, Robert d’HARCOURT, Max BEER, Konrad HEIDEN, Edmond VERMEIL et Xavier de HAUTECLOCQUE ; mais aussi d’anciens compagnons de route d’HITLER tombés en disgrâce ou exilés, comme Hermann RAUSCHNING et Otto STRASSER.
Pour provoquer une forme d’électrochoc et montrer où se trouve désormais le pouvoir, un véritable raid éclair est mené dans les librairies parisiennes à partir du 27 juillet. D’après le témoignage d’un journaliste américain, qui dénonce “une nazification de la vie spirituelle française”, deux agents allemands, accompagnés d’un policier français, se présentent dans les librairies, la fameuse liste à la main, ne laissant au responsable qu’un court délai de 30 minutes pour leur remettre tous les exemplaires des titres incriminés. Ci-dessous, nous reproduisons un bordereau des Messageries Hachette recensant les volumes publiés par la NRF, prohibés par l’occupant et “remis aux autorités allemandes”.
Des centres de documentation catholiques font également l’objet de ces visites. Près de 20 000 ouvrages sont saisis et « placés en lieu sûr » avant d’être mis au pilon. Après ces coups d’éclat, somme toute limités, les éditeurs et les libraires ne sont pas dupes, ils devinent que le pire est à venir, et ils ont raison car une autre liste, beaucoup plus dense, est déjà en gestation. À titre de comparaison, en Allemagne en 1935 la première liste officielle dressée contre les “écrits nuisibles et indésirables” recensait 12 400 titres rédigés par 149 auteurs prohibés.
Les listes OTTO
Une deuxième « sélection » est prête dès la fin du mois de septembre. Intitulée liste Otto, elle est publiée dans le numéro du 4 octobre de la revue Bibliographie de la France : Journal général de l’imprimerie et de la librairie..On suppose que l’intitulé de cette liste est un hommage, au goût douteux, à Otto ABETZ, l’ambassadeur du troisième Reich à Paris, qui était en poste entre 1938 et juin 1939 – date de son expulsion pour espionnage – et qui venait de récupérer son ancien poste le 3 août.
Contrairement à la première, qui était d’initiative 100 % nazie, les autorités se sont assuré la collaboration active d’éditeurs parisiens, plus particulièrement celle d’Henri FILIPACCHI, directeur de la distribution de la maison Hachette. Cette fois-ci, 1060 ouvrages publiés par 135 éditeurs sont mis à l’index comme “susceptibles d’indisposer les autorités d’occupation”.
Le préambule ne laisse guère planer de doute sur la nature de la chasse aux sorcières qui va désormais battre son plein : “Désireux de contribuer à la création d’une atmosphère plus saine et dans le souci d’établir les conditions nécessaires à une appréciation plus juste et objective des problèmes européens, les éditeurs français ont décidé de retirer des librairies et de la vente les œuvres qui figurent sur la liste suivante et sur des listes analogues qui pourraient être publiées plus tard. Il s’agit de livres qui, par leur esprit mensonger et tendancieux, ont systématiquement empoisonné l’opinion publique française ; sont visées en particulier les publications de réfugiés politiques ou d’écrivains juifs, qui, trahissant l’hospitalité que la France leur avait accordée, ont sans scrupule poussé à une guerre, dont ils espéraient tirer profit pour leurs buts égoïstes.”
Le champ d’application de la censure s’est considérablement élargi. C’est ainsi que voisinent, dans la liste Otto, aussi bien des “patriotes” que des communistes et des pacifistes, ainsi que des auteurs et intellectuels juifs. Diverses publications traitant de la guerre d’Espagne, de la Pologne, de la Tchécoslovaquie, de la Grande-Bretagne, de l’Alsace-Lorraine mais aussi de la psychiatrie et de l’anthropologie, ainsi que des romans considérés comme “immoraux” ou “dégénérés“, sont également visés. Comme on pouvait s’y attendre, nous retrouvons dans la liste Charles DE GAULLE, Léon BLUM, Léon TROSTSKY, Karl MARX, Winston CHURCHILL, Paul REYNAUD, Stefan ZWEIG, Rosa LUXEMBOURG et Sigmund FREUD ; mais aussi André MALRAUX, André BARBUSSE, Karel CAPEK, Erich Maria REMARQUE, Thomas MANN, Lion FEUCHTWANGER, Paul CLAUDEL, Albert EINSTEIN, Panait ISTRATI, et même Aristide BRUANT.
Détail a priori incongru mais assez savoureux, il est surprenant de découvrir dans la liste des éditions Mein Kampf. En effet, Adolf HITLER n’avait pas donné son accord à diverses traductions de son livre-programme – certaines ayant été réalisées pour prévenir le monde des visées nazies -, et il faudra attendre 1938 pour qu’il accepte de cautionner une version expurgée par ses soins, qui sera la seule autorisée à la vente, toutes les autres éditions restant interdites. Le but de la manœuvre consiste en effet à retirer de la circulation toutes les diatribes anti-françaises présentes dans le livre d’origine. À titre d’exemple, il y écrivait que la France était l’“inexorable et mortelle ennemie du peuple allemand” et que son programme vis-à-vis de la France visait à l’empêcher de se relever de la défaite pour qu’elle reste à jamais une vassale soumise au pouvoir nazi ; autant de propos peu susceptibles d’inspirer la confiance de la population occupée et de favoriser la politique collaborationniste à l’œuvre…
Le chantage à la fourniture de papier
Désormais, le message est clair : toute publication qui peut fâcher le Reich et ses représentants vaudrait de sérieux ennuis à ceux qui s’y aventureraient. Les autorités allemandes instaurent même une forme d’autocontrôle aux éditeurs : “À partir de maintenant, il n’y a plus de bons à tirer. Vous faites vous-mêmes attention à ne pas publier ce qui ne doit pas l’être. Les manuscrits n’ont plus à nous être présentés, mais seulement les livres après impression.” De surcroît, les occupants disposent d’un moyen de pression très efficace. En décembre 1941, du fait de l’arrêt des importations et des réquisitions opérées par les nazis, la production de papier, qui ne va cesser de diminuer en qualité et en quantité, se voit drastiquement contingentée. La distribution de cette précieuse ressource est surveillée de très près par les autorités allemandes, qui trouvent ainsi un moyen efficace de couper l’approvisionnement aux mauvais élèves, tout en l’ouvrant largement à leurs affidés. Une circulaire du 7 mars 1942, émanant du Syndicat des éditeurs, clarifie les choses : “Les éditeurs, qui nous seraient signalés par la Propaganda Abteilung comme ne s’étant pas pliés à cette discipline, se verront rayés de la liste des bénéficiaires des distributions de papier.”
Le milieu “officiel” du livre est donc mis au pas, beaucoup de sociétés préférant faire profil bas pour maintenir leur activité, tandis que d’autres vont accepter, parfois par conviction mais souvent par opportunisme, de diffuser de la propagande et des écrits célébrant la collaboration. Certaines maisons d’édition sont même « aryanisées », comme Calmann-Lévy, qui est confisquée pour être rebaptisée « Balzac » en mars 1942 et confiée à des collaborateurs notoires. Si quelques éditeurs pensaient “sauver les meubles” et maintenir une vie éditoriale presque “normale” en acceptant de jouer le jeu des nazis, leurs espoirs vont être vite douchés. En effet, le contrôle ne va cesser de se renforcer, y compris en zone libre où le régime de Vichy ne tardera pas, de son propre chef, à se plier aux recommandations de la liste Otto. À partir de 1941, les manuels scolaires font également l’objet d’un “nettoyage“. Les éditeurs sont sommés de présenter les relations internationales d’un point de vue pro-allemand, toute référence à un auteur ou un personnage historique juif étant systématiquement gommée. En juillet 1941, il sera désormais interdit de publier ou de rééditer une œuvre anglophone postérieure à 1870.
Le 8 juillet 1942, une nouvelle liste (ci-dessous), que l’on a coutume d’appeler à nouveau « Otto » – même si ce n’est plus son nom de code -, énumère 1170 “Ouvrages littéraires français non désirables”. L’avertissement est cette fois signé René PHILIPPON, président du Syndicat des éditeurs, qui écrit – naïvement ? – que “ces dispositions, qui ne semblent pas causer un préjudice matériel sérieux à l’édition française, laissent à la pensée française le moyen de continuer son essor, ainsi que sa mission civilisatrice de rapprochement des peuples”.
À partir de 1943, la visée antisémite de l’entreprise se trouve plus que jamais clairement exprimée. Le préambule précise les critères qui guident la rédaction de la nouvelle liste. Ils s’appliquent aux “ouvrages nouvellement interdits suivant les décisions du Militärbefehlshaber en France, décisions régulièrement communiquées aux éditeurs, et visant : a) les traductions des ouvrages anglais (exception faite des ouvrages classiques), et polonais ; b) les livres d’auteurs juifs (exception faite des ouvrages scientifiques) ; c) les biographies, d’auteurs même aryens, consacrées à des juifs”. Une attention particulière vise cette fois les bouquinistes qui avaient été oubliés lors des premières saisies.
Alors que le cours de la guerre tourne en défaveur des forces de l’Axe, la censure se durcit et une nouvelle liste, reprenant en partie celle éditée l’année précédente, est publiée en mai 1943. Elle comprend 976 ouvrages rédigés par 706 auteurs, 41 d’entre eux voyant leur œuvre totalement interdite. Les “ouvrages en langue anglaise, polonaise ou russe, ainsi que les ouvrages traduits de l’anglais (excepté les classiques)” sont censurés, mais l’accent est surtout mis sur une véritable traque antisémite. En appendice, une liste en deux colonnes indique le nom de l’écrivain banni et celui de son éditeur. Les ouvrages collectifs auxquels a participé un auteur juif sont susceptibles d’être prohibés, “à l’exception des ouvrages à contenu scientifique, au sujet desquels des mesures particulières sont réservées”. Au total, ce sont ainsi plus de 8 000 livres qui sont touchés par cette dernière mouture de la liste Otto.
En 3 ans, sur la base des listes Bernhard et Otto, 713 382 livres seront saisis et détruits. Si la censure semble avoir été plutôt efficace, dans les faits elle n’a pas empêché certains ouvrages de circuler clandestinement ou d’être mis à l’abri. C’est ainsi que, non prioritairement visée par les autorités d’occupation comme le sont celles appartenant à des juifs ou à des francs-maçons, la Bibliothèque nationale retire les titres interdits des salles de lecture tout en les conservant dans ses réserves. De même, pour se prémunir de la liste Otto, l’établissement renonce à apposer sur les livres des étiquettes susceptibles de les exposer à une rafle éventuelle.
La BNF favorise même une vie littéraire et éditoriale souterraine qui se veut en opposition intellectuelle au nazisme. Les célèbres Éditions de Minuit, créées en 1941 par Pierre de LESCURE et Jean BRULLER, dit VERCORS, vont éditer jusqu’à la Libération vingt-cinq titres d’écrivains issus des rangs de la Résistance. Par ailleurs, la vigilance de la censure allemande sera parfois prise en défaut. C’est ainsi que Gerhard HELLER, Sonderführer chargé de la politique littéraire des autorités d’occupation en France, favorisera parfois la publication d’auteurs peu suspects de sympathie envers l’occupant, tel que François MAURIAC. Cet étrange personnage, très francophile mais nazi et antisémite convaincu, autorisera la parution, en février 1942, de Pilote de guerre de SAINT-EXUPÉRY ; ouvrage que les pétainistes et les autorités allemandes finiront par interdire un an plus tard. Mais le livre, qui entretemps aura connu un petit succès de librairie, continuera à circuler sous le manteau.
Les règlements de comptes d’après-guerre
Après l’évacuation des troupes allemandes de la capitale en août 1944, l’épuration et les règlements de comptes vont commencer à toucher le milieu des lettres et de l’édition. Le Manifeste des écrivains français, publié le 9 septembre, réclame “le juste châtiment des imposteurs et des traîtres”. Une véritable liste noire des auteurs mais aussi des éditeurs les plus compromis – comme Robert GRASSET- va rapidement être dressée. Certains passent devant une cour de justice, mais seules “les publications soutenant l’idéologie nazie ou une collaboration volontaire et manifeste sont retenues à charge contre les éditeurs. Ni l’édition d’écrits pétainistes ni la soumission aux injonctions allemandes pour la publication de livres de propagande ne sont prises en compte”. Seules quelques figures emblématiques seront réellement sanctionnées et, dans le milieu du livre comme dans d’autres secteurs d’activité, l’épuration s’avérera finalement modérée.
Pour en savoir plus sur ce sujet, nous vous recommandons la lecture d’un article du site de la BNF intitulé L’édition sous haute surveillance sous l’Occupation signé Élisabeth PARINET, et du livre L’Édition française sous l’Occupation de Pascal FOUCHÉ.