Des livres mortifères ?
Les romans sont bien souvent inspirés de faits et de personnes ayant existé, mais la fiction peut aussi s’inviter dans le monde réel et y exercer une influence plus ou moins bénéfique. Dans certains cas, en fonction de la psyché et de l’équilibre nerveux, mental et émotionnel du lecteur, certains livres, pourtant clairement issus de l’imagination de leur auteur, ont pu être accusés d’avoir été le déclencheur, principal ou secondaire, d’un basculement psychologique, et d’être à l’origine de véritables drames. Nous allons évoquer ici quelques-uns de ces ouvrages qui, catalogués bien malgré eux comme potentiellement “dangereux”, se sont retrouvés au cœur de polémiques et de controverses.
À l’automne 1774, Johann Wolfgang GOETHE, qui avait déjà connu un petit succès l’année précédente avec une pièce de théâtre, publie, à Leipzig à l’occasion de la foire aux livres qui s’y déroulait alors, son premier roman, rédigé en quatre semaines et intitulé Les Souffrances du jeune Werther (Die Leiden des jungen Werthers). Emblématique du courant préromantique « Sturm und Drang », le livre connaît immédiatement un grand engouement et son auteur, qui n’a alors que 24 ans, devient célèbre dans l’Europe entière. Rédigé sous forme épistolaire et inspiré de souvenirs personnels, ce roman narre l’amour contrarié de Werther pour Lotte, une jeune fille déjà fiancée. Son amour étant sans espoir et soucieux de ne pas compromette sa dulcinée, le jeune homme finit par mettre fin à ses jours à l’aide d’un pistolet.
Véritable “best-seller” qui va servir de modèle à toute une nouvelle génération d’auteurs, le livre fait scandale. Il est en particulier jugé, aussi bien par des autorités civiles que religieuses, comme « immoral », car il aborde explicitement le sujet du suicide encore tabou dans une société imprégnée par le christianisme. À ce titre, le livre, mis à l’index par la papauté, est officiellement interdit au Danemark et dans plusieurs États italiens et allemands. Rien n’y fait, le livre imprimé dans d’autres pays, comme la Suisse, connaît un succès grandissant, en particulier auprès de la jeunesse. Il exerce même une influence sur la mode vestimentaire ; le frac bleu avec des boutons en laiton, les bottes marron et le chapeau rond en feutre portés par le jeune homme, ainsi que la robe blanche à rubans roses de Charlotte deviennent en vogue.
Les personnages sont représentés sur des estampes, des peintures et des faïences, tandis que de nombreux émules de GOETHE vont écrire des ouvrages, plus tard désignés sous le nom de Wertheriades, qui sont copiés sur la trame des Souffrances du jeune Werther.
Mais, très vite, le roman et son auteur vont devoir faire face à une polémique autrement plus lourde de conséquences, l’ouvrage se trouvant en effet accusé d’être à l’origine d’une vague de suicides en Europe. C’est ainsi que la faculté de théologie de Leipzig écrira dans un communiqué que ” Ce livre est une apologie et une recommandation pour l’auto-assassinat”. Même si les chiffres de cas avérés ont sans doute été gonflés par la presse et les chroniqueurs de l’époque, il est en effet incontestable que de nombreux jeunes suicidés ont été retrouvés avec le livre en leur possession, parfois même sur eux, comme ce fut le cas en 1778 pour Christiane Henriette Sophie VON LASSBERG, retrouvée noyée dans la ville même où résidait le poète. Ce dernier ne cessera par la suite de préciser qu’il n’avait fait d’aucune manière l’apologie du suicide.
Théorisé dès 1974 par le psychologue David PHILIPPS, le phénomène de suicide par “contagion” a ainsi été baptisé l’“effet Werther”, Cette théorie tend à démontrer qu’une large couverture médiatique d’un suicide peut déclencher en retour des suicides dans le “grand public” par imitation.
« The Collector » de FOWLES
Parmi les autres cas de livre “maudit”, nous retrouvons le roman de John FOWLES, The Collector (ci-dessous).
L’intrigue de ce thriller psychologique, où l’auteur fait alterner le point de vue des deux protagonistes, est centrée sur le rapt et la séquestration de Miranda, une étudiante en art, par Frederick, un homme introverti collectionneur de papillons. Complètement obsédé par la jeune fille, il pense arriver à se faire aimer d’elle avec le temps, sans y parvenir le moins du monde. Mais cette dernière finit par tomber malade et mourir brutalement. Le livre s’achève sur les interrogations du ravisseur qui, dépourvu de toute culpabilité, caresse le projet de récidiver.
Original et dérangeant, le livre devient un succès de librairie donnant lieu à de nombreuses analyses psychiatriques et sociologiques. Adapté au cinéma, le film, tiré du livre et présenté à Cannes en mai 1965, est salué par la critique.The Collector deviendra un classique du genre. Mais s’il sert de modèle à d’autres écrivains, il va également, pour son malheur, être source d’inspiration pour des tueurs en série. En 1984, il sera retrouvé dans les affaires de Christopher WILDER, qui avait enlevé et torturé une douzaine de femmes avant d’être abattu. Arrêté avec son complice en 1985, Donald LAKE, que l’on soupçonnera par la suite d’être responsable de près de 25 meurtres,WILDER avait conservé un journal et des enregistrements vidéo dans lequels il détaillait ses fantasmes criminels et ses projets de meurtres et de viols. Il avait baptisé sa “philosophie” morbide du nom d’opération Miranda en référence au livre qui l’avait manifestement beaucoup impressionné.
Mais le coup le plus rude survient en 1988 avec les aveux de Robert BERDELLA. Affublé du glaçant surnom de ʺBoucher de Kansas City“, ce tortionnaire sadique avait été reconnu coupable du meurtre d’au moins six jeunes hommes qu’il avait auparavant séquestrés et martyrisés, tout en prenant de nombreuses photos de leur calvaire. Appréhendé après l’évasion de l’une de ses victimes, il déclarera avoir été particulièrement marqué par l’adaptation cinématographique du livre qu’il avait visionnée adolescent. Selon lui, en plus d’avoir favorisé sa vocation de collectionneur puis d’antiquaire, l’histoire du film aura alimenté ses fantasmes de domination et lui aura inspiré son modus operandi. S’il faut, bien sûr, prendre avec des pincettes les déclarations de manipulateurs prompts à chercher à se dédouaner de leur responsabilité, le livre de FOWLES, qui ne jugera d’ailleurs pas opportun de s’impliquer dans la polémique, restera associé au parcours sanglant de tueurs psychopathes.
« RAGE » de Stephen KING
Une mésaventure quasi similaire arrivera à un des auteurs américains les plus connus de la littérature horrifique et fantastique, Stephen KING. Celui qui s’était déjà fait un nom avec la publication de Carrie et Shining publie en 1977, sous le pseudonyme de Richard BACHMAN, un roman de 200 pages intitulé Rage (ci-dessous), dans lequel il reprend la trame d’une nouvelle inachevée entamée dans sa prime jeunesse.
Dans ce livre, un lycéen nommé Charlie DECKER, menacé d’expulsion pour violence, revient dans sa classe avec une arme, tue deux professeurs et prend ses camarades en otage. Au bout de plusieurs heures éprouvantes où se révèlent les personnalités cachées de chaque détenu, il libère les élèves et cherche à se faire tuer par la police. Blessé et arrêté, il sera ensuite placé en hôpital psychiatrique.
Dans un pays où les fusillades dans les établissements scolaires viennent souvent défrayer la chronique et endeuiller le pays, un lien plus ou moins direct va être établi à plusieurs reprises entre l’intrigue du livre et certaines de ces attaques, comme à San Gabriel en 1988, à Rapid City en 1991, à Grayson en 1993 – où l’élève agresseur, qui avait rédigé un essai sur Rage avait été très contrarié par sa mauvaise note -, ou encore en 1996 à Moses Lake. Un exemplaire du livre sera retrouvé chez plusieurs des assaillants, et il sera ensuite établi qu’ils s’en étaient inspirés. Après une nouvelle tuerie l’année suivante à West Paducah, KING sort de sa réserve, clamant haut et fort que sa fiction ne peut être considérée comme étant à l’origine de ces drames imputables à la prolifération des armes d’assaut dans le pays. Il demande alors à son éditeur de cesser de l’imprimer et de laisser le dernier tirage s’épuiser sans nouvelle édition. La position du romancier sur le sujet est claire et il la réitérera plusieurs fois, en particulier après le massacre de Columbine. En parlant de ceux qui sont passés à l’acte, il déclare : “Mon livre ne les a pas brisés et ne les a pas non plus transformés en tueurs : ils ont trouvé quelque chose en lui qui leur a parlé parce qu’ils étaient déjà brisés. J’ai néanmoins considéré Rage comme un possible accélérateur, c’est pourquoi je l’ai retiré de la vente. […] On ne laisse pas un jerrycan d’essence à portée d’un enfant animé de tendances pyromanes.”
« The Turner Diaries » de PIERCE
Dans le cas des livres que nous avons évoqués jusqu’ici, les auteurs ont été pour ainsi dire dépassés par les événements et entraînés malgré eux à se voir impliqués dans des faits divers. A contrario ce n’est pas le cas de celui que nous allons aborder maintenant. En effet, The Turner Diaries (ci-dessous), publié pour la première fois en 1978, ne constitue pas une simple fiction mais bien une tribune officieuse pour un message politique extrémiste.
Le “pedigree” édifiant de l’auteur, initialement dissimulé derrière le pseudonyme d’Andrew MACDONALD, ne laisse planer aucun doute sur ses motivations. En effet, William Luther PIERCE est un néonazi notoire, antisémite et raciste revendiqué, fondateur en 1974 de la National Alliance, une organisation politique qui prône ouvertement le suprémacisme blanc.
Dans son texte, un certain Earl TURNER rejoint l’Organisation, un groupe clandestin suprémaciste qui mène des actions de guérillas contre un système qui oppresse la population blanche et cherche à la désarmer. Le groupe de TURNER finit par prendre le contrôle d’armes nucléaires et bombarde New York et Tel-Aviv. Dans le chaos qui s’ensuit, les activistes prennent le contrôle de la Californie, où ils effectuent un véritable nettoyage ethnique. Une guerre raciale impitoyable ravage le pays et, grâce au sacrifice de TURNER, s’achève sur la victoire de l‘Organisation.
Cette histoire qui, comme on peut le constater, ne fait guère dans la dentelle, sera d’abord diffusée dans le journal de l’Alliance nationale. Elle sera reprise ensuite par d’autres groupuscules à travers le pays et, en 1978, PIERCE auto-publiera une édition de son livre en format poche. Vendu par correspondance, ce titre connaîtra un réel succès au point de voir les ventes atteindre, selon les estimations, entre 200 et 500 000 exemplaires. En quelques années, The Turner Diaries deviendra une véritable “bible raciste” pour la frange la plus dure de l’extrême droite et les individus versant dans le complotisme survivaliste et les délires suprémacistes.
Inévitablement, le livre va refaire régulièrement surface dans l’actualité à l’occasion d’agressions, de meurtres à caractère raciste et même d’attentats. C’est ainsi qu’il sera cité comme une source d’inspiration de premier plan pour les actes criminels de The Order, du Nationalsozialistischer Untergrund (NSU), du Britannique David COPELAND, de Timothy MACVEIGH – responsable en 1995 de l’explosion qui détruira un immeuble fédéral à Oklahoma City, tuant 168 personnes – et d‘Anders BREIVIK.
Loin de désavouer ces sinistres parrainages, PIERCE persistera dans son obsession mortifère jusqu’à sa mort en 2002. Il servira de référence aux néonazis à travers le monde et signera même, en 1989, un autre “roman” de la même veine : Hunter. À noter que The Turner Diaries est interdit dans plusieurs pays, tels que l’Allemagne, l’Autriche, la France et le Canada, tandis que certains autres, comme l’Australie, en restreignent l’accès aux plus de 18 ans. Il reste diffusé aux USA – premier amendement oblige -, mais la plupart des plateformes de vente en ligne l’ont banni, ainsi que les bibliothèques publiques.
Les exemples que nous venons de passer en revue posent en filigrane la délicate question de la responsabilité morale de l’écrivain vis-à-vis de sa création, même quand celle-ci se revendique de la fiction pure et donc des limites de la liberté d’expression dans le cadre de la création littéraire. Sur ce sujet complexe, le débat reste plus que jamais d’actualité et nous vous renvoyons vers l’essai de Gisèle SAPIRO : La Responsabilité de l’écrivain : Littérature, droit et morale.