Les prisonniers-écrivains
La prison, synonyme de perte de liberté de mouvement, peut parfois, du fait de la nécessité d’avoir à occuper son temps, constituer pour un détenu une opportunité de s’atteler à une tâche de nature intellectuelle. Dans le domaine des dictionnaires et des encyclopédies, plusieurs auteurs ont connu ce type d’enfermement involontaire. C’est le cas de Denis DIDEROT qui, entre juillet et novembre 1749, « bénéficiera » de la rustique hospitalité du château de Vincennes pour avoir “offensé la religion” dans sa Lettre aux aveugles. L’incarcération, qui menaçait de mettre à l’arrêt l’entreprise de l’Encyclopédie, mobilisera ses éditeurs qui réussiront à le faire libérer plus tôt que prévu. Au siècle suivant, James Hardy VAUX et François VIDOCQ seront expédiés au bagne. Le premier profitera de son séjour pour rédiger un dictionnaire de l’argot des “convicts” australiens, tandis que le second y puisera la matière d’un futur lexique de la “langue des voleurs“. N’oublions pas non plus William Chester MINOR qui, interné dans un asile d’aliénés après avoir commis un meurtre, deviendra l’un des principaux contributeurs de l’Oxford English Dictionary.
À l’époque contemporaine, les détenus qui se lancent dans l’écriture privilégient le plus souvent la rédaction de mémoires, d’essais ou de romans. Ceux d’entre eux qui s’attaquent à un travail de type lexicographique sont moins nombreux, mais ils existent ; nous allons vous le démontrer par quelques exemples récents que nous allons passer en revue.
KEARSE et son Street Talk
Natif de Brooklyn, Randy KEARSE, plongé dans la délinquance à la sortie de l’adolescence, devient dealer. Finalement arrêté en 1992, il se voit condamner à passer une quinzaine d’années derrière les barreaux, peine qu’il va effectuer dans plusieurs prisons fédérales successives. L’expérience carcérale est l’occasion pour lui de remettre totalement en cause ses choix de vie et de se tourner vers l’écriture. “Les gars n’ont que du temps devant eux en prison. Donc, être capable de parler avec esprit, être capable de parler habilement, vous met vraiment en valeur en tant qu’individu”, déclarera-t-il par la suite. Son sujet de prédilection porte sur les causes qui entraînent l’individu dans la spirale de la criminalité, mais aussi sur les manières de les prévenir et d’en sortir. Mais, en parallèle à ces réflexions, il va mener un projet qui porte cette fois sur la rédaction d’un lexique de la “langue de la rue“, le “Street Talk“.
C’est ainsi qu’entre octobre 1997 et le 17 août 2005 – date de sa libération au terme d’une incarcération de 13 ans, six mois et deux jours -, KEARSE, qui en prison a adopté le surnom de “Mo Betta“, va compiler des milliers de termes issus de l’argot urbain, du langage codé des gangsters ou de la culture hip-hop. Pour sa collecte il n’hésite pas à solliciter ses codétenus qui, étonnés par sa démarche et parfois sarcastiques, se prêtent néanmoins à l’exercice. Sa méthode lui permet en outre – lui étant désormais “hors circuit” – d’enregistrer toutes les nouveautés du langage parlé par la pègre à l’extérieur des murs. Dans ses définitions, il prend d’ailleurs soin de mentionner “old school” ou “new school“, précisant le cas échéant l’appartenance d’un terme à la côte ouest ou à la côte est. Dépourvu d’ordinateur et d’Internet, il ne dispose pour écrire que d’une machine à écrire logée dans la bibliothèque. Des heures et des heures d’un travail patient et exigeant lui permettent de rédiger l’épais manuscrit d’un dictionnaire de plus de 10 000 entrées, soit un chiffre dix fois supérieur à celui imaginé au départ.
Une fois libéré, sa priorité est de faire publier son ouvrage, sobrement intitulé Street Talk (ci-dessous). Il réussit à s’autoéditer avant de recevoir le soutien d’une maison d’édition du New Jersey.
Voici deux exemples de définitions :
Tore up from the floor up adj. (argot de la côte est), new school, peu attrayant, pas en forme, hagard et négligé. Voir aussi Beat up from the feet up.
Maytag n. (argot de prison), old school. 1. Celui qui lave les vêtements des autres en prison par peur ou par intimidation. 2. Un suiveur ; un laquais. Ex. : “Ya man était mon maytag en prison.” “Il cherche quelqu’un pour être son maytag.” “Ils en ont fait un maytag.”
En compulsant le livre de KEARSE, on découvre également qu’un “Viking” est un détenu qui n’aime pas se laver, que “Zooted” veut dire complètement défoncé par la drogue, et que le mot “Joint” a une multitude de sens, comme : une cigarette de marijuana, un kilo de cocaïne, une boîte de nuit, une petite amie, une année de prison, une belle voiture ou une chanson favorite.
Le livre de KEARSE, qui connaît un certain succès, le lance comme auteur. Il publiera d’autres ouvrages centrés sur le développement personnel, comme Changin’ Your Game Plan How To Use Incarceration as a Stepping Stone For Success. Certains critiques lui feront reproche d’avoir délibérément exclu de son lexique “les termes désobligeants pour les femmes, la race, la préférence sexuelle, l’ethnicité et la religion”. Cette autocensure donne au lexique un côté politiquement correct, mais elle le rend incomplet. Porté par son succès, KEARSE donne des conférences et intervient ponctuellement à la radio et la télévision (ci-dessous, une de ses interviews).
Le pénitencier de Bonne-Terre
Partons maintenant dans le Missouri, plus précisément dans le pénitencier de Bonne-Terre, d’ordinaire plus connu comme lieu d’exécutions capitales que comme terroir lexicographique. Le projet de créer un dictionnaire d’argot carcéral s’inscrit dans le cadre d’un programme d’éducation en prison initié par l’université Saint-Louis. Le porteur du projet est Paul LYNCH, un professeur agrégé d’anglais qui anime bénévolement des ateliers littéraires à destination des prisonniers. Afin de présenter son idée à ses futurs contributeurs, il leur fait lire de larges extraits de The Meaning of Everything de Simon WINCHESTER, qui retrace la tumultueuse et passionnante histoire de la première édition de l’Oxford English Dictionary, véritable monument lexicographique de la langue anglaise.
La première initiative de LYNCH consiste à demander aux participants de noter sur une fiche tous les mots “spéciaux”, c’est-à-dire ceux destinés à ne pas être compris par ceux de “dehors”, et de proposer une définition comprenant une phrase type dans laquelle le terme est utilisé. L’exercice permet de constituer une liste de plusieurs centaines de termes. Les mots connus du public par la littérature, le cinéma et la télévision se trouvent écartés d’office. Un second tri s’impose ensuite car, pour LYNCH, il faut « éviter tout ce qui a à voir avec le côté le plus laid de la vie en prison ». En outre, il a le souci de ne pas compromettre le projet en donnant l’impression de ne se concentrer que sur des détails salaces ou lubriques qu’on attend d’un dictionnaire de prison. Mais, officieusement, il s’agit surtout de ménager les responsables de la prison, certainement peu ravis de voir étalés au grand jour des termes d’argot liés au sexe et à la violence.
Au cours de deux séances mensuelles, les détenus planchent sous la direction de LYNCH pour s’accorder sur “la” meilleure définition possible pour chaque terme, exercice qui donne lieu à des débats animés, en particulier entre l’ancienne et la nouvelle génération. Certains termes sont jugés obsolètes, pendant que d’autres très récents ne sont connus que d’une partie des participants. Ce travail, réalisé en partenariat avec l’université, aboutit à la rédaction d’un ouvrage qui intègre la bibliothèque de la prison tout en étant consultable en ligne. Ci-dessous, quelques exemples de l’argot en usage à Bonne-Terre :
Pumpkin [citrouille], n. : Un terme utilisé pour les nouveaux arrivants à Bonne-Terre, parce qu’ils portent des combinaisons orange au lieu des combinaisons grises et beiges que les détenus obtiennent après leur traitement. (La zone où les nouveaux détenus sont traités s’appelle le champ de citrouilles)
Two-for-three [deux pour trois], n. : Utilisé dans le troc, comme dans “Faisons un deux pour trois : je te donnerai trois sacs de chips plus tard si tu m’en donnes deux maintenant”.
Skate, v. : Être quelque part où vous n’êtes pas censé être, comme dans “Je patinais hier après-midi et je me suis fait prendre.”
Kite [cerf-volant] n. : 1. Une méthode de correspondance utilisée entre deux ou plusieurs parties au sein de l’établissement — personnel ou détenu : “Envoyez un cerf-volant à votre agent de libération conditionnelle.” 2. Un moyen de dénonciation secrète : “Attention, il balancera un cerf-volant sur toi.”
SAÏD l’Égyptien
Quittons maintenant les États-Unis pour l’Égypte. Chirurgien et militant des droits de l’homme, Ahmed SAïD, arrêté en novembre 2015, écope de deux années de détention à la prison Al-Aqrab, réputée très dure. Grâce à une mobilisation internationale, il finit par obtenir une grâce présidentielle et se trouve libéré avec d’autres prisonniers un an plus tard. Ayant repris ses activités politiques, il souhaite partager son expérience de sa détention en Égypte. Pour ce faire, il prend contact avec l’organisation MENA Prison Forum, qui travaille à une approche pluridisciplinaire sur le monde carcéral au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, pour tenter de le réformer en profondeur. Cette organisation, basée au Liban, avait déjà publié en 2012 un lexique de termes argotiques utilisés dans les prisons syriennes.
SAÏD qui, de lui-même, a déjà entrepris de recenser les expressions particulières entendues lors de son passage derrière les barreaux, propose de publier un dictionnaire du “jargon carcéral” utilisé en Égypte. Il est publié en arabe et en anglais en 2021, sous le titre Prisonbirds’ Dictionary : an Outline of Egyptian Prison Lingo (ci-dessous).
Son ouvrage met en valeur tout un langage très peu connu de ses concitoyens, presque totalement “hermétique” au monde du “dehors”. Il permet également de saisir les évolutions récentes de cet argot, en particulier après les vagues d’arrestations massives des années 2010. Dans des prisons devenues surpeuplées, “droits communs” et “politiques” se sont retrouvés mélangés, engendrant la création de nouveaux termes destinés à forger une langue commune.
S’il n’a pas été écrit par un détenu, citons également un ouvrage rédigé par Jean-Michel ARMAND, qui a passé une quarantaine d’années dans l’administration pénitentiaire. Publié en 2012, il s’agit de l’Argot des prisons : Dictionnaire du jargon taulard et maton du bagne à nos jours. Enfin, n’oublions pas que de nombreux programmes et actions sont engagés chaque année afin de lutter contre l’illettrisme et favoriser les études en prison, action qui se matérialise souvent par des dons de dictionnaires.