Des bibliothèques vraiment pas comme les autres
Avec le développement du numérique, certains ont cru pouvoir prophétiser à terme la fin des bibliothèques. Mais force est pourtant de constater que, même si les livres proprement dits y occupent une place plus réduite que par le passé, ces vénérables institutions, souvent rebaptisées médiathèques, demeurent des équipements culturels indispensables.
Pourtant, nombreuses sont encore les régions déshéritées qui, privées de bibliothèques publiques, ne proposent aucun accès facile à un ordinateur et à Internet. Dans cette situation d’isolement, la seule solution pour toucher la population consiste à acheminer directement les livres vers les lecteurs. Le concept de “bibliothèque itinérante”, inventé dès 1858 en Grande-Bretagne, s’est répandu dans plusieurs pays, particulièrement en France où le système des bibliobus et des bibliothèques départementales de prêt a permis de desservir une grande partie du territoire dépourvu d’équipement dédié à la culture. Mais d’autres parties du monde n’ont ni les moyens matériels ni les ressources financières suffisantes pour garantir un accès à l’écrit et à la culture. Face à cette situation génératrice d’analphabétisme, des bénévoles, des ONG ou des organisations gouvernementales ont entrepris de se mobiliser. Contraints de s’adapter aux conditions du terrain, certains de ces courageux « missionnaires du livre » ont eu recours à des modes d’acheminement particulièrement originaux, puisqu’ils supposent un transport à dos d’animal. Nous avons choisi dans ce billet de vous présenter aujourd’hui certaines de ces bibliothèques ambulantes, qui prennent souvent des formes pour le moins pittoresques.
« Les camelobus »
Nos pas nous mènent d’abord au Kenya. Créé en 1965, le Kenya National Library Service (KNLS), la bibliothèque nationale du pays, possédait 64 succursales qui avaient pour mission de “développer, promouvoir, établir et équiper les bibliothèques”. Ses services se chargeaient d’assurer le renouvellement des ouvrages de celles qui disposaient de locaux, et d’entretenir un réseau de camions-bibliothèques destinés à venir à la rencontre des lecteurs. Mais la zone nord-est du pays, frontalière de la Somalie, posait pourtant un problème d’apparence insoluble. En effet, cette zone semi-désertique et sablonneuse ne disposait d’aucun réseau de routes permettant aux véhicules motorisés de s’y aventurer. De plus, il y régnait une certaine insécurité, du fait d’un banditisme endémique et de la présence de groupes armés venus du pays voisin.
Bibliothécaire de Garissa, Rashid FARAH s’est investi pour mettre des livres à la disposition des groupes somalis les plus isolés de la province. Du fait des frontières contemporaines et de la guerre, ces populations, autrefois nomades, étaient devenues semi-sédentaires dans une région très mal desservie en électricité et en eau courante, avec un taux d’alphabétisation inférieur à 15%. En 1996, bénéficiant de l’aide d’ONG et de bénévoles dévoués, le bibliothécaire mettra sur pied un service de transport à dos de dromadaire, qui prendra bientôt le nom de Camel Library. Ci-dessous un petit reportage présente le travail de ces « caravaniers du livre ».
Chaque jour, un petit équipage de trois dromadaires chargés d’une tente et de caisses de 300 à 400 livres imprimés en swahili et en anglais, dessert un des dix points de distribution. Le lectorat visé est celui des enfants qui tentent de suivre un programme de scolarisation en dépit d’un nombre de manuels insuffisants et d’absence de livres de lecture. La venue de la caravane constitue toujours un événement très attendu par les parents, conscients que seules la lecture et l’instruction permettront de briser le cycle de la pauvreté qui menace les générations futures. À l’initiative de Save the Children, un projet voisin a également vu le jour en Éthiopie, pays dans lequel 21 dromadaires permettent désormais de desservir 33 villages comptant au total 22 000 enfants.
Ces initiatives ne sont pas sans en rappeler une autre, qui cette fois a pour théâtre les immenses espaces de Mongolie, plus précisément le désert de Gobi. Au début des années 1990, avec la fin du communisme et l’avènement brutal de l’économie de marché, beaucoup de bibliothèques publiques disparaissent purement et simplement pendant que, simultanément, le marché du livre, insuffisamment rentable, s’effondre. Du jour au lendemain, cette situation a pour effet de priver les populations nomades et semi-nomades de tout accès au livre, bouleversement qui risque de s’avérer dommageable pour les jeunes générations menacées de perdre l’habitude de lire, de se cultiver et de développer une capacité d’imagination. C’est dans ce contexte de crise qu’un auteur et traducteur renommé de livres pour la jeunesse, du nom de DASHDONDOG JAMBA, décide de créer sa propre bibliothèque mobile. Issu d’une famille de nomades, ce « missionnaire du livre » entreprend de rassembler plusieurs centaines d’ouvrages, dont ses propres créations, et de quitter régulièrement Oulan-Bator pour les proposer dans les campements qu’il va visiter. Pour parcourir cette vaste zone, il imagine de recourir à un camélidé à deux bosses de la race des chameaux de Bactriane, lequel, outre ses célèbres qualités d’endurance, a le mérite d’attirer des foules de curieux, en particulier des enfants émerveillés (ci-dessous, notre bibliothécaire et sa fière monture).
Pour compenser la modicité de son fonds, le bibliothécaire itinérant stationne plusieurs jours au même endroit, afin qu’un maximum de lecteurs puissent profiter de son chargement, avant de repartir pour une autre destination. Pour ménager son chameau et élargir son rayon d’action au reste du pays, il aura ponctuellement recours à d’autres moyens de locomotion, comme la voiture, le cheval ou la moto. En 25 années, notre homme parcourra près de 150 000 kilomètres, dont une bonne partie aux côtés de son compagnon doublement bossu. Avec le temps et le succès, la reconnaissance nationale et internationale aidant, il recevra un minibus en cadeau d’un lycée japonais. Dès lors, une fois équipé, son véhicule motorisé lui permettra de multiplier les voyages mais aussi les conférences. Infatigable promoteur de la lecture pour la jeunesse et devenu une figure médiatique respectée, DASHDONDOG JAMBA a incontestablement contribué à préserver dans son pays une activité culturelle sérieusement en péril. Il décédera en juin 2017. Ci-dessous, un petit film retrace son histoire.
Au Balouchistan, province méridionale du Pakistan, ce sont aussi des camélidés qui pallient l’absence de bibliobus dans cette région pauvre et aride. Le célèbre dromadaire Roshan (ci-dessous) est devenu une véritable mascotte dans le district de Kech, où son arrivée ne manque jamais de susciter une joyeuse agitation. Le projet a été initié en 2020 par deux sœurs – Raheema et Zubaida JALAL, respectivement directrice de lycée et ministre fédérale – pour compenser la fermeture des écoles lors de la crise sanitaire due au Covid-19, et permettre aux populations isolées de continuer à accéder à l’écrit. L’opération a pu se concrétiser grâce à l’engagement de deux ONG : le Female Education Trust et l’Alif Laila Book Bus Society, association qui gère plusieurs bibliothèques mobiles dans la région de Lahore, située dans le nord-est du pays.
Roshan se rend chaque semaine dans quatre villages inaccessibles en voiture pour permettre aux enfants de 4 à 16 ans d’échanger, à dates fixes, des livres contre ceux qu’ils ont déjà empruntés. L’initiative, qui rencontre un franc succès, a fait des émules, de sorte que ce sont deux autres “dromabus” qui, plus au sud, sillonnent désormais la région de Gwadar.
« Les pachydermobus »
En Asie du Sud-Est, à défaut de camélidés, ce sont les éléphants qui sont mis à contribution. Au Laos, un service de bibliothèque mobile à dos de pachyderme (ci-dessous) a été organisé en 2010 par trois ONG (Room to Read Laos, Action with Lao Children et ElefantAsia), pour lutter contre l’illettrisme des populations lao dans la province rurale de Sayaboury. Dans cette région, qui abrite d’ailleurs le principal groupe d’éléphants sauvages du pays, ce moyen de locomotion permet de transporter plus de 600 livres à la fois, essentiellement destinés aux écoles. L’animal, adapté aux terrains très accidentés, permet d’atteindre les communautés les plus isolées, tout en captant la sympathie et le respect des habitants.
En Thaïlande, de l’autre côté de la frontière, dans le district montagneux d’Omkoi situé dans la province de Chiang Mai, il existe également vingt éléphants qui fournissent une dizaine de villages à chaque expédition. Stationnant deux ou trois jours dans chaque communauté, les équipes, outre l’apport de livres et de matériel pédagogique, en profitent pour dispenser des cours.
«Les équibus »
Nous n’avons pas encore évoqué le cheval, alors que cet animal a pourtant été associé aux premières bibliothèques itinérantes ; lesquelles, à l’origine, étaient toutes hippomobiles. En effet, les équidés, seuls ou attelés à des charriots, ont longtemps été le moyen privilégié pour distribuer les livres aux populations. C’est ainsi qu’entre 1935 et 1945 la Pack Horse Library, véritable cavalerie de bibliothécaires majoritairement composée de femmes, a permis de ravitailler en lecture les régions déshéritées des Appalaches. Ce moyen de locomotion, qui par la suite sera délaissé par de nombreux pays occidentaux, connaît un renouveau sur plusieurs continents à l’initiative d’organisations gouvernementales mais aussi de simples particuliers. C’est le cas en Indonésie, où Ridwan SURURI et son cheval viennent plusieurs fois par semaine proposer une sélection d’ouvrages aux écoles de sa région natale sur l’île de Java.
« Les asinobus »
Au Zimbabwe, dans le district de Nkayi, la Donkey Drawn Mobile Library fonctionne depuis 1995. Avec le soutien du gouvernement, le Rural Libraries Resources Development Project – qui gère à ce jour 300 bibliothèques communautaires rurales – assure le fonctionnement d’un vaste réseau, dont l’approvisionnement des points les plus difficiles d’accès est assuré à l’aide de charrettes tirées par des ânes.
En Éthiopie, d’autres bibliothèques à dos d’ânes ont également été imaginées, en particulier grâce au Mobile Donkey Libraries Program développé grâce à l’action de Yohannes GEBREGEORGIS.
Nous terminerons notre tour du monde par le département de Cesar, dans le nord-est de la Colombie. Né dans la commune de La Gloria, Luis SORIANO, passionné par la littérature dès son enfance grâce à un professeur qui visitait le village deux fois par semaine, a réussi à passer un diplôme de lettres et devenir instituteur. Très motivé, il prend rapidement conscience que beaucoup des enfants de sa région, pauvre et très rurale, désertent très tôt des écoles souvent situées loin de leur domicile. En bon éducateur, résolu à briser le cercle vicieux de l’illettrisme et de la pauvreté, il décide d’apporter le savoir directement à ses jeunes lecteurs. Au milieu des années 90, il acquiert deux ânes, baptisés Alfa et Beto, qu’il équipe de grandes sacoches pour transporter les livres : le “Biblioburro” est né ! Nous pouvons le voir à l’œuvre dans le reportage ci-dessous.
Comme il le relate, les débuts ont été difficiles : “Au départ, nous avions environ 70 livres. Nous avons commencé à montrer aux enfants comment lire. Nous allions chez les gens le week-end. Mais, à cette époque, il n’y avait pas beaucoup de téléphones, donc c’était difficile d’organiser des réunions. Ensuite, nous avons réussi à organiser des réunions d’environ 40 enfants avec leurs parents.” Aux problèmes de logistique et d’organisation, s’est ajouté le réel danger que représente les gangs et les groupes armés qui écument le coin. Il sera d’ailleurs brièvement kidnappé par une milice paramilitaire. En 2010, une très mauvaise chute lui vaut l’amputation partielle d’une jambe, handicap qui, pour autant, ne le décourage pas de poursuivre sa mission, mais équipé d’une prothèse. Sans aucune aide de l’État, mais financée par de nombreux dons, sa bibliothèque compte près de 3 000 ouvrages. Chargé d’une sélection de livres, il part visiter les villages deux fois par semaine, n’hésitant pas au passage à prodiguer des leçons d’alphabétisation aux adultes qui lui en font la demande. Son action, qui a fini par lui valoir une couverture médiatique et une relative célébrité, est un franc succès. Désormais, une vingtaine “d’ânes-bibliothèques” parcourent la province de Magdalena, et son action a fait tache d’huile dans le Venezuela voisin où, à leur tour, des “bibliomulas” ont vu le jour. Pour autant, SORIANO reste lucide : “Je sais que, sur 1 000 enfants, peut-être seulement 10 % environ continueront et feront quelque chose avec ce que j’ai contribué à leur enseigner. Mais si j’ai aidé à planter la graine, c’est ce qui me fait le plus plaisir.”
Pour plus de détails sur cette belle aventure humaine et animale, vous pouvez consulter cet article d’Atlas Obscura. Dans un prochain billet, nous aurons l’occasion de nous intéresser à d’autres bibliothèques itinérantes mais qui, cette fois, se passent de l’assistance de nos amis les bêtes.