L’alchimie, un thème toujours porteur
Le 20 octobre 2017, à l’occasion du vingtième anniversaire de la parution du premier tome d’Harry Potter, la British Library inaugure une exposition consacrée aux objets, artefacts et animaux magiques présents dans la célèbre saga. L’événement s’adresse prioritairement aux aficionados de l’apprenti sorcier, mais l’événement Harry Potter : A History of Magic donne également l’occasion de revenir, de manière pédagogique, sur la réalité historique et anthropologique des pratiques et des croyances liées à la magie et au fantastique. Parmi la centaine d’objets présentés figure un rouleau de près de six mètres de long. Composé de quatre grandes feuilles de papier, ce manuscrit (ci-dessous), approximativement daté de la fin du XVIe siècle, est un des 21 exemplaires connus des Ripley Scrolls (“Rouleaux de Ripleyʺ). Cet ouvrage, sur lequel nous allons revenir plus en détail, ne tardera pas à devenir une des “stars” de l’exposition. Hasard du calendrier ou effet d’aubaine, le 13 septembre suivant la maison Christie’s met aux enchères un magnifique exemplaire en vélin daté de 1624, qui s’avère être encore aujourd’hui le seul entre les mains d’un propriétaire privé. Le rouleau sera adjugé pour la somme astronomique de 584 750 £. Ces deux événements témoignent de l’engouement et de la fascination que le sujet de l’alchimie continue à susciter dans notre société contemporaine.
Depuis toujours objet de fantasmes et de spéculations en tous genres, l’alchimie reste une source d’inspiration inépuisable pour les romanciers et les scénaristes comme pour les amateurs de mystère et d’ésotérisme. Longtemps associée à l’occultisme, à la magie, à l’astrologie et à la sorcellerie, cette science est réhabilitée à l’époque contemporaine, qui voit dans cette pratique très ancienne une « protoscience », ancêtre direct de la chimie moderne. Tout à la fois démarche philosophique, quête spirituelle et recherche expérimentale, l’alchimie est fondée sur l’emploi des substances minérales. Elle ambitionne de déchiffrer les lois physiques qui régissent la matière, pour y retrouver les secrets de la création du monde et parvenir à appréhender les desseins du divin. Cette dimension “mystique” justifie le souci des alchimistes de dissimuler le fruit de leurs expériences et de leurs recherches dans un langage codé, riche en allégories qu’il importe de conserver hermétiques pour les non-initiés.
La pierre philosophale et l’élixir de longue vie
Le but ultime des alchimistes consiste à maîtriser la transmutation des métaux pour aboutir, par transformations successives, à créer de l’or, matière considérée comme parfaite. Ils reconnaissent l’existence de sept métaux purs (or, argent, mercure, plomb, étain, fer et cuivre), qu’ils associent chacun à l’une des sept planètes. À l’aide de manipulations diverses, dans lesquelles le soufre et le sel jouent un rôle central, grâce à des instruments comme l’athanor et l’alambic, l’alchimie vise deux objectifs principaux. Le premier est la fabrication de la pierre philosophale, supposée permettre la transmutation des métaux vils en or au terme de quatre grandes étapes : les trois “phases”, successivement noire, blanche puis rouge, suivies par une ultime séquence de manipulations complexes très mystérieuses. Le second objectif vise à obtenir l’élixir de longue vie, une panacée universelle susceptible de guérir tous les maux, de rajeunir et à terme de prolonger indéfiniment l’existence. Richesse, pouvoir, santé et vie éternelle, il est facilement compréhensible que, depuis toujours, l’alchimie ait tant fait rêver l’humanité ! Empiriques et parfois farfelus, reconnaissons que les travaux des alchimistes ont malgré tout permis la découverte de produits tels que les acides, les nitrates, l’ammoniaque, les alcalis ou l’éther.
À partir du IIIe siècle, l’alchimie tire ses principaux concepts du monde hellénistique, en particulier d’Alexandrie. Souvent inspiré par les principes aristotéliciens et néoplatoniciens, un véritable corpus alchimique, rédigé en grec et où domine la figure de ZOSIME de Panopolis, se constitue au fil du temps. Cet héritage sera ensuite repris par des savants et des lettrés musulmans, comme GEBER et IBN UMAIL, avant de migrer dans l’Europe médiévale où Roger BACON, ALBERT le Grand et Raymond LULLE lui conféreront ses lettres de noblesse. À partir du XVe siècle, l’alchimie, jusque-là réservée à une élite et à des cénacles confidentiels, élargit son audience. Des ouvrages comme ceux de PARACELSE contribuent à renouveler et vulgariser les principes alchimiques. Loin d’être perçue comme un vestige superstitieux de l’ancien temps, l’alchimie est désormais tenue en grande estime par les humanistes, qui la perçoivent comme une science à part entière. Même si le titre d’alchimiste est souvent porté par d’innombrables charlatans et escrocs, le personnage fait alors figure de savant prestigieux, qualité qui conduit certains monarques, comme l’empereur RODOLPHE II, à installer des laboratoires dans leurs palais et à s’y lancer dans des expériences souvent hasardeuses.
Les étranges Ripley Scrolls
Dans cette production littéraire prolifique et hétéroclite consacrée aux “grands mystères”, nous retrouvons les Ripley Scrolls, qui associent un texte de nature “ésotérique” à de bien étranges illustrations faites d’une suite de tableaux (ci-dessous la version conservée à la Beinecke Library de Yale).
Le nom donné à cette série d’écrits alchimiques fait référence à un ecclésiastique anglais qui a vécu au XVe siècle, un dénommé George RIPLEY. Figure plutôt discrète dans le monde des alchimistes, loin de la notoriété de personnages hauts en couleur comme Nicolas FLAMEL, John DEE, Edward KELLEY ou FULCANELLI, ce chanoine anglais féru d’alchimie commence par lire tout ce qui a pu être écrit sur le sujet, avant d’en rédiger une synthèse sous forme poétique dans laquelle il détaille les douze étapes du Grand Œuvre. Publié en 1471, ce livre dédié au roi ÉDOUARD IV, qui porte le titre de Compound of Alchemy, est également connu comme le “livre des douze portes”. Le texte connaît un certain retentissement et son auteur obtient de son ordre l’autorisation de voyager à travers l’Europe pour parfaire ses connaissances. Après avoir visité la France, l’Allemagne et l’Italie, il séjourne à Rome où il obtient la protection du pape, puis il revient en Angleterre pour y poursuivre ses travaux, jusqu’à son décès vers 1490. Ses recherches et ses notes nous sont parvenues sous forme de manuscrits dont la paternité reste douteuse, d’autant que la plupart des livres et des textes qui lui sont attribués seront publiés pour la première fois entre la seconde moitié du XVIe siècle et la première moitié du XVIIe siècle ; soit longtemps après sa mort.
Parmi les 21 exemplaires connus des Ripley Scrolls, 17 rouleaux reprennent la version dite “principale”, avec de multiples petites variantes, tandis que les 4 autres proposent des versions “alternatives”. En revanche, à quelques détails près, l’iconographie est à chaque fois la même, comme le prouvent les trois pages ci-dessous, rédigées à plusieurs décennies d’écart.
Cette image représente un alchimiste, dont nous avons ici trois versions, sans doute Hermès Trismégiste, un ancêtre mythique de la “profession”, portant un grand récipient en verre fermé, qu’il place au-dessus d’un fourneau. Ce flacon, qui tient à la fois du vase et de la bouteille, est connu pour être l’œuf philosophique, c’est-à-dire le récipient dans lequel s’opèrent les mutations. Dans un médaillon central, deux individus tiennent un livre, relié par des chaînes à huit images, dont chacune détaille une des étapes de la création de la pierre blanche. Divers personnages observent la création dans une fiole d’homoncules, une femme blanche et un homme doré (détail ci-dessous) dont les couleurs sont censées symboliser le soufre et le mercure.
Le tableau suivant n’est pas moins déroutant. Dans un bassin, ceint par un mur flanqué de sept tours enflammées surmontées d’hommes portant des cornues, un arbre pousse au milieu de l’eau. À ses côtés, ADAM et ÈVE empoignent les deux vignes qui enlacent le tronc, lui donnant l’allure d’un caducée. De la ramure descend une créature hybride mi-homme mi-lézard, qui se dirige vers un personnage en apesanteur dans un halo doré, pendant que, dans le ciel, le soleil et la lune semblent cracher des plumes.
Ce bassin lui-même repose sur une colonne qui émerge d’une seconde piscine entourée d’un mur à quatre côtés, dont la face visible porte l’image d’un dragon avalant un crapaud. Un homme de grande taille, accompagné de deux créatures, agrippe fermement le fût du pilastre.
Le lecteur poursuit son voyage dans ce monde fantasmagorique par la vision d’un oiseau, dont la tête humaine couronnée repose sur un globe orné de plumes, tandis qu’un soleil affublé d’un visage occupe la partie supérieure du dessin. Le volatile fantastique, dans lequel on reconnaît l’oiseau d’Hermès, c’est-à-dire le phénix symbole par excellence de la régénération, semble être occupé à se dévorer une aile.
Nous arrivons enfin à la pierre philosophale, qui prend ici l’aspect de trois boules liées les unes aux autres – les pierres noire, blanche et rouge – présentées dans un soleil, sans doute le symbole de l’or, sous lequel est placée une lune, symbole de l’argent. Cet ensemble est maintenu en l’air par la gueule d’un dragon à la queue entortillée.
Blessée au flanc, cette créature fantastique, dénommée “Serpent d’Arabie”, arrose de son sang un orbe ailé et transparent contenant un liquide, à la surface duquel flottent trois petits globes aux couleurs alchimiques. Comme nous pouvons le constater, nous avons affaire ici à un texte totalement allégorique et crypté, dont le sens pour le moins mystérieux laisse le champ libre à toutes les interprétations les plus ésotériques. Cette synthèse alchimique n’est pas destinée à être accessible au tout-venant, mais aux seuls initiés en mesure de décrypter ce langage symbolique abscons. L’histoire ne dit pas si quelqu’un est parvenu à réaliser le Grand Œuvre grâce à l’un de ces étranges rouleaux ! L’avènement de la chimie moderne, au XVIIIe siècle, finira par supplanter l’alchimie comme référence scientifique, mais la quête de la pierre philosophale et de l’élixir de longue vie continuera encore longtemps à faire rêver l’humanité.
Ci-dessous, la présentation du manuscrit ms en vente par Christie’s en 2017.