Une véritable science : la démonologie
Présents dans quasiment toutes les cultures, les démons s’apparentent à des êtres surnaturels, bénéfiques ou maléfiques, qui servent d’intermédiaires entre le monde terrestre et le monde divin, tout en interagissant avec les humains et la nature. Dans le christianisme occidental, ils n’occupent longtemps qu’une place très secondaire, car c’est la figure du diable ou de SATAN qui incarne tous les attributs du mal et de l’Antéchrist, même si certains autres démons, moins connus et souvent inspirés de divinités païennes, sont cités dans la Bible, tels BELZÉBUTH, LÉVIATHAN, MOLOCH, AMON ou AZAZEL. À partir des XIIe et XIIIe siècles, dans un contexte marqué par la lutte de l’Église contre des courants hérétiques, des théologiens popularisent l’image d’une véritable cour et d’une armée infernale entièrement au service du prince des ténèbres. Dès lors, émerge une véritable science, à la fois savante et ésotérique : la démonologie. Notons qu’en parallèle les théologiens établissent une hiérarchie céleste des anges, beaucoup de démons étant par ailleurs assimilés à des anges déchus.
Désormais, les figures démoniaques vont se multiplier dans les textes religieux et magiques, au point de devenir le sujet central de nombreux écrits. Dotés d’attributs, de pouvoirs et de fonctions, des démons majeurs commandent, en qualité de princes, des milliers voire des millions de créatures infernales. Afin de clarifier le discours et servir de guide dans un monde bigarré et foisonnant, plusieurs traités sont consacrés à la description de ces personnages, mais également à ce qu’on appelle goétie, soit l’invocation de démons selon des formules et des rituels codifiés.
Un des plus anciens textes sur la hiérarchie démoniaque – si on excepte deux listes succinctes présentes dans des ouvrages dédiés à la magie – est le Livre des esperitz. Sans doute écrit au XVe siècle, ce livre anonyme ne nous est connu que par une copie (ci-dessous) datée du siècle suivant, manifestement abrégée et incomplète.
Rédigé en langue française, mais mal traduit du latin, ce court manuel de démonologie rassemble les données de traditions plus anciennes. Il recense 46 démons, dont il détaille les titres – princes, rois, ducs, marquis, comtes et autres “grands seigneurs” –, l’apparence, les fonctions “officielles” ainsi que l’importance des troupes placées sous leur commandement.
L’ouvrage fondateur de WEYEL
Ce texte, ainsi que d’autres comme le Liber Officiorum Spirituum qui n’est connu que par des copies partielles et des citations, servira de base pour un livre beaucoup plus élaboré rédigé par Johann WEYER, ou WIER. Ce médecin flamand, installé à la cour du duc de CLÈVES, s’oppose à la grande chasse aux sorcières qui, à partir du XVIe siècle, se développe en Europe centrale, dans un contexte de lutte entre catholicisme et protestantisme. Pour le praticien, les sorcières sont avant tout des malades, dont les sens et l’entendement sont déréglés par des causes d’origine médicale ou psychologique. “Conditionnées” par l’ignorance, la superstition et une imagination débridée, elles seraient victimes d’hallucinations et leurs fameux sabbats et autres visions démoniaques ne seraient finalement que le fruit de simples illusions.
Précurseur en ce qui ne s’appelle pas encore la psychiatrie, WEYER entend, dans son De Praestigiis daemonum et incantationibus, publié pour la première fois en 1563, récuser les manuels d’inquisiteurs, dont le célèbre et terrible Marteau des sorcières (Malleus Maleficarum). Bien que condamné et mis à l’Index, ce sinistre ouvrage, fondé sur d’autres écrits antérieurs, aura connu un grand nombre d’éditions et endossera la responsabilité de bien des bûchers. Pour longtemps, il fixera dans l’imagination populaire l’image de la sorcière invocatrice des démons et des auxiliaires de SATAN.
Bien qu’attaqué violemment de toutes parts, le livre de WEYER connaît un réel succès en Europe. Dans la cinquième édition de 1577 (ci-dessous), il ajoute un appendice intitulé Pseudomonarchia daemonum (La Pseudomonarchie des démons).
Voulant démontrer que les témoignages d’apparitions d’entités démoniaques sont avant tout le fruit de visions délirantes, WEYER dresse un catalogue de 69 démons, dont 35 déjà présents dans le Livre des esperitz. Dans son ouvrage, on s’étonne de ne pas retrouver certains démons majeurs comme LUCIFER et BELZEBUTH, absence qui laisse à penser que certains chapitres ont été censurés avant publication. Nous vous proposons ci-dessous un exemple, avec la notice consacrée à ASTAROTH. Ce dernier, affublé du titre de grand-duc et commandant de quarante légions infernales, est décrit comme un ange devenu laid qui chevauche un dragon, une vipère dans la main droite. Quand il est invoqué, il répond volontiers aux questions sur le passé comme sur le futur, mais aussi sur les autres démons et les mystères de la Création. De cette créature émane une odeur particulièrement fétide, au point d’obliger celui qui l’invoque à porter un anneau en argent dans sa main et à la garder devant son visage pour s’en prémunir.
Le LEMEGETON
Outre les deux ouvrages déjà cités, un autre livre, connu sous le titre de Lemegeton Clavicula Salomonis, circule sous forme de manuscrits, diffusés plus ou moins clandestinement. Cet étrange texte, dont la genèse semble remonter à un passé lointain mais dont les plus anciens manuscrits connus, rédigés en anglais vernaculaire, ne datent que du XVIIe siècle, est consacré à la magie et l’occultisme. Le premier des cinq livres qui le composent a pour sujet l’Ars Goetia. Il s’inscrit dans la légende ésotérique et la tradition kabbalistique, qui veut que le roi SALOMON, censé être un grand magicien, aurait invoqué 72 démons pour les enfermer dans un récipient en bronze, scellé et protégé par des symboles magiques pour les tenir à son service. Le livre présente chacun de ces êtres démoniaques assorti de son sceau, réputé être un symbole magique permettant de l’invoquer. Ces figures mystérieuses et les rituels décrits vont permettre à ce livre d’exercer une forte fascination sur des générations d’occultistes, d’autant qu’en 1904 le mage autoproclamé Aleister CROWLEY en publie une édition qui va populariser l’ouvrage et ses fameux pentacles. Dans la liste proposée par le Lemegeton, se trouvent quatre démons de plus que dans le Pseudomonarchia, tandis qu’un autre, PRUFLAS, y brille par son absence.
Tout ce folklore démonologique, repris et amplifié aux siècles suivants, connaît un nouvel âge d’or aux XIXe et XXe siècles, marqués par un renouveau des sciences occultes, des doctrines ésotériques, la multiplication des sociétés secrètes et la prolifération des mages, magiciens et autres voyants autoproclamés. Dans le sillage du romantisme puis du symbolisme, la figure du démon va en outre de nouveau être largement reprise dans les domaines des arts et des lettres. C’est dans ce contexte que Jacques Albin Simon COLLIN du PLANCY publie, en 1818, son Dictionnaire infernal (ci-dessous, la deuxième édition de 1825, présente dans la collection Dicopathe).
Le Dictionnaire infernal de COLLIN du PLANCY
Anticlérical et libre-penseur, cet écrivain souhaite, à travers son livre, lutter contre les superstitions et les « fadaises pseudo-scientifiques ». Il s’en prend aussi bien à la physiognomonie, à l’astrologie, à la divination, au magnétisme animal qu’aux croyances surnaturelles et magiques, mais il y réserve une place de choix à la démonologie. Bien que le livre connaisse le succès au fil des nouvelles éditions augmentées et illustrées, le discours de COLLIN du PLANCY va évoluer dès que ce sceptique se convertit au catholicisme en 1841. À partir de cette date, il va s’attacher à modifier et édulcorer le contenu de son dictionnaire initial. Désormais, pour notre auteur, les créatures démoniaques ne sont plus des figures fantasmagoriques mais bel et bien des êtres “dont on ne peut nier l’existence sans tomber dans l’absurde et l’inexplicable” ; thème qui est beaucoup plus développé que précédemment dans les trois nouvelles éditions qui se succèdent entre 1844 et 1853.
Mais c’est la sixième édition de 1863, la plus complète, qui va achever de faire de ce dictionnaire une référence en démonologie grâce, en particulier, aux saisissantes illustrations de Louis BRETON, gravées par un certain JARRAULT. Les représentations de près de 72 démons majeurs vont, à l’époque comme de nos jours, profondément marquer les esprits. Nous en avons quelques exemples ci-dessous avec, de gauche à droite, BAEL, démon aux trois têtes commandant soixante légions, qui “rend ceux qui l’invoquent fins et rusés, et leur apprend le moyen d’être invisibles au besoin” ; ANDRAS, qui “apprend à ceux qu’il favorise à tuer leurs ennemis, maîtres et serviteurs, [et] élève les discordes et les querelles” ; et BUER, démon de seconde classe, président aux enfers, qui “enseigne la philosophie, la logique et les vertus des herbes médicinales, et se vante de donner de bons domestiques et de rendre la santé aux malades“.
Voici deux autres démons représentés dans le dictionnaire : le grand-duc AMDRUSCIAS, à l’allure d’une licorne cauchemardesque, et CAYM qui, sous l’apparence d’un merle armé, se trouve être le “plus habile sophiste de l’enfer”.
COLLIN du PLANCY reprend en grande partie les démons déjà présents dans la Pseudomonarchia, laquelle reste une de ses sources principales, mais s’il en a écarté certains il en a rajouté d’autres, tels BEHEMOTH, cité dans la Bible, XAPHAN, et ADRAMELECH, grand chancelier des enfers.
L’auteur a également puisé dans d’autres folklores et mythologies. C’est ainsi que dans son dictionnaire figurent CALI , BHAIRAVA (ci-dessous à gauche), et GARUDA, tous trois issus de l’hindouisme. CERBÈRE et EURYNOMOS viennent des mythes grecs, tandis que TORNGARSUK (ci-dessous au milieu) est d’origine inuite. Autres curiosités, les Léchies sont issues du folklore slave, les Nickars, ou Nixes, sont germaniques, tandis que RIBESAL, ou RÜBEZAHL, provient d’une légende silésienne. Plus proche de nous, nous trouvons également YAN-GANT-Y-TAN (ci-dessous à droite), littéralement “Jean et son feu”, personnage tiré du folklore breton.
Cette riche iconographie, souvent reprise par des ouvrages postérieurs, assurera une belle postérité au Dictionnaire infernal, reléguant dans l’ombre d’autres travaux encyclopédiques contemporains sur la démonologie, comme Mœurs et pratiques des démons ou des esprits visiteurs de Roger GOUGENOT des MOUSSEAUX, ou Des rapports de l’homme avec le démon de Joseph BIZOUARD. Avant d’achever notre bref voyage au pays des êtres démoniaques, nous citerons un dernier ouvrage : Le Grand Grimoire, également connu sous le titre de Dragon rouge. Cet ouvrage est présumé avoir été rédigé au début du XVIe siècle à partir de textes écrits par SALOMON lui-même. Ce petit traité de magie noire, riche en pentacles et en rituels, est censé permettre d’invoquer les esprits et les démons. Mais si ce texte, qui décrit trois démons supérieurs et six démons inférieurs, est présenté comme ayant été achevé en 1522, il est désormais acquis qu’il s’agit d’un pastiche datant du XIXe siècle.
Pour compléter la lecture de notre billet, nous vous conseillons Les Who’s who démonologiques de la Renaissance et leurs ancêtres médiévaux de Jean-Patrice BOUDET, et la vidéo ci-dessous.