Un ouvrage précurseur : le compendium de Thomas de CANTIMPRÉ
Fruit d’un travail de compilations successives, l’encyclopédisme médiéval “européen” a produit des œuvres qui vont connaître un succès considérable en raison de leur très large diffusion et de leur longévité. C’est ainsi que les Etymologies d’ISIDORE de SÉVILLE ou le Speculum maius de VINCENT de BEAUVAIS vont faire figure de classiques incontournables jusqu’aux premières décennies de la Renaissance. Copiées, recopiées, amendées, remaniées, ces synthèses à vocation encyclopédique, imprégnées par le christianisme dans leur contenu et leur philosophie, vont permettre la transmission de nombreux éléments de la culture et des savoirs issus de l’Antiquité gréco-romaine, mais aussi des civilisations arabe, persane et byzantine.
Un des sujets de prédilection de cet encyclopédisme médiéval est l’histoire naturelle. C’est cette science qui constituera la matière principale de nombreux livres, tels le Speculum naturale de Vincent de BEAUVAIS et les ouvrages d’ALBERT le GRAND. À partir du XIIIe siècle, la plupart des ouvrages écrits sur le sujet vont s’appuyer sur un compendium rédigé entre 1237 et 1240 par un prêtre originaire du Brabant, Thomas de CANTIMPRÉ ; il s’agit du Liber de Natura Rerum (ci-dessous, une édition flamande du XVe siècle).
Dans cet ouvrage, qui se divise en une vingtaine de livres, l’ecclésiastique dresse, en s’appuyant sur les auteurs anciens, un panorama de l’histoire naturelle où s’entremêlent les notions scientifiques et la légende. S’attardant sur l’anatomie, l’âme humaine, les quadrupèdes, les oiseaux, les planètes, les plantes aromatiques et médicinales, il consacre également des parties entières de son ouvrage aux animaux et aux hommes monstrueux. Le Liber de Natura Rerum connaîtra le succès et sera abondamment reproduit dans une grande partie du continent européen, au point que 220 manuscrits de cette œuvre – chiffre considérable pour un ouvrage médiéval – ont traversé les siècles pour parvenir jusqu’à nous.
Le Livre de la nature
Ce texte va servir de base à l’élaboration de nouvelles compilations. Comme ce sera le cas bien plus tard pour l’Encyclopédie, c’est par des enrichissements et des remaniements successifs qu’un simple projet de traduction va donner naissance à une œuvre originale, qui prendra pour titre Das Buch der Natur (Le livre de la nature). En quelques décennies, ce livre va s’imposer comme la référence sur le sujet et éclipser la renommée de son modèle, en particulier en Europe centrale.
Son auteur est un prêtre natif de Franconie, connu sous le nom de Konrad Von MEGENBERG. Après avoir été étudiant à Erfurt puis à la Sorbonne, il enseigne la théologie à l’université de Paris pendant près de huit années, avant de s’installer à Ratisbonne. Ce brillant intellectuel est également un auteur prolifique – on lui attribue au minimum une trentaine de titres -, qui signe des textes sur la théologie, le droit canonique, la philosophie politique, ainsi qu’un pamphlet contre les ordres mendiants. Mais ce sont bel et bien ses écrits scientifiques, et en premier lieu son encyclopédie d’histoire naturelle, une des premières du genre rédigées en langue allemande, qui vont assurer sa renommée.
Si l’ouvrage de CANTIMPRÉ lui sert de base de départ, il n’hésite pas à tailler très largement dans le texte original pour écarter des chapitres, éliminant tout ce qu’il juge obsolète ou peu fiable. Dans le même temps, il complète ou corrige son modèle en citant d’autres auteurs, et en faisant part de ses propres observations. Il puise aussi bien chez les Anciens, comme ARISTOTE, ISIDORE de SÉVILLE, AVICENNE, le médecin persan RHAZÈS, que chez ses contemporains, en particulier Joannes de SACROBOSCO et ALBERT le GRAND. Au final, plus du tiers du contenu de l’ouvrage peut directement être attribué à Von MEGENBERG, le surplus se trouvant considérablement modifié et révisé.
Sans doute rédigé vers le milieu du XIVe siècle, le livre connaît un rapide et durable succès, comme l’atteste la bonne centaine de manuscrits recensés (ci-dessous, à gauche, celui conservé à Heidelberg daté de 1451). Autre signe de la célébrité et de la popularité de l’ouvrage, il est imprimé dès 1475 à Augsbourg. Six éditions incunables (ci-dessous, celle de 1499) paraîtront, complétées par deux autres au siècle suivant ; la dernière connue datant de 1540. Notons que cet ouvrage est enrichi d’une belle iconographie, le plus souvent en couleurs.
Das Buch der Natur est composé de plusieurs centaines de chapitres, de longueur inégale, regroupés en huit parties qui respectent le découpage des savoirs selon la scholastique médiévale. Au fil de l’ouvrage, Von MEGENBERG prend soin de préciser la signification allégorique du monde naturel pour donner des “outils” aux prédicateurs, ne se privant pas, à l’occasion, de faire des liaisons entre certains domaines des sciences naturelles et des problèmes politiques contemporains.
Une œuvre foisonnante
La première partie se concentre logiquement sur l’homme, que l’auteur place au sommet de la hiérarchie de la nature et au centre de la création. Il fait le point sur les notions d’anatomie et de physiologie telles qu’elles sont enseignées à l’époque (ci-dessous, une figure présentant les points de saignée). Cet exposé est complété par des considérations sur l’âme, les vertus, les traits de caractère, mais également le sommeil et les rêves.
De l’humanité, l’auteur passe à l’organisation de l’univers, à l’astronomie, à la météorologie, aux éléments et phénomènes naturels. Ci-dessous, une présentation stylisée des sept régions célestes, chacune correspondant à une des sept planètes connues, l’ensemble étant dominé par le paradis.
La troisième partie, qui traite de la zoologie au sens large, présente un impressionnant bestiaire, qui intègre aussi bien les animaux domestiques que les animaux sauvages et exotiques, comme le chameau, le crocodile ou le lion. Cette section, l’une des plus documentées, recense 69 quadrupèdes, 72 oiseaux, 20 monstres marins, 29 poissons, 31 vers ainsi que 37 serpents, lézards et reptiles. Ci-dessous, quelques exemples, dont un bien curieux éléphant, divers volatiles, des abeilles, des sauterelles, des escargots, des fourmis, des vers de terre, etc.
Les animaux “mythiques” et autres créatures légendaires ne sont pas oubliés avec, entre autres, la licorne, l’hydre, la sirène et le basilic.
Poursuivant son exposé, Von MEGENBERG aborde ensuite, dans trois parties qui ne totalisent pas moins de 173 chapitres, le monde végétal, en particulier les arbres, les plantes, les herbes aromatiques et médicinales.
Il traite ensuite des minéraux, notamment les pierres précieuses et semi-précieuses, ainsi que l’aimant doté par la tradition de pouvoirs particuliers et de significations symboliques voire magiques et alchimiques. À l’image des plantes, il donne des indications sur les vertus thérapeutiques et l’utilisation pharmacologique de certaines gemmes. L’auteur s’intéresse ensuite aux dix principaux métaux, avant de conclure son ouvrage par un curieux chapitre où il décrit les rivières, les lacs, les courants et dans lequel il présente, dans la longue tradition du fantastique médiéval, des hommes monstrueux et des races humanoïdes étranges (ci-dessous) qu’il situe dans des lointaines contrées orientales. Il est possible d’y reconnaître en particulier le sciapode, le blemmy et le cynocéphale, autant de figures mythiques présentes dans d’innombrables manuscrits de l’époque.
Malgré une belle carrière, essentiellement cantonnée au monde germanophone à l’époque des grandes découvertes et de l’humanisme, l’ouvrage deviendra une relique du passé, finissant par sombrer dans un oubli relatif. Il sera malgré tout redécouvert au XIXe siècle par des érudits soucieux de remettre au premier plan une des toutes premières encyclopédies de langue allemande. Ainsi, en 1861, le docteur Franz PFEIFFER ressuscitera ce trésor littéraire rédigé en vieil allemand en rééditant le texte intégral dans la langue d’origine. Il faudra malgré tout attendre 2003 pour voir publier à Tübingen une nouvelle édition critique d’une œuvre qui aura eu le mérite d’être la lointaine ancêtre des grandes encyclopédies des XVIIIe et XIXe siècles.