Les livres tueurs
Souvent usitée, l’expression “livre empoisonné” se réfère souvent de manière métaphorique au contenu des textes qu’il renferme. Il est en effet difficile de concevoir que ce noble objet de notre quotidien puisse tuer au sens propre et être utilisé comme une arme par destination, même si certaines reliures médiévales les rendent particulièrement lourds et contondants ! Pourtant nous allons vous conter dans ce billet comment, en de très rares occasions, un livre pris comme chose peut se révéler mortel.
En littérature
Commençons par faire un détour en littérature, domaine dans lequel l’idée du livre “tueur” s’est popularisée, en premier lieu dans le genre fantastique qui regorge de livres maudits et maléfiques. Dans un registre plus classique souvenons-nous que, dans La reine Margot, d’Alexandre DUMAS, Catherine de MÉDICIS fait empoisonner un livre de vénerie par son âme damnée, René BIANCHI, qui par le passé lui avait déjà rendu ce genre de services. Ce piège mortel, destiné à Henri de NAVARRE, est déposé dans la chambre de celui-ci par le duc d’ALENÇON, mais la fatalité veut que le roi CHARLES IX, grand amateur de chasse, passant à l’improviste, emporte le livre. En tournant les pages, à dessein légèrement collées entre elles, il s’humecte l’index à plusieurs reprises et absorbe le poison qui imprègne les feuillets. Assassiné par ricochet par sa mère, le roi meurt dans d’affreuses souffrances.
Plus près de nous, rappelons-nous le roman Le nom de la rose, d’Umberto ECO, et son adaptation cinématographique de 1986, qui ont achevé de populariser l’idée du livre qui tue son lecteur. Dans l’ouvrage, l’auteur met en scène un vieux moine aveugle qui, devenu fou, empoisonne les pages d’un livre d’ARISTOTE qu’il juge extrêmement dangereux pour la foi. Reprenant le mode opératoire de DUMAS, ECO imagine un livre enduit d’arsenic pour que le lecteur s’empoisonne petit à petit en se mouillant le doigt au fil des pages. Jusqu’à l’été dernier, nous aurions pu imaginer que ce stratagème mortel ne constituait qu’une habile trouvaille d’écrivain, mais une découverte fortuite lui a soudain donné une réalité inattendue.
Au Danemark : arsenic et vieilles reliures
Chercheurs à l’université du Sud-Danemark, Jakob Povl HOLCK et Kaare Lund RASMUSSEN, travaillant sur d’anciens ouvrages d’histoire, ont pour mission de déchiffrer des manuscrits médiévaux réutilisés comme reliures. Cette pratique, courante à partir de la Renaissance, permet aujourd’hui aux historiens et aux scientifiques d’exhumer de nombreux documents originaux. Sur les plats de trois livres, datant du XVIe et du XVIIe siècle, est étendu un enduit vert foncé qui ne permet pas aux chercheurs de lire la totalité du texte (un exemple ci-dessous).
Dès lors les savants se résignent à recourir à la technologie et à passer les ouvrages dans un appareil à rayons X sophistiqué, dit micro XRF, utilisé en archéologie et en restauration artistique pour l’étude de poteries ou de peintures. Cet appareil permet d’établir une spectrométrie de fluorescence de micro-rayons X capable de déterminer la composition chimique des éléments analysés. L’objectif recherché consistait à isoler les inscriptions dans le but de les faire ressortir et de les rendre lisibles. Mais, surprise, la machine livre son verdict : l’épais enduit verdâtre a une très forte concentration, potentiellement létale, d’arsenic ! Or il est bien connu que la toxicité de ce poison particulièrement virulent ne diminue pas avec le temps. Les chercheurs peuvent alors se féliciter de travailler systématiquement avec des gants. Désormais ces livres ont été numérisés, car l’accès du public à une consultation manuelle poserait un problème de sécurité difficile à résoudre.
Contrairement à ce que nous pourrions imaginer, il ne s’agit pas d’un acte de malveillance mais bien de l’utilisation imprudente d’un pigment, à l’époque recherché pour sa teinte émeraude, le vert de Paris, parfois appelé gris de Paris par déformation du terme anglais Paris green, ou encore le vert de Schweinfurt. Fabriquée à base d’acétate de cuivre, cette poudre toxique était appréciée par les artistes-peintres au XIXe siècle pour la qualité et la brillance de la teinte verte qu’elle procurait. Rappelons au passage que les peintres, souvent auteurs de leurs propres mélanges, s’intoxiquaient à la longue à l’arsenic, mais aussi au plomb, au mercure, à la térébenthine et autres produits néfastes pour la santé, qui pouvaient causer à terme des maladies graves, des troubles neurologiques ou la cécité. À notre prochaine visite dans un musée, méditons un instant sur le fait que nombreuses sont les toiles que nous admirons à être fortement empoisonnées.
Pourtant, le potentiel toxique de ce produit était bien connu, puisque l’on l’utilisait comme raticide, fongicide, insecticide et herbicide. Nous frissonnons aujourd’hui de penser qu’on s’en est servi, mélangé à de l’arséniate de plomb, sur les cultures, par exemple sur les pommes de terre ou les arbres fruitiers, et qu’il a même été utilisé pour colorer des friandises ! Loin d’être instrumentalisés dans une intention homicide, les trois livres danois avaient été recouverts de substance verte pour que ses dangereux effets les préservent des insectes, des rongeurs et des moisissures. Le récit de cette histoire, rédigé à partir des dires des deux protagonistes, a été publié en juillet 2017 dans The Conversation.
Hasard du calendrier ou humour involontaire, peu de temps après, un livre de 1602 traitant des insectes, conservé à la Cullman’s Library, s’est révélé lui aussi recouvert d’arsenic.
Les papiers assassins
Nos dangereux livres danois n’étaient pas les premiers de leur espèce, puisqu’un autre ouvrage, particulièrement néfaste pour la santé, les avaient déjà précédés, Shadows from the Walls of Death (ci-dessous), dont l’histoire n’est pas sans point commun avec le cas précédent.
Derrière ce titre énigmatique, qui évoque un roman d’épouvante victorien, se cache un ouvrage très sérieux qui ambitionne de participer à une œuvre de salubrité publique. Son auteur s’appelle Robert KEDZIE, un chirurgien du Michigan, par ailleurs chimiste chevronné, qui avait officié durant la guerre de Sécession dans les rangs unionistes.
Publié en 1874, ce livre, compte tenu de la profession de son auteur, peut au premier abord sembler déroutant. En effet, il est principalement composé de 86 échantillons de papiers peints (quelques exemples ci-dessous).
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Pourquoi un médecin consacrerait-t-il un ouvrage à ce sujet ? Un hobby peut-être ? Eh bien non, l’introduction de KEDZIE est sans ambiguïté : l’objet du livre consiste, avec la caution du State’s health board, à mettre le public en garde contre une menace méconnue que l’auteur prend très au sérieux ! La belle teinte verte, quasi intacte, de ces papiers peints aura sans doute mis nos lecteurs sur la piste : pour fabriquer cette couleur, les fabricants ont mélangé de l’arsenic à du cuivre et à des pigments. Les échantillons de tapisserie contenus dans le livre de KEDZIE en font un ouvrage fortement toxique qui contient une dose mortelle d’arsenic.
Très en vogue en Grande-Bretagne et en Amérique au XIXe siècle, ces papiers peints empoisonnés sont très certainement à l’origine de nombreux décès prématurés, en particulier chez les enfants et les personnes âgées, mais aussi en premier lieu chez les ouvriers employés à leur fabrication. Dès 1862, des docteurs londoniens avaient démontré qu’une famille entière avait été intoxiquée et décimée de cette manière, mais la justice avait fini par déclarer les morts comme naturelles.
Cet empoisonnement insidieux, qui s’étend aux timbres et aux tissus, se poursuivra jusqu’à la fin du siècle. En 1874, la Grande-Bretagne ne produit pas moins de 32 millions de rouleaux de papiers peints, et en 1887 une étude démontre que 60 % des papiers vendus aux États-Unis entre 1878 et 1883 contiennent de l’arsenic dont le tiers à un niveau de concentration très dangereux. Pour la petite histoire, signalons qu’une rumeur tenace circulant depuis des années attribue la mort de NAPOLÉON au papier peint toxique de sa demeure de Sainte-Hélène.
Pour revenir au livre de KEDZIE, précisons qu’il fait réaliser une centaine d’exemplaires de son ouvrage, envoyés par la suite aux bibliothèques publiques du Michigan. La plupart des exemplaires ont disparu ou ont été détruits par les bibliothécaires conscients de la menace directe que représentait l’ouvrage. Il est pour le moins paradoxal que Shadows of the Walls of Death, ouvrage conçu pour prévenir les gens d’un danger mortel (« an air loaded with the breath of death »), soit lui-même devenu un objet extrêmement nocif !
À ce jour il ne reste de l’ouvrage que quatre exemplaires connus. Celui de l’université du Michigan (MSU) peut être consulté, chaque page étant soigneusement enfermée dans une pochette étanche. Le livre a été digitalisé par l’U.S. National Library of Medecine (voir ici).
Pour obtenir des détails complémentaires sur cette curieuse affaire, vous pouvez consulter le site Atlas obscura ou lire cet article du Ann Arbor Chronicle.