Dans notre billet précédent, le caractère “hors norme” des ouvrages présentés tenait à leur taille très inhabituelle, et pour ainsi dire sautait aux yeux, leur “spécificité ” étant évidente d’emblée. Aujourd’hui nous allons nous attarder sur des livres de format classique, mais dotés de particularités qui, difficilement détectables de prime abord, en font pourtant des objets remarquables, pour le meilleur comme pour le pire.
Des livres en bois
Nos pas nous mènent d’abord en Italie, à la Bibliothèque de l’université de Padoue, une des plus anciennes du monde. Parmi ses rayonnages, elle compte 56 livres en bois (ci-dessous), survivants d’une collection qui, autrefois plus importante, devait atteindre la centaine d’exemplaires.
A priori, le terme “livre en bois” ne devrait rien avoir d’incongru. En effet, depuis la fin du xixe siècle le papier est majoritairement fabriqué avec la cellulose extraite du bois. Déjà au Moyen Âge ce matériau avait longtemps été utilisé pour relier les ouvrages grâce à des planchettes appelées “ais”. Ceux-ci constituaient les plats qui, recouverts de cuir, servaient parfois de support à des émaux, des ornements métalliques ou des pierres semi-précieuses. Enfin, depuis longtemps existaient des “faux-livres” en bois utilisés, selon les cas, pour combler des rayonnages, servir de cachettes ou faire office de trompe-l’œil.
La véritable spécificité de ces ouvrages réside dans le fait que, tout en revêtant l’apparence générale d’un livre, ces objets sont en réalité des coffrets en bois dépourvus de feuillets qui jouent un peu le rôle de cartes d’identité pour différentes essences d’arbres. C’est ainsi qu’un fragment d’écorce fait office de dos alors que les plats extérieurs sont composés par des sections radiales du tronc (ci-dessous à gauche) et les plats intérieurs par des coupes tangentielles. L’intérieur du livre renferme les autres éléments représentatifs de l’arbre (ci-dessous à droite) : feuille, graines, sciure, charbon, coupe transversale, fragments de branche et de racine, etc. Le “lecteur” peut identifier chacun de ces éléments grâce à une fiche explicative numérotée.
Des livres “pleine peau”
Après ce petit détour “sylvestre”, abordons maintenant un chapitre méconnu et dérangeant de l’histoire de la reliure : la bibliopégie anthropodermique. Derrière ce mot se cache une pratique peu ragoûtante et morbide, déjà ancienne, celle consistant à relier des ouvrages avec de la peau humaine tannée.
En 2006, un article du Harvard Crimson, un journal étudiant, relate que la Houghton Library d’Harvard possède dans son fonds trois livres reliés avec ce matériau. Dans un premier temps l’annonce passe quasi inaperçue et ne déclenche aucune polémique. Mais, en avril 2014, le texte refait surface et se trouve largement diffusé par les réseaux sociaux. Dès lors l’information se répand très rapidement à l’échelle internationale, au grand dam de l’université qui se serait volontiers passée de cette publicité macabre.
Ce sont des mentions manuscrites présentes dans certains livres qui laissaient présumer l’origine humaine des reliures. Ainsi, dans un exemplaire du Practicarum quaestionum circa leges regias, une note contenait ce message énigmatique : « La reliure de ce livre est tout ce qu’il reste de mon cher ami Jonas WRIGHT qui a été écorché vif par la Wavuma [tribu africaine], le 4e jour d’août 1632. Le roi MBESA m’a donné ce livre, c’est l’une des pauvres possessions de Jonas, avec sa peau en guise de reliure. Qu’il repose en paix. »
L’université d’Harvard ayant pris soin de faire analyser les livres incriminés, il s’avère que si deux d’entre eux étaient en fait reliés avec de la peau de mouton, le troisième était effectivement recouvert de peau humaine. Il s’agit d’un ouvrage français datant de 1880 (ci-dessous), Des destinées de l’âme, écrit par Arsène HOUSSAYE.
L’auteur avait offert ce livre à Ludovic BOULAND, médecin strasbourgeois respecté et bibliophile de renom. C’est ce dernier, par ailleurs fondateur et président de la Société française de collectionneurs d’ex-libris et de reliures artistiques, qui a fait relier le livre avec la peau d’une patiente décédée d’une attaque alors qu’elle était sujette à des troubles psychiatriques. Dans une note insérée dans l’ouvrage, il prend le soin d’expliquer sa démarche : « Ce livre est relié en peau humaine parcheminée. En le regardant attentivement on distingue facilement les pores de la peau. Un livre sur l’âme humaine méritait bien qu’on lui donnât un vêtement humain ; aussi lui avais-je réservé depuis longtemps ce morceau de peau humaine pris sur le dos d’une femme. » À noter que BOULAND était un récidiviste puisqu’il possédait un autre ouvrage de ce genre aujourd’hui conservé à Londres.
Cette affaire a eu le mérite de faire découvrir au grand public cette catégorie bien particulière de reliure, plus répandue qu’on ne pourrait l’imaginer de prime abord. En effet il est avéré que la pratique de la biblioplégie anthropodermique, loin d’être réservée à quelques psychopathes et fétichistes, remonte au moins au début du XVIIe siècle, si on se fie aux cas connus et recensés.
C’est ainsi qu’en 1606 un exemplaire du jugement condamnant le jésuite Henry GARNET, exécuté à Londres pour complot, a été relié avec la peau du condamné. En 1821, John HORWOOD est pendu à Bristol pour le meurtre d’une femme ; après dissection, une partie de sa peau est prélevée pour relier un livre refermant des notes sur l’affaire.
Dans la plupart des cas, c’est la peau de cadavres non réclamés de pauvres hères qui, découpée sur des tables de dissection, servait à cet usage. Pourtant nous connaissons de nombreux criminels qui, à leur corps défendant, y ont laissé leur peau (double jeu de mots auquel les rédacteurs n’ont pas résisté, avec leurs piteuses excuses…). Parmi les cas emblématiques, on peut citer William BURKE, meurtrier et trafiquant de dépouilles, dont un carnet réalisé avec sa peau est exposé à Edimbourg (ci-dessous à gauche et au milieu). Au passage, signalons pour les amateurs de tourisme macabre que le squelette de cet individu est également exposé dans le Surgeon’s Hall Museum.
Détail encore plus surprenant, il est arrivé que certaines personnes cèdent volontairement pour un tannage post-mortem une partie de leur épiderme qui devient en quelque sorte une “autorelique”. Bandit de grand chemin, sévissant dans le Massachusetts, James ALLEN, alias George WALTON, prend toutes dispositions, alors qu’il meurt de la tuberculose dans sa prison, pour que le texte du récit de sa vie soit relié avec sa peau et offerte à John FENNO, la seule de ses victimes à lui avoir résisté et à avoir survécu. Ce livre est aujourd’hui conservé à l’Athenaeum de Boston (ci-dessous).
Plus tragi-comique est la mésaventure arrivée à Camille FLAMMARION en 1880. Objet d’une admiration sans bornes de la part d’une comtesse phtisique, il entretient une relation avec la jeune femme qui lui aurait un jour déclaré au détour d’une phrase : « Je vous donnerai plus tard une chose que vous ne pourrez pas ne pas accepter sans me faire offense. » Après le décès de la comtesse, un paquet mystérieux arrive au domicile du couple FLAMMARION. Après ouverture, il s’avère qu’il contient un large morceau de peau humaine, accompagné d’une lettre du médecin de la défunte : « J’accomplis ici le vœu d’une morte qui vous a étrangement aimé. Elle m’a fait jurer de vous faire parvenir, le lendemain de sa mort, la peau des belles épaules que vous avez si fort admirées “le soir des adieux”, a-t-elle dit, et son désir est que vous fassiez relier, dans cette peau, le premier exemplaire du premier ouvrage de vous qui sera publié après sa mort. »
D’abord embarrassé et perplexe, FLAMMARION finira par accéder au vœu de son admiratrice. C’est ainsi que, propriété de l’observatoire de Juvisy, un exemplaire de Terres du ciel, suivi par une édition de La pluralité des mondes, sur lequel on peut lire la mention “reliure en peau humaine, 1880”, perpétue le souvenir de la comtesse.
Notons enfin que, pour appâter le chaland en manque de frisson, beaucoup de livres se sont vu attribuer une reliure “humaine”, en particulier à la demande de collectionneurs de livres érotiques amateurs de livres reliés avec la peau de seins de femme. Détail sordide, la peau des femmes, jugée plus solide, plus souple et plus facile à travailler, était particulièrement recherchée.
Voulant clarifier les choses d’un point de vue strictement scientifique, une organisation dénommée The Anthropodermic Book Project a entrepris d’analyser différents livres pour établir une fois pour toutes la vérité historique à leur sujet. À ce jour, 49 livres déclarés anthropodermiques ont été recensés dans différentes bibliothèques du monde ; 30 ont été testés ou sont en cours d’analyse, dont 18 ont été confirmés comme étant reliés en peau humaine.
Pour en savoir plus sur ce sujet digne d’un conte d’Edgar POE ou d’un film d’horreur, reportez-vous à ces articles du site Savoirs d’histoire et Bibliophilie.com.
Un livre sang pour sang
Notre dernière anecdote nous amène dans l’Irak des années 1990, où un autre ouvrage génère un grand malaise et suscite beaucoup d’embarras, mais pour des raisons très différentes que celles évoquées précédemment.
Après avoir survécu à la première guerre du Golfe, Saddam HUSSEIN maintient son pays, déjà très éprouvé par le conflit et l’embargo qui lui avait succédé, dans un régime dictatorial particulièrement dur. En 1996, son fils ainé Uday, voyou notoire d’une grande violence, échappe de peu à la mort, criblé de balles dans sa voiture de luxe. Marqué par cet événement et désireux de prouver sa grande piété au monde musulman, le dictateur fait le vœu de faire rédiger un Coran avec son propre sang. L’année suivante, le projet est engagé à l’occasion de son soixantième anniversaire, et un calligraphe renommé, Abbas Shakir JOODY, se trouve réquisitionné. Pendant deux ans, 27 litres de sang seront progressivement prélevés sur HUSSEIN, de sorte que le liquide, apprêté pour servir d’encre, sera utilisé par l’écrivain pour recopier les 6 000 versets du Coran. En septembre 2000, le dictateur se fait remettre le livre au cours d’une cérémonie solennelle (ci-dessous).
Mais, contrairement aux espérances d’HUSSEIN, le livre est mal accueilli dans le monde islamique où de nombreux religieux n’hésitent pas à le déclarer “harām” et à le considérer davantage comme un blasphème que comme une œuvre de piété. À la chute du régime en 2003, le “Coran de sang“, comme il est surnommé, est déposé à la grande mosquée de Bagdad et stocké dans un coffre d’où il n’est plus ressorti. Et depuis lors, par son existence même, il ne cesse d’empoisonner la vie du gouvernement irakien en le soumettant à un dilemme. En effet bien des Irakiens souhaiteraient ardemment se débarrasser de cette ultime relique d’HUSSEIN, mais ce geste constituerait un sacrilège car un Coran ne doit pas être détruit. De plus, il serait clairement perçu comme une provocation par les anciens baasistes toujours puissants dans les régions sunnites et très remontés contre le nouveau régime. Cette abracadabrante histoire est résumée dans une émission de France culture du 30 juillet dernier.
La Suède pour conclure
Pour achever notre billet sur une note plus “légère” et moins scabreuse, nous livrons à votre curiosité un curieux ouvrage conservé en Suède (ci-dessous).
Imprimé à la fin du XVIe siècle, ce recueil de textes religieux à l’aspect un peu inhabituel peut se lire de six manières différentes, grâce à un système de fermoirs. L’animation présentée ici vous permet d’admirer l’ingéniosité de l’ensemble.
Dans un troisième billet, nous aborderons une autre curiosité bibliophile, auttement plus dangereuse, car nous y évoquerons les livres empoisonnés, au sens propre du terme.
Un commentaire