La guerre des os
Il serait tentant de croire que le monde scientifique aurait pu, contrairement aux autres disciplines intellectuelles et artistiques, rester à l’écart des querelles d’ego. Il n’en est rien car, par le passé, de grands esprits et d’honorables savants n’ont pas hésité à se livrer entre confrères à de basses manœuvres et des attaques personnelles. Certes les controverses, les disputes et les divergences d’opinion font partie intégrante de l’esprit scientifique, mais certaines querelles, bien au-delà du simple débat d’idées, ont dégénéré en de véritables vendettas. Nous avons encore aujourd’hui en mémoire les rudes polémiques qui ont opposé Thomas EDISON et Nikola TESLA, Louis PASTEUR et Robert KOCH, Isaac NEWTON et Robert HOOKE, ou encore Charles DARWIN et Richard OWEN. Moins connue chez nous, une autre rivalité opposant deux brillants scientifiques a été marquée par le recours à des procédés particulièrement peu reluisants, allant du vol au sabotage en passant par la corruption et la diffamation. Il s’agit d’un épisode que les Anglo-Saxons ont baptisé Bone Wars, soit en français : “La guerre des os“.
Les deux protagonistes de ce duel implacable sont deux paléontologues américains du XIXe siècle : Othniel Charles MARSH et Edward Drinker COPE (respectivement à gauche et à droite de la photographie présentée ci-dessous).
Né en 1831, MARSH, diplômé de Yale, étudie la géologie et la minéralogie à New Haven, avant de poursuivre son cursus en Allemagne où il se spécialise dans l’anatomie et la paléontologie. C’est au cours d’un séjour à Berlin, en 1863, qu’il fait la rencontre d’un compatriote, qui n’est autre que COPE. Ce dernier, de 9 ans son cadet, est issu d’une famille très aisée d’agriculteurs quakers. Plus attiré par les sciences naturelles que par la reprise de l’exploitation familiale, il effectue un bref passage à l’université de Pennsylvanie, où il étudie l’anatomie comparative auprès de Joseph LEIDY, l’un des pionniers de la paléontologie américaine. Bénéficiant de l’appui de Spencer Fullerton BAIRD, il peut poursuivre sa formation par correspondance et voyage en Europe, où il rencontre les grands noms de la biologie et de l’herpétologie de son temps. À son retour, bien que membre de l’Académie des sciences naturelles de Philadelphie, il ne dispose d’aucun diplôme universitaire mais, grâce une maîtrise honorifique délivrée par le Harverford College, il y obtient une chaire de zoologie.
Très différents à tous points de vue, mis à part leur passion commune pour les sciences naturelles, les deux hommes commencent par s’apprécier au point d’entretenir une correspondance et de nommer chacun une de leur découverte en hommage à l’autre. En 1868, COPE, qui effectue des fouilles dans l’important gisement de fossiles de Haddonfield, invite son collègue à le rejoindre sur ce site très prometteur. Avant de repartir, MARSH s’entend avec les exploitants du lieu pour qu’ils lui envoient en cachette les pièces découvertes sur place. Une fois la trahison connue, la confiance est définitivement rompue entre les deux hommes, mais la rupture définitive interviendra peu de temps après, à l’occasion de la présentation de la reconstitution d’un nouveau spécimen.
Une reconstitution « sans queue ni tête »
En 1867, les ossements d’un grand plésiosaure de plus de 10 mètres de long sont mis au jour dans le Kansas. Au bout de plusieurs années de fouilles, d’autres vestiges sont exhumés et confiés aux soins de COPE qui, à partir des nombreux éléments disponibles, reconstitue le squelette ; mais il commet une erreur particulièrement étonnante pour le spécialiste chevronné qu’il est déjà. Peut-être trompé par le nombre impressionnant de vertèbres cervicales – 72 en tout – de cet animal baptisé Elasmosaurus Platyurus, il confond la queue de plus de 7 mètres de long avec le cou. Dans la précipitation, il place le crâne à la mauvaise extrémité, ce que remarque MARSH qui, goguenard, ne se prive pas de le signaler avec condescendance à son “très cher” collègue. Le coup est rude, d’autant que son mentor LEIDY ne peut que confirmer la bévue de son ancien élève. Mortifié et profondément blessé dans son orgueil, COPE tente de récupérer les exemplaires de son étude déjà distribués, pour les corriger en antidatant les modifications (ci-dessous les deux versions). Mais le mal est fait et, entre les deux anciens amis, les hostilités virant à la guerre ouverte ne connaîtront plus de trêve.
La tension monte encore de plusieurs crans lorsque COPE, qui, fort de ses relations, a obtenu un mandat de l’Institut d’études géologiques des États-Unis, entreprend des campagnes de fouilles au Kansas mais surtout au Wyoming, un État que MARSH considère comme sa chasse gardée. À l’époque, l’Ouest américain apparaît comme la nouvelle “terre promise” des paléontologues car, à l’occasion de recherches minières et du chantier du chemin de fer transcontinental, une grande quantité de squelettes y ont été découverts.
COPE et MARSH, chacun voulant surpasser son rival, vont se lancer dans une course effrénée aux fossiles, dans le but de découvrir et de baptiser le plus possible de nouvelles espèces, quitte parfois à commettre des erreurs ou à faire passer hâtivement une espèce déjà recensée pour une nouvelle. De véritables expéditions scientifiques, intégrant des hommes armés, sont organisées par les deux adversaires. Les deux camps s’espionnent, parfois par l’intermédiaire d’infiltrés, surveillent et scrutent chaque publication en guettant le faux pas ou le plagiat. Ils n’hésitent pas à débaucher du personnel et à soudoyer les ouvriers, les collectionneurs privés et les propriétaires. Ils se disputent également au niveau académique, chacun voulant réviser la classification et imposer une nouvelle nomenclature qui exclurait systématiquement les découvertes de l’autre.
En 1874, MARSH tente un coup audacieux. Il se rend au Dakota dans les Black Hills, un territoire indien où la tension est très forte du fait de l’incursion des chercheurs d’or, et où les Lakotas sont au bord de la déclaration de guerre. Le savant négocie directement avec le chef RED CLOUD pour organiser des fouilles sur place. Il s’engage à payer ce qu’il emportera et à plaider la cause de la tribu à Washington. Au final, aucun argent ne sera versé à la tribu, mais il tient parole pour le reste et transmet les griefs des autochtones à la Maison-Blanche.
Le conflit gagne en intensité à partir de 1876 lors de l’exploration de nouveaux terrains de prospection. Une véritable course-poursuite s’engage entre les deux protagonistes pour réaliser le plus vite possible le maximum de découvertes importantes, et les publier avant “l’ennemi”. En 1877, Arthur LAKES, enseignant et géologue, expédie à MARSH des ossements trouvés dans la formation Morisson, une couche sédimentaire particulièrement riche en fossiles, qui affleure dans plusieurs États, en particulier dans le Colorado et le Wyoming. L’éminent professeur tardant à répondre, il effectue un autre envoi, cette fois à l’attention de COPE. Se réveillant enfin, MARSH achète l’ensemble des fossiles pour 100$, mais il est très contrarié d’apprendre que son concurrent a déjà eu connaissance de la trouvaille et reçu un certain nombre d’os. MARSH s’empresse de publier ses analyses et, s’étant assuré les services de LAKES, obtient de ce dernier qu’il réclame à COPE, qui s’apprêtait à faire connaître sa propre analyse, le retour des os reçus. C’est une nouvelle humiliation pour notre paléontologue pennsylvanien ; lequel, malgré tout, pourra se consoler grâce à une autre lettre d’un instituteur amateur de sciences naturelles, nommé Oramel LUCAS, qui a découvert par hasard des vestiges alors qu’il chassait le cerf vers Garden Park. Cette fois, malgré les tentatives désespérées de MARSH, à qui on avait transmis le courrier mais qui avait trop tardé à répondre et à envoyer son équipe sur place, COPE réussit à se garantir l’exclusivité des magnifiques trouvailles de LUCAS, dont le fameux camarasaurus.
Le conflit va devenir encore plus aigu à l’occasion d’un nouveau chantier, celui de Como Bluff dans le Wyoming.
Toujours cette même année 1877, MARSH reçoit un nouveau courrier, cette fois rédigé par deux ouvriers de l’Union Pacific Railroad, qui ont repéré, dans une zone où affleurent trois formations géologiques, des spécimens encore inconnus, bien conservés et relativement faciles à extraire. Après avoir recruté les deux informateurs, il s’empresse d’y dépêcher une équipe mais, le secret vite éventé, les hommes de COPE font rapidement irruption dans la région et chaque été deux équipes concurrentes vont se côtoyer pour pratiquer des fouilles sur le site. Autre péripétie, un des découvreurs, qui se plaint d’être sous-payé, change de camp, passant au service de COPE.
Une véritable guerre de tranchées
Les deux scientifiques sont très peu présents sur le site, mais la rivalité, pour ne pas dire la hargne, déteint sur les hommes de leur équipe éprouvés par les conditions climatiques et des tensions internes. Les deux escouades ne vont pas hésiter à recourir à des méthodes peu recommandables. À une occasion au moins, ils en viendront à s’affronter directement dans une bataille de jets de pierres, mais c’est surtout une guérilla de coups bas, d’espionnage et d’attaques en douce qui finit par s’instaurer entre les deux camps. Les chantiers sont visités nuitamment par des intrus, qui s’emparent de vestiges, les dispersent ou les détériorent et, de chaque côté, des monceaux de terre sont déversés sur les fouilles.
Encore plus grave, l’utilisation inconsidérée de la dynamite, qui cause de beaux gâchis. Un jour, un squelette très prometteur est exhumé et MARSH, craignant de se faire voler ou saboter sa découverte, ordonne de retirer et cacher le crâne. Son assistant, pour gagner du temps, remplit sa mission à coups de bâtons d’explosifs, disloquant et détruisant en grande partie une découverte irrémédiablement perdue pour la science. Mais, au-delà de l’utilisation d’un procédé bien peu compatible avec la rigueur scientifique et l’archéologie, il semble hélas bien établi que certaines zones ont été sciemment détruites à l’explosif pour faire en sorte que l’équipe concurrente n’y retrouve que des débris inutilisables.
À partir de 1880, MARSH prend l’avantage en étant nommé paléontologue en chef de l’U.S. Geological Survey, poste qui lui donne accès à de nouvelles ressources. En 1883, il est admis à l’Académie des sciences. Au même moment, COPE commence à voir s’épuiser sa fortune. Afin de disposer de sa propre tribune, face à un adversaire qui, par son statut d’enseignant à Yale, bénéficiait d’un accès privilégié à l’influent journal American Journal of Science, il avait acheté la moitié des parts du The American Naturalist, une transaction très onéreuse. Pour rebondir, il se tournera alors vers la prospection et l’exploitation minière, mais ce changement de cap ne lui permettra pas de remonter la pente et il finira sa vie quasi ruiné. Toujours en embuscade, son vieil ennemi choisira ce moment pour pousser son collègue John Wesley POWELL à décider que tous les fossiles découverts avec le soutien financier du gouvernement auront vocation à intégrer la Smithsonian Institution. Grâce à des documents financiers très détaillés, COPE sera en mesure de prouver que ses “chasses aux fossiles” ont été essentiellement financées par ses fonds personnels. Pendant des années, il préparera sa contre-attaque, en recensant les diverses erreurs de son ennemi et en accumulant les témoignages à son encontre. En 1890, il lui rend la monnaie de sa pièce dans un article publié dans le New York Herald. Entre autres, il y accuse MARSH de plagiat et d’utilisation frauduleuse de l’argent gouvernemental. Les accusations ne déboucheront pas sur une enquête, mais la gestion des fonds publics lui sera finalement retirée et il devra démissionner.
La “guerre des os ” s’achève finalement sur la mort de COPE en avril 1897, non sans que celui-ci ne lance une dernière estocade. En effet, il fait don de sa tête à la science, en demandant que la taille de son cerveau – on pensait alors que sa taille déterminait l’intelligence de son propriétaire – soit plus tard comparée avec celle de son éternel rival. Ce dernier refusera le défi et le suivra dans la tombe deux ans plus tard. Sur le papier, MARSH a emporté le combat avec, à son actif, 80 espèces découvertes contre 56 pour COPE. Mais, dans les faits, c’est bel et bien la science qui est sortie victorieuse de la lutte acharnée entre deux ego démesurés. Cette course impitoyable, en accélérant les recherches, aura considérablement enrichi en peu de temps les connaissances d’une discipline encore relativement neuve, même si, depuis lors, beaucoup d’erreurs seront relevées, comme celles de MARSH à propos du brontosaure.
MARSH fera éditer en 1880 un ouvrage intitulé Odontornithes : A Monograph on the Extinct Toothed Birds of North America, consacré aux oiseaux préhistoriques et à leur évolution. En 1896, il publiera son chef-d’œuvre : Dinosaurs of North America et Vertebrate Fossils (ci-dessous, quelques planches).
S’il n’a pu, comme son collègue, réaliser une somme universitaire, COPE n’aura pas été en reste et, habité d’une véritable frénésie d’écriture afin d’occuper le terrain face à MARSH, il signera près de 1400 articles ainsi que des essais. Cette “guerre des os”, dépassant finalement le statut d’une simple querelle personnelle et mesquine entre deux individus dotés d’un fort mauvais caractère, constituera un épisode haut en couleur de la quête encyclopédique qui a animé le XIXe siècle.
Si vous voulez aller plus loin sur le sujet, sachez que cette histoire a inspiré une abondante littérature, parmi laquelle nous vous recommandons The Gilded Dinosaur par Mark JAFFE.