Un musée du dictionnaire : réalité ou fantasme ?
Dans notre billet précédent, nous avons pu constater que les collectionneurs de dictionnaires, bien que présents sur tous les continents, constituent une communauté plutôt clairsemée. Leurs collections ne sont pas forcément accessibles au public, mais Internet permet dans certains cas de pallier efficacement cet inconvénient. Pour pouvoir répondre à la curiosité des amateurs de dictionnaires, la solution idéale consisterait à créer un musée ouvert à tous, qui retracerait l’histoire de la lexicographie et en présenterait les ouvrages marquants. Notre époque est très riche en créations muséales, mais les musées exclusivement consacrés aux dictionnaires ne sont guère légion, euphémisme pour dire qu’ils sont très rares…
Un musée en France ?
Il existe pourtant des musées consacrés à d’illustres lexicographes, comme celui installé à Londres dans une des anciennes résidences de Samuel JOHNSON, transformée en musée pour permettre au visiteur de découvrir la vie du créateur du Dictionary of the English Language. De même, en France, il est possible de visiter l’ancien domicile de Claude AUGÉ à l’Isle-Jourdain, la maison natale de Pierre BAYLE dans la commune ariégeoise de Carla-Bayle, ou encore la Maison des Lumières consacrée à DIDEROT dans sa ville natale de Langres. Curieusement, Toucy, d’où est issu Pierre LAROUSSE, ne propose aucun musée consacré au créateur du Grand Dictionnaire universel du XIXesiècle. Certes, l’association Pierre Larousse y gère un espace dédié dans la bibliothèque de la ville, qui lui permet chaque semaine d’organiser l’Atelier des mots, destiné à entretenir la mémoire du grand encyclopédiste. Tous les musées que nous venons de citer sont essentiellement centrés sur un homme célèbre pour ses travaux lexicographiques, mais aucun ne constitue, à proprement parler, un musée du dictionnaire, même si la vie de ces personnages historiques reste indissociable de leur œuvre.
En France, un projet de Musée du dictionnaire vivant avait été développé dans les années 1990 sous l’impulsion de notre ami Jean TILLIE. Il devait prendre place dans une partie du château Renaissance de Villers-Cotterêts, dans le lieu même où, en 1539, le roi FRANCOIS Ieravait édicté la fameuse ordonnance faisant du français la langue légale et administrative du pays. Dans ce cadre historique, il était prévu de rassembler et de présenter au public le plus grand nombre possible de dictionnaires de la langue française mais le projet n’avait malheureusement pas abouti. En mars 2018, le président de la République annonçait sa décision de faire de la ville une “cité de la francophonie“. Longtemps laissé à l’abandon, le château devrait, dès 2022, abriter une institution chargée de promouvoir le français dans un “lieu d’expositions, de rencontres, de recherches, de pédagogies, de résidences d’artistes ou de chercheurs, de création, d’écriture et de spectacle”.
Ancienne capitale de la principauté de Dombes, longtemps bénéficiaire d’un statut d’extraterritorialité qui présentait l’avantage de la tenir à l’abri de la censure royale, la ville de Trévoux a abrité aux XVIIeet XVIIIesiècles une imprimerie réputée et une très florissante activité éditoriale, dont les deux publications phares étaient Mémoires pour l’histoire des sciences et des beaux-artset surtout le fameux Dictionnaire universel françois et latin, plus connu sous le nom de Dictionnaire de Trévoux (ci-dessous).
Dès lors qu’il était envisagé de créer un musée à Trévoux, la logique voulait qu’il soit consacré au thème du dictionnaire.
Agrégée de grammaire-lettres classiques, docteur en linguistique et enseignante, Isabelle LEROY-TURCAN s’implique, dès 1998, dans la réalisation du projet, appuyée par une association dont elle est un membre fondateur : Astrid (Association Trévoux Imprimerie Dictionnaire). Isabelle LEROY-TURCAN s’efforce alors de définir ce que pourrait être le futur musée, lui assignant trois missions principales : “la préservation des collections conservées à la mairie de Trévoux, la mise en valeur de la collection des éditions du Dictionnaire de Trévoux, et l’organisation d’activités diversifiées selon les publics visés : ateliers interactifs ouverts aux scolaires, séminaires européens de lexicographie, cycles de conférences grand public et, enfin, la création d’un site Internet dynamique”.
Finalement un musée est bien inauguré en septembre 2017 dans le bel Hôtel Pierre et Anne de BOURBON, mais il est essentiellement consacré à l’histoire de la région, par le biais des activités artisanales qui s’y sont développées au cours des siècles, comme l’orfèvrerie, le monnayage et la filière en diamant. L’imprimerie y est bien sûr mise à l’honneur, et le Dictionnaire de Trévoux est présenté sous son format classique comme sous sa forme numérisée (ci-dessous : la salle d’exposition).
Signalons quand même, pour conclure sur la France, qu’il existe bien, mais sous une forme numérique, un musée exclusivement consacré aux dictionnaires : le Musée virtuel des dictionnaires. Géré par le laboratoire Lexiques, Textes, Discours, Dictionnaires (Centre Jean Pruvost à l’université de Cergy-Pontoise, EA7518), ce site est avant tout un outil de recherche, dont la vocation première est de tenir à la disposition des chercheurs une bibliographie complète des dictionnaires et des travaux qui s’y rapportent.
Des réalisations en Asie
Changeons maintenant de continent et rendons-nous en Asie, d’abord en Corée, où le National Hangeul Museum relate la tumultueuse mise en place du système alphabétique propre à la langue coréenne et l’élaboration des premiers dictionnaires rédigés en hangeul. Mais c’est en Chine que nous pourrons enfin trouver le seul véritable musée du dictionnaire de la planète.
Dans la province de Shanxi, Huangcheng Xianfu est une impressionnante ville fortifiée d’une superficie de dix hectares. Construite sur plusieurs siècles, cette ville close a servi de résidence à CHEN TINGJING. Précepteur, ministre et conseiller de l’empereur KANGXI, celui-ci a été le véritable responsable éditorial et le principal rédacteur du fameux Dictionnaire de caractères de Kangxi (Kangxi Zidian). Compilé entre 1710 et 1716, cet ouvrage demeurera deux siècles durant le dictionnaire de référence de la langue chinoise.
C’est donc avec une certaine logique, qu’en souvenir de cet épisode, Huangcheng Xianfu abrite aujourd’hui le Musée du dictionnaire chinois (ci-dessous). Celui-ci est installé depuis 2016 dans un bâtiment qui, abîmé pendant la Révolution culturelle, a bénéficié d’une importante campagne de restauration destinée à en faire une attraction phare de la région.
Ce musée (à notre connaissance le seul au monde à être entièrement consacré aux dictionnaires) a vu le jour grâce à une donation privée de près de 4 000 ouvrages. Aujourd’hui, sa collection comprend 15 000 dictionnaires et lexiques, datant de l’Antiquité à l’époque contemporaine (ci-dessous, quelques-unes des pièces exposées).
Parmi tous les exemplaires conservés, nous retrouvons les grands classiques de la lexicographie chinoise, comme le Dictionnaire de Kangxi
Richement doté, ce musée retrace ainsi l’histoire de la langue chinoise et l’évolution de la civilisation dont elle a été le vecteur sur près de deux millénaires. L’exemple de ce lieu de mémoire exceptionnel nous démontre tout l’intérêt pédagogique et patrimonial que peut présenter un musée, qu’il soit physique ou virtuel, uniquement composé de simples dictionnaires.
Formons un vœu…
Enfin, et en guise de conclusion, nous serait-il possible de suggérer à nos dirigeants que, dans la future Cité de la Francophonie de Villers-Cotterêts, soit intégré un musée du dictionnaire français, qui servirait de support pour retracer la merveilleuse histoire de la langue française depuis François Ier ?