Les fondus des dicos
Les collections sont souvent affublées de noms aussi insolites que les objets auxquels elles se rattachent. Si chacun sait ce que recouvrent les mots philatélie ou numismatique, il est bien plus difficile de deviner ce que représente la digitabuphilie (les dés à coudre), la buticulamicrophilie (les mignonnettes de boissons), la microtyrosémiophilie (les étiquettes de portions de fromage), l’obituarophilie (les avis et faire-part de décès), la kittonetconnectophilie (les kits de collection Internet), ou encore l’ émétoaérosagophilie (les sacs à vomi d’avion !) et la très singulière schoïnopentaxophilie (les cordes de pendus, censées porter chance).
Nous serions donc en droit de penser, qu’au milieu de cette liste pittoresque, figurerait un nom identifiant la collection de dictionnaires. Il semble pourtant que ce ne soit pas le cas, du moins à notre connaissance ! Le néologisme lexicophile, peu utilisé et non recensé dans un dictionnaire, servirait plutôt à désigner un amoureux des mots et non de leurs contenants. Pour qualifier l’obsession qui s’attache à un domaine particulier de la bibliophilie, en l’occurrence les dictionnaires et les encyclopédies, nous avons adopté le terme (humoristique…) de dicopathie. Au premier abord, ce mot semble se rapporter à une maladie, mais rassurez-vous il s’agit d’une affection tout à fait bénigne, sauf peut-être pour l’épouse ou l’époux d’un ou d’une dicopathe, qui voit son espace vital se réduire au fur et à mesure de l’arrivée de ce qui peut être perçu comme des intrus trop volumineux. Les créateurs de notre site avouent volontiers souffrir de dicopathie aigüe, mais ils n’ont pas l’exclusivité de ce mal, car d’autres, contaminés avant eux, leur ont souvent servi de sources d’inspiration. Pour nous, le moment est venu de leur rendre hommage et de présenter certains de nos collègues collectionneurs.
Jean PRUVOST, « Doc Dico »
À tout seigneur, tout honneur, nous débuterons notre inventaire par Jean PRUVOST (ci-dessous), la raison de ce choix étant que c’est lui qui, le premier, a posé un diagnostic sur notre addiction, et l’a baptisée du nom de dicopathie.
Cumulant, entre autres (car la liste est très longue), les qualités de lexicologue, de lexicographe, d’enseignant à l’université de Cergy-Pontoise, de directeur éditorial des Éditions Honoré Champion et de directeur scientifique du nouveau Littré, ce grand actif est également le fondateur des Journées des dictionnaires qui, depuis 1993, se tiennent chaque année à Paris au mois de mars.
Sa passion pour les dictionnaires remonte à des études universitaires durant lesquelles il fait une rencontre décisive avec Bernard QUEMADA. Ce professeur de linguistique, qui dirige alors le Trésor de la langue française, est déjà considéré comme l’un des pionniers de la lexicographie française moderne. C’est lui qui dirigera la thèse que son élève soutiendra en 1981 : Recherches sur les dictionnaires onomasiologiques : les dictionnaires analogiques de langue française (XIXe-XXe siècles).
Sur sa lancée, écumant les boutiques de brocanteurs, de libraires, de bouquinistes et d’antiquaires, Jean PRUVOST se constitue une imposante collection de plus de 10 000 volumes, dans laquelle il puise abondamment pour la rédaction de ses ouvrages, de ses articles (près de 400 publications recensées, dont le Dico des dictionnaires, dans lequel il relate un grand nombre d’anecdotes savoureuses sur le sujet) et de ses chroniques radiophoniques, telles que Doc Dico et Un mot, un jour.
Confronté à la malédiction de tout grand collectionneur de livres, il s’est résolu à louer un appartement à côté du sien, exclusivement affecté au rangement de ses livres. Parmi les fleurons de sa collection figure la collection complète des Petit Larousse illustré, de 1905 à nos jours, qui lui permet de vérifier à quel moment un mot nouveau est entré dans le dictionnaire et de suivre son évolution au fil des éditions. Il détient également, datée de 1685, une prépublication partielle du dictionnaire de FURETIÈRE, qui ne sera publié dans son entier qu’en 1690, soit deux ans après la mort de son auteur.
Pierre de WITTE et la confrérie des dicopathes francophones
Le deuxième passionné que nous souhaitons vous présenter est Pierre DE WITTE (ci-dessous) qui, outre d’être devenu un ami très cher, est en quelque sorte notre parrain, car c’est incontestablement grâce à son site Internet dico-collection que nous nous sommes un jour décidés à créer notre propre site pour, suivant son exemple, partager notre collection avec le plus large public possible.
Graphiste de formation, c’est à la découverte des 27 000 illustrations incluses dans le Larousse universel (édition de 1922), un cadeau de son oncle, que va naître sa vocation. Il commencera par rechercher les grands dictionnaires dotés de belles gravures, avec une prédilection pour la période de l’entre-deux-guerres. Lorsqu’un libraire bruxellois lui propose d’acheter une collection des volumes de textes de l’Encyclopédie, il se montre d’abord réticent, car seules les planches illustrées l’intéressent, mais il finit par les acquérir, et dès lors le virus de la dicopathie le gagnera définitivement.
Sa collection s’étoffe progressivement, l’obligeant à résoudre la question du classement et du catalogage afin d’éviter les doublons et retrouver aisément un ouvrage dans ses immenses étagères. Il trouve la réponse à son problème dans l’informatisation et la création d’un site Internet. Cette solution lui permet de valoriser son fonds en l’ouvrant sur le monde : “J’ai constitué un fichier informatique où chaque ouvrage est répertorié (il faut savoir que certains dictionnaires comportent plus de 50 volumes) avec sa description, des photos, surtout le dos du livre tel qu’il se présente dans la bibliothèque, afin que je puisse le reconnaître d’un coup d’œil. Cela m’a permis ensuite de mettre toute ma collection sur le Net, visible à tous, bien que je ne sois ni commerçant de livres, ni libraire professionnel.”
Après un premier site parasité et fermé arbitrairement en juin 2014, Pierre DE WITTE recrée dico-collection, qui est à la fois un blog et un catalogue commenté de ses ouvrages. À ce jour, sa collection comprend plus de 700 dictionnaires et encyclopédies de langue française, soit au total plus de 7 000 volumes (ci-dessous un échantillon), patiemment collectés sur près de 40 années.
Dico-collection est donc une initiative originale et une invitation pour tout un chacun à redécouvrir la grande richesse du patrimoine lexicographique : “Si vous avez un hobby, un métier, qu’il soit manuel, intellectuel ou artistique, et souhaitez en apprendre sur son origine, sachez qu’il y a toujours un dico traitant du sujet qui vous intéresse, dans ces pages qui sont des joyaux de la connaissance.”
Mise à jour du 17/05/2020 : Nous avons appris avec regrets le décès de Pierre DE WITTE le 9 avril 2020. Sa collection a fait l’objet de ventes aux enchères au cours de l’année 2021
Compatriote de Pierre de WITTE, René GOTFRYD, qui réside dans la région de Liège, possède lui aussi une belle collection composée d’un millier de dictionnaires de langue française. C’est par le biais du Scrabble, dont il fut champion de Belgique à quatre reprises, qu’il a contracté le virus de la dicopathie. Il a même été membre du comité de rédaction du Dictionnaire officiel du scrabble, fusionnant ainsi ses deux grandes passions dans une même activité.
De l’autre côté de l’Atlantique, le Québécois Pierre BOUILLON a réuni en une trentaine d’années une grande collection de dictionnaires de la langue française. Celle-ci sert de base à un blog dans lequel il présente des pièces de sa collection et fait partager aux internautes de nombreuses anecdotes sur ses livres, ainsi que sur l’évolution de la langue française. Signalons enfin, pour conclure sur l’aire francophone, qu’Alain REY est l’heureux propriétaire d’une collection de 20 000 titres, mais selon le propre aveu du célèbre lexicographe, sa collection touche à tous les genres et les sujets. Elle n’en compte quand même pas moins de 500 dictionnaires de toute nature.
La dicopathie dans le monde
Franchissons plusieurs milliers de kilomètres pour nous rendre en Chine, un des grands foyers historiques de la lexicographie. Simple employé du bureau de la presse, de l’édition, de la radiodiffusion, du cinéma et de la télévision pour la province du Hunan, YINGYU WANG (que l’on trouve également orthographié WANG CHENGYING) a rassemblé une impressionnante collection de dictionnaires chinois qui s’entassent partout dans sa modeste demeure (ci-dessous).
Commencée dans les années soixante-dix, sa patiente collecte lui a permis de rassembler, à la date du 3 août 2010, 2 345 dictionnaires différents issus de plus d’une centaine d’éditeurs. Cet exploit lui a valu de figurer depuis cette date dans le Livre Guinness des records.
Plus au sud sur le globe, l’Australien Graham MILLAR revendiquait quant à lui (l’information date de 2014) une collection de 367 dictionnaires pour un total de 3 763 volumes, ce qui ferait de lui, du moins selon ses dires, le plus grand collectionneur de dictionnaires de l’hémisphère Sud. Fasciné par le dictionnaire en tant qu’objet, il ne se cantonne ni aux livres anciens, ni à un sujet précis, d’où une collection bigarrée et éclectique dont il présente une partie sur ce site.
Madeline KRIPKE, une « psychodicopathe »
Nous terminons notre tour du monde de la dicopathie avec une escale aux États-Unis, pour découvrir une des plus étonnantes collections de dictionnaires. Originaire de la ville d’Omaha, Madeline KRIPKE arrive à New York en 1965, pour y suivre des études de littérature anglo-saxonne. Diplômée, elle finit par travailler dans l’édition, relisant et corrigeant de nombreux textes pour des magazines et des éditeurs. C’est à cette occasion qu’elle commence à se passionner pour les dictionnaires : ” J’ai découvert que les dictionnaires étaient explorables à l’infini, et qu’ainsi ils m’ouvraient de nouvelles possibilités, dans un mélange de sérendipité, de découvertes et de révélations.” (“I realized that dictionaries were each infinitely explorable, so they opened me to new possibilities in a mix of serendipity, discovery and revelation.“)
Aujourd’hui, ses 20 000 dictionnaires occupent quasiment tout l’espace de son appartement (ci-dessous), avec l’apparence (mais l’apparence seulement, car la dame connaît parfaitement son fonds) d’un véritable capharnaüm, et ce d’autant plus qu’elle collectionne également des journaux, des magazines, des jeux anciens, des prospectus et même des vieux comics clandestins, les Tijuana Bibles.
Sa collection renferme des dictionnaires de tous genres et de toutes époques, dont un calepin de 1502 et un livre minuscule à lire avec la loupe intégrée dans son boîtier ; mais notre dicopathe +++ a une prédilection particulière pour les ouvrages traitant de l‘argot et de toutes formes de vocabulaire alternatif et interlope. Possédant sur le sujet de nombreuses et étonnantes raretés, elle considère qu’il s’agit là de “la partie la plus amusante du langage”, et c’est une appréciation que nous n’allons certainement pas contredire…
Madeline KRIPKE, qui a acquis avec le temps une réelle expertise dans son domaine, est régulièrement contactée par des lexicographes, des bibliophiles, des institutions et des collectionneurs. Pour autant, elle ne cesse de rechercher et d’acheter de nouveaux ouvrages, même si chez elle le manque de place se fait cruellement sentir. Bien qu’elle ait délocalisé une partie de ses ouvrages, elle continue à ne pas disposer chez elle d’une chambre à coucher digne de ce nom. Commençant à envisager l’avenir de sa collection, elle travaille, avec l’aide de deux assistants, au catalogage numérique de ses livres. En juillet 2013, 5 750 titres étaient déjà enregistrés dans la base de données.
Nous achevons ici notre tour du monde de la dicopathie, tout en sachant que nous n’avons certainement pas recensé tous les collectionneurs de dictionnaires. Nous saluons donc au passage tous les amateurs et les anonymes qui se reconnaîtront dans cette “confrérie”. Après cette présentation des collections privées, nous nous pencherons dans un prochain billet sur les projets de musées consacrés uniquement aux dictionnaires.
Mise à jour du 6 mai 2020
Nous avons appris le décès le 25 avril dernier de Madeline KRIPKE, suite à des complications respiratoires dues au coronavirus. Voir cet article de Slate consacré à ce triste événement. Pour l’instant rien n’a été décidé quant à l’avenir de son étonnante collection. gageons que plusieurs bibliothèques pourraient s’en porter acquéreur.