Un système classificatoire à la base de toute encyclopédie
Tout travail encyclopédique digne de ce nom repose sur la planification d’une feuille de route destinée à mener l’ouvrage à bonne fin en évitant oublis, redondances et contenus hors sujet. Un plan rigoureux préalable est en effet indispensable dans la préparation d’une encyclopédie qui, par définition, vise à réaliser une large synthèse des connaissances humaines. Comme l’écrivait Michel SERRES : “Classer, c’est se demander comment construire les connaissances et produire une hypothèse liant cognition humaine et pratiques classificatoires.” Une fois passée l’étape de l’établissement de listes, l’encyclopédiste est confronté à l’obligation d’établir un système classificatoire qui organise le savoir de manière cohérente par catégorie et par thème.
À partir de la fin de l’Antiquité, le corpus savant puis universitaire reposait sur le concept des sept arts libéraux, lui-même subdivisé en deux parties. D’abord le trivium (“trois chemins” en latin), comprenant ce qui se rattache à la langue, soit la grammaire, la dialectique et la rhétorique ; ensuite le quadrivium (“quatre chemins”), centré sur les matières scientifiques, soit l’arithmétique, la géométrie, l’astronomie et la musique vue comme l’expression parfaite de l’équilibre mathématique et de l’harmonie des choses. Cette organisation pouvait se résumer par l’adage suivant : “La grammaire parle, la dialectique enseigne, la rhétorique colore les mots, la musique chante, l’arithmétique compte, la géométrie pèse, l’astronomie s’occupe des astres.” Notons qu’à l’époque et jusqu’à la fin du Moyen Âge, les beaux-arts restaient assimilés aux activités manuelles et artisanales.
Pour représenter l’organisation du savoir, les écrivains et les intellectuels avaient souvent recours à l’allégorie. C’est ainsi que, dans le fameux Hortus deliciarum daté du XIIe siècle, nous découvrons la belle illustration présentée ci-dessous, dans laquelle les sept arts libéraux entourent la Philosophie, qu’ils alimentent sous la forme d’une “fontaine de sagesse”.
La métaphore de l’arbre
Cette première division du savoir humain, qui souffrait d’être trop réductrice, appelait un classement plus fin qui prendrait en compte les catégories et sous-catégories de chaque art libéral. Entre 1295 et 1296, un moine catalan du nom de Ramon LLULL, plus connu de ce côté-ci des Pyrénées sous le patronyme de Raymond LULLE, rédigea un ouvrage novateur intitulé L’Arbre de la science (Arbre de ciència, ou en latin Arbor scientis). Dans ce traité, précurseur en son temps, le franciscain imaginait, pour illustrer l’ensemble des connaissances, de prendre l’image d’un arbre (ci-dessous dans une édition imprimée du début du XVIe siècle).
LULLE développait à partir d’un arbre principal quatorze arbres secondaires consacrés chacun à une matière, telles que la botanique, la morale, l’astrologie, la physique et la théologie. La forme arborescente présentait l’avantage de pouvoir loger dans les racines les principes fondateurs de la discipline, tandis que les branches, elles-mêmes subdivisées en rameaux, feuilles, fruits et bourgeons, en représentaient les différentes composantes. La métaphore “arboricole” utilisée pour cartographier les arts et les sciences était promise à un bel avenir, en particulier dans le domaine de la généalogie. Pourtant, des figurations allégoriques différentes ont pu à l’occasion être utilisées sous la forme de cartes de pays imaginaires ou d’océans parsemés d’archipels.
L’apport de Francis Bacon
C’est au philosophe anglais Francis BACON que nous devons une nouvelle méthode de classification du savoir de l’humanité. Cet intellectuel, porté à l’universalisme, avait déjà théorisé l’empirisme scientifique, qu’il résumait par la formule : “La science véritable est la science des causes.” En 1605, il publie un essai consacré à l’épistémologie des sciences, sous le titre Of the Proficience and Advancement of Learning, Divine and Human (ci-dessous, la page de titre, avec l’image d’un vaisseau qui franchit les bornes du monde connu).
BACON définit trois grands domaines de la “compréhension humaine”. D’abord l’histoire, liée à la faculté de mémoire de l’homme, ensuite la poésie, pour sa faculté d’imagination, et enfin la philosophie, relative à sa faculté de raison. Une fois ce concept posé, il considère comment chaque branche de la compréhension peut se rapporter au divin, à l’humain et à la nature. En combinant les branches et les aspects, il peut ainsi caractériser et classer les sciences, chacune faisant l’objet de subdivisions basées sur le principe de la hiérarchisation des concepts. Véritable cartographie intellectuelle, son système reprend une organisation en arborescence, future matrice des classifications modernes bien connues des documentalistes et des informaticiens (ci-dessous, l’arbre de Bacon tel qu’il est représenté dans une édition de 1640).
Dans sa Cyclopædia parue en 1728, Ephraïm CHAMBERS insère également un petit tableau synthétique (ci-dessous) qui permet de donner une unité et un plan d’ensemble à un ouvrage dont l’organisation est alphabétique et donc, par définition, “éparpillée”.
Le plan de Diderot et d’Alembert
Lorsque Denis DIDEROT et Jean LE ROND d’ALEMBERT mettent en chantier le projet de L’Encyclopédie, ils sont vite confrontés à la problématique suivante : comment concilier la division en tomes alphabétiques avec un plan d’ensemble qui permette d’embrasser le champ complet des domaines de connaissance ? C’est ainsi qu’ils choisissent de s’inspirer de la démarche de BACON pour dessiner la cartographie d’un ouvrage hors normes. Dans le prospectus publié en octobre 1750, DIDEROT écrit : “Nous avons senti avec l’auteur anglais que le premier pas que nous avions à faire vers l’exécution raisonnée et bien entendue d’une encyclopédie, c’était de former un arbre généalogique de toutes les sciences et de tous les arts, qui marquât l’origine de chaque branche de nos connaissances, les liaisons qu’elles ont entre elles et avec la tige commune, et qui nous servit à rappeler les différents articles à leurs chefs. Ce n’était pas une chose facile. Il s’agissait de renfermer en une page le canevas d’un ouvrage qui ne se peut exécuter qu’en plusieurs volumes in-folio, et qui doit contenir un jour toutes les connaissances des hommes.” Pour présenter un schéma général, il propose à la fin de cet opuscule ʺl’arbre de la connaissance humaine, avec l’enchaînement des idées qui nous ont dirigés dans cette vaste opération”. Ce schéma, intitulé Système figuré des connaissances humaines, est accompagné d’un exposé détaillé des composantes de l’ouvrage et d’un tableau récapitulatif en arborescence (ci-dessous). En juin de l’année suivante, une version légèrement modifiée sera intégrée au Discours préliminaire de l’Encyclopédie.
À la base de leur système, nos deux comparses distinguent trois grandes familles qui englobent l’ensemble des sciences humaines et se subdivisent elles-mêmes en : 1°) la mémoire, comprenant tout ce qui se rattache à l’histoire, dont l’histoire naturelle, ainsi que “les arts, métiers et manufactures” ; 2°) la raison , regroupant tout ce qui relève de la philosophie, dont les sciences et la morale ; 3°) l’imagination, incluant la littérature et les beaux-arts. Si DIDEROT et d’ALEMBERT revendiquent très clairement l’héritage de BACON, ils souhaitent néanmoins souligner l’originalité de leur plan : “Pour apercevoir le rapport & la différence des deux Arbres, il ne faut pas seulement examiner si on y a parlé des mêmes choses, il faut voir si la disposition est la même. Tous les Arbres encyclopédiques se ressemblent nécessairement par la matière ; l’ordre seul & l’arrangement des branches peuvent les distinguer. On trouve à peu près les mêmes noms des Sciences dans l’Arbre de CHAMBERS & dans le nôtre. Rien n’est cependant plus différent.” L’un des points les plus remarquables de ce tableau consiste à réduire la théologie à une simple branche de la philosophie, rompant ainsi avec l’héritage de la scolastique médiévale qui plaçait cette science au cœur de toute la connaissance. Pour les encyclopédistes ce sont donc désormais l’homme et son “entendement” qui se trouvent placés au centre de l’univers.
Le système figuré des connaissances humaines repensé par les encyclopédistes se présente donc tout à la fois comme un manifeste philosophique, mais aussi un véritable cahier des charges conçu pour guider le travail à réaliser dans les articles autour des renvois. Ceux-ci forment une véritable toile, et ne sont pas sans préfigurer les liens hypertextes d’aujourd’hui. Ces renvois ont l’avantage de concilier un classement alphabétique avec un plan général thématique. DIDEROT accorde une très grande importance à cet aspect de la construction de L’Encyclopédie, indispensable selon lui pour garantir la cohérence globale de l’œuvre : “La seule opération dans notre travail qui suppose quelque intelligence consiste à remplir les vides qui séparent deux sciences ou deux arts, et à renouer la chaîne dans les occasions où nos collègues se sont reposés les uns sur les autres de certains articles, qui, paraissant appartenir également à plusieurs d’entre eux, n’ont été faits par aucun.” Pour qui souhaiterait des précisions complémentaires sur cette question fondamentale, nous le renvoyons à la lecture de l’article : Le système de renvois dans L’Encyclopédie : Une cartographie des structures de connaissances au XVIIIe siècle, de Gilles BLANCHARD et Mark OLSEN ; ainsi qu’au numéro 51 de la revue Corpus, consacré au sujet.
Les chercheurs ont pu établir qu’il y avait dans L’Encyclopédie un total de 61 700 renvois et de 23 000 articles dont un au moins un, celui dédié au Châtelet de Paris, compte124 renvois à lui seul.
L’arbre de la connaissance et ses boutures
En 1769, une nouvelle représentation, reprenant clairement la figure allégorique de l’arbre de la connaissance, est réalisée à Weimar par un nommé Chrétien Frédéric Guillaume ROTH. Elle porte le titre Essai d’une distribution généalogique des sciences et des arts principaux selon l’explication détaillée du Système des connaissances humaines dans le Discours préliminaire des éditeurs de l’Encyclopédie, publiée par M. Diderot et M. d’Alembert à Paris en 1751, réduit en cette forme pour découvrir la connaissance Humaine d’un coup d’œil (ci-dessous).
Cette gravure dépliante est reproduite dans le premier tome de la Table analytique et raisonnée des matières contenues dans les XXXIII volumes in-folio du Dictionnaire des sciences, des arts et des métiers, et dans son supplément . Rédigé par Pierre MOUCHON et publié en 1780, cet ouvrage est destiné à servir de complément aux Suppléments dont la rédaction a été supervisés par Charles-Joseph PANCKOUCKE.
Dans les faits, le plan proposé par le système figuré des connaissances humaines ne sera pas strictement suivi à la lettre, certaines matières comme Uranographie ou Pneumatologie ne faisant pas l’objet d’articles spécifiques. Pour autant, cette organisation générale associée à un ingénieux système de renvois permettra de tisser des liaisons entre les différentes connaissances malgré la dispersion alphabétique, et de composer l’ouvrage qui reste, encore aujourd’hui, la référence incontournable pour toute entreprise encyclopédique.