Clara EMERY, une militante du retour à la ruralité
Les encyclopédies pratiques, parfois considérées à tort comme une littérature “mineure”, constituent pourtant un important outil de diffusion du savoir. Depuis l’invention de l’imprimerie, elles ont connu un succès qui ne s’est jamais démenti, malgré une production désormais pléthorique et de qualité très variable. C’est à l’un de ces vadémécums, The Encyclopedia of Country Living, que nous allons aujourd’hui consacrer notre billet.
La particularité du livre, par rapport à ses concurrents, réside dans le fait qu’il s’agit d’un véritable produit artisanal “fait maison”, devenu au fil des ans un phénomène éditorial, puisqu’en 2019 il a célébré son cinquantième anniversaire (ci-dessous la dernière édition) et que ses éditeurs revendiquent la vente cumulée de plus de 800 000 exemplaires.
Une femme, Carla EMERY née Carlotta Louise HARSHBERGER (ci-dessous), se trouve à l’origine de ce livre à succès.
C’est une mauvaise récolte qui contraint ses parents à quitter leur exploitation pour chercher du travail à Los Angeles, mégalopole où leur fille voit le jour en janvier 1939. Le couple, peu attiré par la fonction de domestique et désireux de retrouver les grands espaces, explore successivement l’Oregon et l’état de Washington avant de se fixer au Montana. À force de travail et de persévérance, le père de Clara parvient à acquérir plusieurs terrains, qu’il met en valeur en recourant à des méthodes agricoles modernes. Au cours d’un cursus universitaire chaotique, Clara rencontre Mike EMERY qu’elle épouse. Les jeunes mariés viennent s’installer à Latah County dans l’Idaho, d’où est originaire le mari. La jeune femme, retrouvant avec enthousiasme ses racines rurales, devient d’emblée une adepte militante de l’agriculture biologique, adoptant un mode de vie conforme à la philosophie du “back-to-the-land” (“retour à la terre”).
Héritier des mouvements agrariens et utopiques du siècle précédent, ce concept est popularisé au début du XXe siècle aux États-Unis par Bolton HALL, fondateur de plusieurs communautés agricoles autonomes, dont celle de Free Acres. Les principes prônés par le mouvement back-to-the-land sont le homesteading, c’est-à-dire une vie basée sur l’autosuffisance, l’autonomie, l’autarcie et le respect de la nature, tout en étant marquée par la frugalité et le rejet de toute forme de consumérisme. Après avoir connu un renouveau dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, ce mouvement acquiert une nouvelle audience dans les années soixante et soixante-dix. Élément de la contre-culture en phase avec le mouvement hippie, le back-to-the-land séduit un nombre croissant d’urbains, qui se désignent sous le vocable de « néoruraux ». Ceux-ci viennent s’installer à la campagne pour y trouver un autre style de vie, en accord avec leurs valeurs et leurs aspirations, en rupture avec une société de consommation et à l’abri de la pollution et des ravages de l’industrialisation.
À l’époque déjà, de nombreux périodiques, témoignages et ouvrages théoriques avaient été publiés pour cette nouvelle génération de campagnards ; mais il manquait sur le marché un guide pratique “grand public”, accessible à de complets novices, qui dispenserait des conseils et des astuces pour leur installation. C’est dans ce contexte que, résolue à créer son propre recueil, Clara EMERY décide d’entreprendre l’écriture d’un livre. Après avoir dressé une table des matières, elle lance, en novembre 1970, une souscription qui aboutit à une précommande de 250 exemplaires. Elle espérait finir son ouvrage en deux mois mais, emportée par la passion, elle voit son livre grossir démesurément par rapport à l’objectif initial, de sorte que sa première livraison ne pourra intervenir avant mars 1971 et il faudra attendre le printemps 1974 pour en voir la publication complète. Carla EMERY édite elle-même ses ouvrages à domicile, tâche d’autant plus ardue que les chapitres de son guide sont imprimés à l’aide d’un miméographe, sur des feuilles de couleurs différentes qui sont reliées manuellement. Chaque exemplaire nécessite un long temps de production mais, fort heureusement, les EMERY peuvent compter sur l’aide bénévole de voisins dévoués et le soutien des associations locales.
Quand une encyclopédie artisanale devient un best-seller
La première version est intitulée Old-fashioned Recipe Book (ci-dessous), titre trompeur car, si le guide contient bien quelques recettes de cuisine, celles-ci ne constituent qu’une partie minime d’un livre qui ne compte pas moins de 700 pages. Par la suite, un sous-titre, il est vrai beaucoup plus explicite (“An Encyclopedia of Country living”), sera imprimé sur la couverture de l’ouvrage avant d’en devenir le titre principal.
À sa sortie, l’encyclopédie présente un aspect des plus sommaires, avec des pages tachées parfois corrigées à la main. Cependant, malgré les moyens limités de la modeste maison d’édition, le livre rencontre un succès considérable pour une production de ce genre. En 1974, la cinquième édition est tirée à 13 000 exemplaires et l’année suivante la sixième sort à 34 000. En 1990, le tirage atteint le total de 82 560 unités. L’ouvrage artisanal est cité dans le Livre Guinness des records comme le plus gros livre jamais imprimé par un miméographe. En 1976, le couple ouvre à Kendrick une “école de la vie à la campagne”, qui est censée accueillir à terme plus de 200 étudiants ; mais elle ne connaîtra qu’une existence éphémère, détruite par une inondation deux ans à peine après son inauguration.
Le couple prend lui-même en charge la promotion d’un guide qui commence à acquérir une renommée nationale. Carla EMERY est invitée dans des émissions très populaires outre-Atlantique, comme le Mike Douglas Show, Good Morning America et le Phil Donahue show, où elle se fait remarquer en accomplissant en direct des démonstrations de traite de chèvre ou de fabrication de beurre. Lors d’une tournée publicitaire à travers le pays, elle est contactée par la maison d’édition Bantam Press, qui lui propose d’acquérir les droits de son livre (ci-dessous la première édition imprimée de manière “traditionnelle”). Fatiguée par des mois passés sur la route, hospitalisée pour des problèmes cardiaques et endettée depuis la destruction de l’école, Clara finit par accepter un contrat qui l’autorise à poursuivre la production parallèle de versions artisanales, activité qu’elle cessera définitivement en 1990. A partir de la neuvième édition publiée en 1992, la maison d’édition de Seattle, Sasquatch Books, prend le relais et remanie le livre en soignant sa présentation. Devenu un classique, l’ouvrage est toujours réimprimé et régulièrement augmenté, en partie grâce à des informations fournies par des lecteurs.
Pour réaliser son livre, Carla EMERY s’est appuyée sur un constat : l’ignorance des techniques de production alimentaire, mais également de la fabrication et de réparation d’objets du quotidien, crée une masse de consommateurs captifs, enferrés dans un système de production et de distribution centralisé basé sur des technologies dépendantes des énergies fossiles et soumis aux aléas du marché. En se basant sur un savoir-faire ancestral forgé par l’expérience de plusieurs générations, elle entend fournir des astuces et des conseils pratiques pour aider les gens à devenir autonomes grâce au Do-it-Yourself.
Carla Emery s’attarde sur les plantes, les herbes, les fruits, les légumes, les types de céréales et de légumineuses, avant de passer en revue les différents animaux, de la volaille aux bovins, des abeille aux chèvres et aux cochons. De longs chapitres sont consacrés à la conservation des aliments, en particulier par la réalisation de conserves ou le séchage, ainsi qu’à la production de produits laitiers. Elle se veut avant tout pratique, allant à l’essentiel dans un langage simple et illustrant son propos par des anecdotes et des souvenirs personnels. Si elle vise explicitement l’autarcie, elle ne va pas aussi loin que certaines communautés isolationnistes n’hésitant pas par exemple à plébisciter certains avantages du monde moderne comme le congélateur.
Carla EMERY décède en octobre 2005 au Texas où elle était venue donner une conférence. Son encyclopédie lui survit et continue à garantir de bonnes ventes à l’éditeur. Malgré le fait que l’offre de guides pratiques sur ce sujet se soit considérablement étoffée ces dernières années, l’Encyclopedia of Country Living demeure le livre incontournable pour de nombreux nouveaux ruraux américains. Devenu un classique, il est régulièrement réimprimé, la dernière édition alignant près de 950 pages.
Dans la vidéo ci-dessous, Esther EMERY présente la première édition de l’encyclopédie de sa mère.