Le Chicago de la prohibition
Au début des années 2000, John CORBETT, un homme très actif à la fois musicien, producteur, écrivain, éditeur, animateur de radio et propriétaire d’une galerie d’art à Chicago, est en train de fouiner dans la boutique d’un brocanteur, quand soudain son attention se trouve attirée par un cahier de feuilles jaunies dactylographiées, parsemées de ratures et de notes manuscrites (ci-dessous, une des 200 pages). L’auteur anonyme du document a inscrit sur la première page : “Collection Bullets for Dead Hoods, nickels from gangsters hands make phone calls”, texte énigmatique qui peut se traduire par “Collection de balles pour des truands morts, les nickels [pièces de cinq cents] des gangsters servent à passer des appels téléphoniques”. Très vite, CORBETT comprend qu’il a entre les mains un document inestimable lié à l’une des périodes les plus romanesques et les plus agitées de l’histoire de sa ville natale, celle de la prohibition.
Instaurée aux États-Unis entre 1919 et 1933 par l’adoption du XVIIIe amendement, puis celle du Volstead Act, l’interdiction des boissons alcoolisées donne d’emblée une impulsion inédite au crime organisé, pour lequel débute une période particulièrement faste grâce à la fabrication et au commerce clandestins de l’alcool. L’une des grandes spécificités de cette criminalité qui, sous forme de corruption, gangrène une grande partie des institutions même au plus haut niveau, est qu’elle s’épanouit au grand jour. Les chefs de ce trafic organisé, tels que Meyer LANSKY, Lucky LUCIANO, Arnold ROTHSTEIN, ou Bugsy SIEGEL, loin d’être des hommes de l’ombre, font plutôt figure de personnages publics dont les journaux parlent à longueur de colonnes. À l’image des cow-boys du Far West, les gangs de la prohibition vont vite devenir un élément du folklore et de l’histoire des États-Unis. Le cinéma, la littérature, la presse, et plus tard la télévision vont largement diffuser et inscrire dans la culture populaire la figure de ces gangsters à la fois ultra-violents et élégants. À l’instar des speakeasies et des clubs de jazz, c’est bien la silhouette de ces bandits tirés à quatre épingles, reconnaissables à leurs imperméables et leurs chapeaux, la mitraillette Thompson à la main ou dans un étui à violon, qui, dans l’imaginaire collectif, restera associée à la prohibition.
Les organisations criminelles sont particulièrement florissantes dans les grandes agglomérations de la côte est, comme Philadelphie, Boston et surtout New York, où prospère un véritable syndicat du crime ; mais c’est bien la ville de Chicago qui reste la plus emblématique de cette période. Al CAPONE, chef local de la mafia italo-américaine règne, par le truchement de l’outfit entre 1925 et 1931, sur une des plus puissantes organisations criminelles du pays, au point de devenir une célébrité de son vivant. Face à lui, une équipe ʺd‘incorruptibles”, menée par Eliott NESS, passera également à la postérité en contrant les activités illégales du parrain de Chicago et en réussissant finalement à réunir suffisamment de preuves contre lui pour pouvoir l’inculper et le faire incarcérer…pour fraude fiscale ! Condamné à onze années de détention, CAPONE en passera plusieurs dans la prison d’Alcatraz. Quant à la prohibition, elle sera finalement abrogée en décembre 1933.
À son corps défendant, la grande cité de l’Illinois est devenue mondialement célèbre comme capitale du crime organisé. Dès 1927, Frederic THRASHER, éminent membre de l’école dite de Chicago, publie The Gang : A Study of 1,313 Gangs in Chicago, une étude sociologique du phénomène, dans laquelle il aborde au passage l’argot des gangsters (ci-dessous, à gauche). Plus anecdotique mais significative pour la réputation de la ville, une carte, intitulée Map of Chicago’s Gangland, décrivant les différents secteurs des gangs, les lieux emblématiques et les activités illicites, est publiée en 1931 (ci-dessous, au milieu), assortie d’un petit lexique intitulé Gangland Dictionary (ci-dessous, à droite).
La « relique » de CORBETT
Le Chicago de la prohibition a déjà fait l’objet d’innombrables études et publications de tous ordres mais, pour autant, la “relique” dénichée par CORBETT s’avère intéressante à plus d’un titre, puisqu’il s’agit de véritables “fiches” biographiques consacrées à 154 gangsters. Si le document n’est pas daté, il a été possible d’établir, par recoupements des informations contenues, qu’il a été rédigé vers 1933. L’auteur de ces notes était-il un policier, un journaliste, un écrivain amateur ou, pourquoi pas, un gangster en personne ? Cette question restera probablement sans réponse, mais il est certain que le rédacteur était très bien documenté et disposait d’informations de première main.
Écrites dans un style vivant marqué par un goût certain pour le sensationnalisme, ces biographies (quelques exemples ci-dessous), le plus souvent assez brèves mais riches en détails et en anecdotes, permettent au lecteur de revivre de l’intérieur la vie des voleurs, des assassins, des proxénètes et des trafiquants de la “cité du crime”. L’autre point fort du document réside dans le fait que son auteur, quel qu’il ait été, ne se limite pas aux chefs, aux grands patrons et aux célébrités, tels que CAPONE, Johnny TORRIO, Claude MADDOX, les sœurs EVERLEIGH, Big Jim COLOSIMO, ou encore George Bugs MORAN. Il recense aussi en effet les hommes de main, les seconds couteaux – expression ici pleinement justifiée – et les assistants en tous genres, qui, pour la plupart d’entre eux étaient tombés dans l’anonymat.
Un pittoresque « bestiaire »
Ce recueil de biographies nous permet de faire connaissance avec un milieu interlope de personnages hauts en couleur, dont voici quelques exemples : Annie GLEASON, “une adorable vieille femme”, pickpocket émérite spécialisée dans les bijoux et les fourrures ; Frank POPE, propriétaire de “maisons de vice” et de salles de jeux qui sera arrêté en 1929 pour vente de drogue, puis de nouveau appréhendé en 1931 pour trafic d’alcool ; Sylvester AGOGLIA, tueur à gages originaire de New York, qualifié de “doué”, spécialisé dans une lucrative activité de racket et de kidnapping ; Tony CAPEZIO, braqueur de banque et porte-flingue de CAPONE, un des acteurs du fameux massacre de la Saint-Valentin ; “Dynamite” Joe BROOKS, membre du gang irlandais des Ragen’s Colts, qui décèdera de mort violente en octobre 1926 ; James “Fur” SAMMONS, redoutable tueur connu pour son puissant colt 45 et un penchant prononcé pour la violence gratuite ; James VINCI, membre d’un gang “spécialisé dans la bière, l’alcool, l’assassinat, le terrorisme électoral et les bombes” . Ce dernier se verra impliqué en 1920 dans le meurtre spectaculaire de Mossie ENRIGHT pour lequel il sera condamné, avant de mourir criblé de balles en 1925, non sans avoir préalablement réussi à descendre son adversaire.
Cette galerie de portraits défile dans un document où l’auteur, à la manière d’un guide, donne les adresses des lieux fréquentés par ces personnes et parfois même le théâtre de leurs activités illicites. CORBETT, déjà connu dans le milieu éditorial, parviendra à convaincre la maison d’édition locale Soberscove Press de l’intérêt historique et patrimonial de ces pages qui méritaient à l’évidence de sortir de l’oubli. Le livre, intitulé Bullets for Dead Hoods, An Encyclopedia of Chicago Mobsters, v.1933 (ci-dessous), sera publié le 27 octobre 2020.
L’ouvrage se présent sous la forme d’un fac-similé du manuscrit original. Il est en outre assorti d’une introduction de CORBETT, de la présentation de plus de 400 lieux inclus dans le texte, et d’une carte dépliante de Chicago sur laquelle sont identifiées plus de 300 adresses. Si vous êtes désireux d’en savoir plus, nous vous invitons à vous reporter à cet article du Chicago Tribune en date du 2 novembre 2020.
Pour être complet, nous vous signalons qu’en mars 2014, Wayne A. JOHNSON qui, après avoir été policier pendant 25 ans, enseigne désormais comme professeur au Harper College, a publié A History of Violence, An Encyclopedia of 1400 Chicago Mob Murders (ci-dessous à gauche), dans laquelle il énumère et décrit les victimes de la mafia à Chicago sur une période de près d’un siècle. Par ailleurs, une encyclopédie générale sur le crime organisé aux USA, intitulée The Mafia Encyclopedia (ci-dessous à gauche), écrite par le journaliste Carl SIFAKIS, en est à sa troisième version depuis 1987. Cet ouvrage est une adaptation d’une Encyclopedia of American crime de 1982. Le même auteur a également rédigé The Mob Speak, Dictionary of Crime Terms, ainsi que d’autres livres de référence sur les gangsters et les criminels.
Signalons également la sortie fin janvier 2021 d’un Dictionnaire des mafias et du crime organisé signé par Philippe DI FOLCO.
Pour finir sur une touche nostalgique, nous vous proposons de visionner un épisode de la fameuse série Les Incorruptibles qui, tournée aux États-Unis entre 1959 et 1963, a beaucoup contribué à populariser une certaine image du Chicago de la prohibition. Enfin, si vos pas vous mènent à Las Vegas, nous vous conseillons de visiter le Mob Museum, dont l’implantation répond à une certaine logique quand on se souvient que la cité doit son essor au crime organisé et que la mafia, en son temps, y contrôlait les casinos.
https://www.youtube.com/watch?v=TOWr5ckRbVk