Que deviennent les acquis d’une civilisation ?
Avec le recul que nous donne l’histoire, nous savons que toute société ou construction humaine est périssable. Nombreuses sont les civilisations, même très raffinées, avancées et sophistiquées, qui ont sombré dans l’oubli avec leurs langues et leurs coutumes, sans avoir eu la chance d’être un jour redécouvertes. La recherche historique, appuyée par la science et l’archéologie, a permis en quelques siècles de faire revivre le passé, mais les zones d’ombre sont encore très nombreuses et bien des informations ont été irrémédiablement perdues. Consciente de la fragilité de ce qu’elle a bâti, l’humanité cherche désormais à assurer des « sauvegardes » en imaginant des solutions pour constituer des archives pour les générations futures. C’est l’objet des capsules temporelles, qui se multiplient depuis plusieurs décennies à travers le monde – une organisation a d’ailleurs même été créée pour les recenser -, du Memory of Mankind ou encore des projets de bibliothèques spatiales et lunaires de l’Arch Mission Foundation (voir notre billet Une Bibliothèque sur la Lune !).
Le développement des technologies nouvelles, en facilitant l’enregistrement et la conservation de données, permettra d’autres formes d’archivage que le support écrit traditionnel. L’une d’entre elles sera exploitée à cette fin par Albert KAHN (ci-dessous en 1928), un homme qui, au début du XXe siècle, va constituer une vaste collection visuelle, destinée à réaliser un véritable kaléidoscope de l’humanité de son temps.
Les “Archives de la planète”
Né en 1860, Abraham KAHN quitte, en 1876, son Alsace natale devenue allemande, pour émigrer en France. Âgé de seulement 16 ans, ayant opté pour le prénom Albert, il arrive à Paris où il est embauché par un tailleur avant d’intégrer, deux ans plus tard, la banque des frères GOUDCHAUX. Ayant repris ses études, il obtient un baccalauréat puis une licence en droit en 1884. L’année suivante il accède à la nationalité française. Financier très habile et bien avisé, il grimpe rapidement les échelons pour devenir fondé de pouvoir, poste qui lui permet de réaliser de très fructueuses opérations. Après quelques années, il s’impose comme le principal associé des GOUDCHAUX, avant de fonder en 1898 son propre établissement bancaire. Passionné par l’Extrême-Orient, il noue des contacts étroits avec le Japon où, en 1896, il effectue un voyage durant lequel il est traité comme un hôte de marque.
À son retour, KAHN, qui a désormais assis sa puissance financière, se lance dans le mécénat. Esprit universaliste, profondément pacifiste, il pense sincèrement que seuls le développement du savoir et la connaissance de l’autre peuvent garantir l’harmonie et la paix sur notre planète, en assurant une meilleure compréhension entre les différents peuples qui composent l’humanité. Afin de sensibiliser la jeune élite en devenir de son temps, il entreprend alors la création des bourses de voyage Autour du Monde. Destinées à des jeunes agrégés de l’enseignement secondaire, elles ont pour objectif de compléter un “savoir purement abstrait” par une expérience concrète de la diversité des sociétés humaines, grâce aux voyages à l’étranger d’une durée moyenne de quinze mois. Ces bourses, d’un montant très confortable, financent des périples destinés à terme à sensibiliser les bénéficiaires aux “graves problèmes” de l’époque, et les “renseigner directement, en dehors de toute idée préconçue, sur les conditions de la vie sociale dans les différents pays”. C’est dans ce cadre, qu’entre 1898 et 1930, 72 lauréats français – 48 hommes et 24 femmes -, auxquels s’ajouteront plus tard 76 lauréats étrangers, parcourront le globe grâce au philanthrope alsacien.
Profondément humaniste et partisan du progrès, KAHN a également conscience que la mondialisation qui se dessine bouleversera en profondeur les sociétés traditionnelles et entraînera l’irrémédiable dissolution, dans le monde moderne, de multiples ethnies et cultures. Devant ce constat, il envisage alors de composer une vaste encyclopédie de l’humanité, projet qui va prendre le nom d'”Archives de la planète”.
Beaucoup de livres traitant déjà des sciences humaines et sociales, c’est vers un autre type de support que KAHN va se tourner : l’image. Les reportages photographiques ne sont pas rares au début du XXe siècle – de nombreux magazines s’en étant même fait une spécialité -, mais ce qui va donner un caractère particulier à la collection que veut constituer KAHN, c’est qu’il va recourir à une technologie encore très neuve : l’autochrome.
Mis au point par Gabriel DOUBLIER et breveté en 1903 par les frères LUMIÈRE, ce procédé, commercialisé à partir de 1907, permet de fixer des images en positif et en couleurs sur des plaques de verre. D’emblée, il rencontre un vif succès planétaire car, d’un coût moindre, il s’avère également plus facile à manipuler que la technique de la trichromie. Enthousiasmé par les échantillons qui lui ont été présentés, KAHN décide de se procurer des appareils et de former à la photographie Albert DUTERTRE, son chauffeur. Ce dernier se voit bientôt doté d’un équipement dernier cri, fait de plaques stéréoscopiques noir et blanc, d’autochromes, d’une caméra et d’un matériel d’enregistrement sonore. Ainsi équipé, il accompagne son patron dans un voyage de plusieurs mois, qui les mène aux États-Unis, au Japon et en Chine. De retour en 1909, KAHN, soucieux de développer son projet, recrute Auguste LÉON, un photographe et opérateur professionnel, en compagnie duquel il effectuera des missions à l’étranger mais aussi à Paris et dans diverses régions françaises.
En une vingtaine d’années, une dizaine d’opérateurs, travaillant chacun de leur côté, vont sillonner la planète pour le compte du banquier-archiviste. En plus de DUTERTRE et de LÉON, les plus notables seront Stéphane PASSET, Georges CHEVALIER, Paul CASTELNAU, Camille SAUVAGEOT, Lucien LE SAINT, Frédéric GADMER et Roger DUMAS. Pour coordonner l’ensemble et lui conférer une caution scientifique et universitaire, KAHN engage le célèbre géographe Jean BRUNHES en qualité de directeur scientifique du projet.
Une vision kaléidoscopique du monde
Au total, ce sont près de 72 000 autochromes, 4 000 plaques stéréoscopiques noir et blanc et 183 kilomètres de pellicule, dont une petite partie en film couleur – le procédé Keller-Dorian a été testé par SAUVAGEOT -, qui viennent enrichir le fonds des Archives de la planète. En revanche, les tentatives de prise de son, d’exécution délicate et peu concluantes, sont rapidement abandonnées. Les photographies en couleurs permettent de faire revivre un monde disparu. Nous en proposons ci-dessous quelques exemples, avec une aristocrate mongole à cheval, une fillette égyptienne et une jeune fille du comté de Galway revêtue du costume traditionnel du Claddagh.
La technique de l’autochrome souffrait d’un défaut majeur : la nécessité d’un temps de pose, qui forçait les opérateurs à effectuer une forme de mise en scène obligeant les modèles à garder l’immobilité pendant plusieurs secondes sous peine de voir l’image se flouter. Il en résulte un aspect assez figé et formel de beaucoup de prises de vue. Mais, malgré cette contrainte, la qualité des photos – qui appartiennent aujourd’hui au Musée départemental Albert Kahn – est indéniable, les opérateurs des Archives de la planète étant parvenus à insuffler de la vie dans leurs clichés.
Les sujets abordés sont très variés. C’est ainsi que nous retrouvons aussi bien des agriculteurs français au travail, des marins pêcheurs de Roscoff, des comédiens de théâtre Nô, le pont de Mostar, les ruines de Palmyre, des paysans berbères, turcs, serbes, palestiniens, kurdes ou norvégiens, une fumerie d’opium, des vendeuses de fleurs et des échoppes d’artisans à Paris en 1914, des marchands de pain à Sarajevo, le Taj-Mahal, un quartier populaire d’Istanbul, un village du Dahomey, des pèlerins hindous, des jeunes juives tunisiennes ou des chrétiennes de Mossoul, un mandarin d’Hanoï et des joueurs de tambour yorubas, que des popes grecs, des cowboys, un groupe d’enfants dans une rue de La Corogne, un sanctuaire musulman de Blida, des ports hollandais, un kuffa sur le Tigre ou des villageois afghans. Dans le film ci-dessous, vous pouvez admirer quelques-uns des autochromes de cette magnifique collection.
Mais les appareils n’ont pas fixé que des gens anonymes ou des situations “ordinaires”. Confrontés à l’actualité, les opérateurs ont également filmé et photographié les soldats et les destructions de la Grande guerre, les guerres balkaniques, la guerre greco-turque, etc. En plus de ses proches, des personnalités, comme des intellectuels, des généraux, et des politiques, vont également être immortalisés, tels que Henri BERGSON, Paul PAINLEVÉ, Rabindranath TAGORE, le roi FAICAL d’Irak, le prince KITASHINAKAWA, Anatole FRANCE, FOUJITA, ou encore Eleftherios VENEZILOS, COLETTE et Anna de NOAILLES. KAHN organise des séances de projection – 800 diaporama et 550 séances de film – où il invite l’intelligentsia et le bottin mondain de son temps, ainsi que des universitaires. Albert EINSTEIN, Auguste RODIN, PIERRE Ier, Austen CHAMBERLAIN, Geotges CLÉMENCEAU, Marie CURIE, James JOYCE et bien d’autres, ont ainsi été conviés.
La crise de 1929 va hélas contraindre KAHN à mettre fin prématurément à son projet. En 1931, les Archives de la planète sont mises en sommeil. En faillite quelques années plus tard, il voit ses biens saisis Grâce à ses influents amis, le département de la Seine se porte acquéreur en 1936 des collections et de son domaine de Boulogne-Billancourt et laisse la jouissance de la maison à son ancien propriétaire – qui y décède en novembre 1940 – tandis que le magnifque jardin, qui faisait légitimement sa fierté, est ouvert au public. CHEVALIER, un des anciens opérateurs du banquier ruiné, veille sur le précieux fonds avant d’en devenir officiellement responsable. Il s’efforce de le faire connaître et cherche même à l’enrichir. En 1968, le nouveau départment des Hauts-de-Seine en récupère la gestion. Un programme de valorisation est lancé à partir de 1975 et en 1990, le musée Albert-Kahn est ouvert au public. La richesse de la collection permet d’y organiser quasiment chaque année des expositions temporaires.
En 2010 débute une vaste campagne de numérisation, qui ne s’achève qu’en janvier 2019. Les images sont donc désormais accessibles par ce portail, mais si vous en avez la possibilité, ne vous privez pas du plaisir de découvrir le musée – qui a réouvert le 2 avril 2022 après six années de travaux – et de découvrir sur place ce que le rêve universaliste de KAHN a légué à la mémoire du monde.
Pour continuer sur ce sujet, nous vous conseillons de visionner le film ci-dessous : Le monde d’Albert Kahn.
La BBC a consacré une série documentaire sur les Archives de la planète dont voici le premier épisode :